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Une fiscalité de la Recherche sans définition de la Recherche est-elle possible ?

Curieuse situation que celle des acteurs de l’écosystème du Crédit d’impôt Recherche : la définition de ce qu’est la Recherche, au sens ou l’entendent les chercheurs, ne figure en réalité ni dans la Loi, ni dans ses annexes, ni dans les textes de rang inférieur.

On ne la voit apparaître que dans le guide du Ministère de la Recherche, qui est dépourvu de valeur juridique, tout en étant le texte le plus utilisé au quotidien dans l’écosystème CIR. On peut également en voir une trace assez peu explicite, noyée dans le chapitre Démarche d’identification des activités de R&D du BOfIP.

Ce que l’on a coutume d’appeler la définition de la Recherche (article 49 septies F du CGI), est en fait une partition en trois catégories. Cette partition est intéressante d’un point de vue pédagogique, mais guère adaptée au besoin premier des praticiens du CIR, c’est à dire ceux à qui l’on demande de se prononcer sur l’éligibilité des projets et de justifier leur avis, de faire la pédagogie des critères ou d’écrire la documentation justificative, qu’ils soient experts du MESRI, conseil spécialisé, ou impliqués dans le process CIR au sein de leur entreprise. En somme, ceux qui doivent savoir distinguer l’éligible du non-éligible avec le moins de zone grise possible.

Dans l’édition 2015 du Manuel de Frascati sont apparus 5 critères, d’abord repris dans le guide CIR  2018 du Ministère de la Recherche, puis élevés au rang de doctrine administrative par leur intégration dans l’édition de juillet 2021 du BOFiP.

Nous sommes alors en droit de nous demander si cet agrégat de la partition en trois sous-catégories et des cinq critères constitue une définition acceptable de la recherche. Est-on réellement mieux équipé pour discriminer le bon grain de l’ivraie ?

Clarifier l’éligibilité, un vieux serpent de mer

Intention louable que celle de réduire les discussions sur l’éligibilité des projets au CIR. Différentes initiatives ont tenté, avec des fortunes diverses, de traiter ce problème de l’établissement d’une vision bien comprise et partagée de l’éligibilité. On citera par exemple le BOFiP spécifique « éligibilité », avec ses illustrations et exemples par domaine, différents guides CIR sectoriels produits par les organisations professionnelles, ou l’initiative du Ministère de la Recherche consistant à mettre autour de la table des industriels du numérique et les experts référents du Ministère autour de ce sujet précis.

De même, les évolutions régulières du guide du Ministère de la Recherche témoignent de cette volonté pédagogique. Il y a eu par exemple pendant quelques années une emphase forte sur l’état de l’art, réputé régulièrement défaillant dans les documentations CIR des entreprises. Et puis plus récemment, la disparition pure et simple du chapitre éponyme dans le modèle de documentation CIR proposé par le guide (même si l’état de l’art reste un élément clé de la démonstration). C’est le signe qu’il y a toujours au Ministère de la Recherche une réflexion sur la fluidification de la production des éléments probants demandés aux entreprises.

Les cinq critères, apparus dans l’édition 2015 du manuel de Frascati, sont donc la dernière arme fatale en date pour réduire les débats sur l’éligibilité. Le guide du Ministère de la Recherche les a, de fait, installés en tête des définitions en 2018, suivi aujourd’hui par le nouveau BOFiP. 

Définitions, critères, ou en somme nous ?

Avant de répondre à la question de l’utilité des critères de Frascati, revenons sur cette affirmation : la définition existante de ce que l’on entend par « Recherche » dans les annexes de la Loi n’est pas adaptée au contexte CIR, et à son besoin d’une compréhension claire et consensuelle de ce qui est éligible ou pas.

L’article 49 septies F pose qu’il y a trois catégories de Recherche : la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement expérimental.

Plus qu’une définition de la Recherche, c’est donc une catégorisation qui en est proposée. Ces catégories sont certainement pertinentes dans le cadre du manuel de Frascati, qui, rappelons-le, est écrit par et pour des économistes et des statisticiens. On peut également leur reconnaître une vertu pédagogique, puisqu’elles balayent rapidement un paysage global de l’éligibilité, allant de la recherche amont à la recherche aval.
Mais elles sont peu adaptées au contexte CIR : combien d’ingénieurs, depuis plus de 20 ans, après avoir par exemple lu la définition d’un développement expérimental (l’une des trois catégories éligibles), sont restés perplexes quant à l’éligibilité de leur projet ? 

Le 49 septies F définit par exemple le développement expérimental, une catégorie dans laquelle tombe l’essentiel du CIR :

sont considérées comme opérations de recherche scientifique ou technique :

[…]

c.Les activités ayant le caractère d’opérations de développement expérimental effectuées, au moyen de prototypes ou d’installations pilotes, dans le but de réunir toutes les informations nécessaires pour fournir les éléments techniques des décisions, en vue de la production de nouveaux matériaux, dispositifs, produits, procédés, systèmes, services ou en vue de leur amélioration substantielle. Par amélioration substantielle, on entend les modifications qui ne découlent pas d’une simple utilisation de l’état des techniques existantes et qui présentent un caractère de nouveautés

Quel praticien du CIR n’a pas déjà eu une discussion animée pour trancher sur « une installation pilote » ou « un prototype », destiné à « fournir les éléments techniques des décisions », des caractéristiques communes y compris sur des activités d’ingénierie classique, c’est-à-dire non-éligibles.
On doit donc ici se focaliser sur l’appréciation, forcément subjective, du caractère « substantiel » d’une amélioration (appréciation d’autant plus subjective si l’expert comprend « substantiel » comme « considérable/important », et non comme « concret/étayé »).

On pourrait faire une lecture aussi critique des ambiguïtés embarquées dans les définitions des deux autres catégories. Même si l’essentiel du CIR au niveau global relève de la catégorie Développement Expérimental, ces ambiguïtés ne sont pas sans conséquences, comme l’illustre une tentative de relecture des textes par l’Administration, qui a cherché à distinguer la Recherche Fondamentale, dite « orientée » qui serait éligible, de la Recherche Fondamentale « pure » qui ne le serait pas. Tentative à laquelle le BOFiP a mis fort heureusement un terme, dans un encadré précisant que l’on ne fera pas de distinction dans le cadre du CIR.
Le constat du besoin d’autres outils pour réduire cette zone de flou a été fait de longue date, et c’est là qu’interviennent les critères de Frascati.

Les critères de Frascati, oui, mais lesquels ?

Cette question peut sembler étrange au premier abord, mais les lecteurs attentifs auront remarqué que les descriptions du Guide ne sont pas identiques à celles du Manuel de Frascati.

On peut éventuellement regretter que les sous-titres, relativement clairs dans Frascati, n’aient pas été repris dans le guide. Par exemple, le critère 1 « nouveauté » a comme sous-titre dans Frascati « viser à obtenir des résultats nouveaux », le critère 2 « créativité » a comme sous-titre « reposer sur des notions et hypothèses originales et non évidentes » ce qui est immédiatement compréhensible.

En revanche, on ne regrettera pas que les rédacteurs du guide aient modifié certaines explications du manuel de Frascati. Exemple le plus criant, le critère 4 qui concerne la nature systématique de la démarche. Le manuel de Frascati en donne comme sous-titre « s’inscrire dans une planification et une budgétisation ».

De nombreuses avancées majeures de la science ont été faites sans planification et sans budget, cette définition est donc un contresens complet dans notre contexte CIR, et tout à fait inapte à distinguer une démarche scientifique d’une démarche d’ingénierie habituelle.

Ainsi, on ne peut que saluer la décision des rédacteurs du guide du Ministère de la Recherche d’ignorer le critère de « budgétisation », de retirer de la définition les notions de « ressources humaines et financières » ou de « structure de gestion » utilisées dans le manuel de Frascati, et de ne retenir que la notion « d’activité structurée exécutée de manière systématique ».

Le terme « critères de Frascati » masque donc une certaine confusion, car même si la liste des critères est unique, il y en a au moins deux définitions divergentes dans l’écosystème actuel du CIR.

Incohérences, contresens, et une utilité douteuse

Même expurgée, la définition figurant dans le Guide pose un problème :

La R&D est une activité structurée qui est exécutée de manière systématique. En l’occurrence, « systématique » signifie que les modalités de conduite de la R&D ont été planifiées et que son déroulement et ses résultats sont consignés.

Un œil industriel perçoit tout de suite un problème avec cette définition : elle est inutile !

En effet, la plupart des activités d’ingénierie non-éligibles sont « exécutées de façon systématique », sont « planifiées » et ont des « résultats consignés ».
À quoi servirait donc un critère si peu discriminant entre l’éligible et le non-éligible ? On pourrait objecter que « résultats consignés » discrimine entre les projets bien et mal documentés. Mais lorsque l’entreprise n’est pas capable de décrire correctement sa démarche ou les résultats de cette démarche, les experts n’ont pas besoin d’un critère artificiel pour rejeter le projet : la charge de produire les éléments utiles à forger leur conviction repose sur le demandeur.

On voit bien ici à quel point les définitions sont dépendantes du contexte dans lequel elles ont été créées. Celles de Frascati viennent d’un monde d’économètres, ou la préoccupation première est l’identification de grandes masses, de tendances, en vue d’élaborer des modèles permettant des comparaisons internationales. Dans le contexte CIR, qui est un cadre juridique, nous avons besoin de textes précis permettant des arbitrages, en résumé, d’un texte aussi peu sujet à interprétations que possible.

Selon le Larousse, est systématique ce « qui est fait avec méthode », comme la plupart des opérations de développement, éligibles ou non. Si l’on veut rendre ce critère utile, il faut lui restituer son pouvoir discriminant en complétant sa définition. Dès lors, la seule acception utile de ce critère dans notre contexte ne peut plus être « fait avec méthode » (sous-entendu « une méthode quelconque »), mais bien « fait avec la méthode scientifique ».

Est-ce que par rebond, la méthode scientifique implique les « modalités planifiés » et « résultats consignés » figurant dans la définition actuelle du guide ? Intéressante question subalterne, que nous garderons pour plus tard !

Le constat principal ressortant de ces considérations, c’est qu’il manque un élément essentiel du raisonnement sur l’éligibilité dans les textes, la description du processus systématique lui-même, cette méthode scientifique (que l’on appellera indifféremment ici « méthode expérimentale » ou « démarche expérimentale »).

Tous les chemins mènent à Frascati

On l’aura compris, les renvois multiples du BOFiP au manuel de Frascati sont selon nous une décision malheureuse, Frascati n’étant pas le bon référentiel faute d’être un regard de scientifique sur la science. Circonstance aggravante, le BOFiP ne reprend malheureusement pas la définition amendée des cinq critères figurant dans le guide du Ministère de la Recherche, mais renvoi directement à celle du manuel de Frascati :

Pour bénéficier du CIR, les entreprises doivent réaliser des opérations de R&D relevant d’au moins une des trois catégories décrites ci-après et satisfaisant chacun des cinq critères définis par le Manuel de Frascati (§ 2.7) :

Conséquence, pour la définition de ce que signifie « être systématique », nous sommes renvoyés à celle tout à fait inadéquate de Frascati (budget et planification).

Versons un œil plus juridique sur la définition de la Recherche dans le BOFiP

Nous avons vu que certains éléments du texte allument des lumières rouges dans des yeux industriels, mais le BOFiP pourrait en allumer aussi dans les yeux des juristes. Intéressante tournure, en effet, que la phrase qui fait le lien entre les trois catégories et les cinq critères.

Pour bénéficier du CIR, les entreprises doivent réaliser des opérations de R&D relevant d’au moins une des trois catégories décrites ci-après et satisfaisant chacun des cinq critères définis par le Manuel de Frascati (§ 2.7).

Si l’on regarde bien la structure de la phrase, la conjonction « et » articule deux sous-phrases :
la première dit que les opérations éligibles doivent relever de l’une des trois catégories (c’est la Loi), et la seconde ajoute une autre condition : répondre aux 5 critères. N’est-ce pas tout simplement un ajout à la Loi ?

On pourrait m’objecter que le premier critère, la nouveauté, figure de façon implicite ou explicite dans les trois définitions de catégorie.
Le second critère : la créativité figure implicitement dans la définition de la troisième catégorie, le développement expérimental (« par amélioration substantielle, on entend les modifications qui ne découlent pas d’une simple utilisation de l’état des techniques existantes »).

Mais quid des autres critères. D’où sortent-ils ? Quelle est leur légitimité ?
Et même pour le critère de créativité, difficile de le déduire de la définition des deux premières catégories. Doit-on comprendre que ce critère n’est légitime que pour les développements expérimentaux ?

Force est de constater que, même avec un œil de juriste, nous avons à faire à un agrégat posé sur des sables mouvants. On peut bien sûr envisager une formulation qui éviterait le « et », tout en introduisant les cinq critères. Mais une modification de forme ne réglerait pas la question de fond de la légitimité de ces critères.

La situation serait bien différente si l’on changeait la deuxième partie de la phrase ainsi :

Pour bénéficier du CIR, les entreprises doivent réaliser des opérations de R&D relevant d’au moins une des trois catégories décrites ci-après.  Ces trois catégories ont pour point commun la démarche expérimentale, qui se définie par …

Et qui serait éventuellement suivie de « De cette définition, on peut déduire les critères suivant… ». Les critères cesseraient alors d’être hors-sol, et trouveraient leur légitimité en étant déduit directement de la définition de la démarche expérimentale. Néanmoins, cette suite n’est pas indispensable, car il est possible de se passer des cinq critères : comme nous le verrons plus tard, arbitrer sur l’éligibilité est en fait plus simple sur la base de la « bonne » définition de la démarche expérimentale que sur la base des cinq critères !

En tout état de cause, poser dans le texte que les trois catégories ont pour commun dénominateur la démarche expérimentale serait beaucoup moins critiquable d’un point de vue logique, et éviterait les écueils évoqués précédemment.

La conclusion est donc la même : que ce soit avec un œil d’ingénieur ou un œil de juriste, la Loi ne peut pas faire l’impasse sur le cœur même de la définition de la Recherche : la méthode expérimentale.

Le péché originel

Le choix, amorcé par le guide du Ministère de la Recherche en 2018, et aujourd’hui repris par le BOFiP, d’introduire les cinq critères pour réduire les discussions sur ce qui est éligible était prometteur. Mais comme nous l’avons vu, il pose un certain nombre de problèmes. Il est donc probable que le résultat effectif de l’introduction des cinq critères soit aux antipodes des bonnes intentions de clarification : on voulait une définition de l’éligibilité facile à appréhender, et on va devoir faire de multiples explications de texte. On voulait des critères peu discutables et on ouvre grand la porte à la subjectivité et aux différences d’appréciations.

L’autre voie possible, celle de l’introduction de la définition de la démarche expérimentale au cœur du texte, rétabli une logique et une solidité au cadre juridique, et rend l’éligibilité plus simple à appréhender. 

En réalité, il y a déjà eu un péché originel bien en amont de l’adoption des cinq critères, lors de la rédaction de l’annexe à la Loi : il eut été plus pertinent de définir ce que l’on entendait par Recherche avec la définition de la démarche expérimentale qu’avec la définition des trois catégories.
Ce n’est heureusement pas rédhibitoire, rien n’empêchant comme nous l’avons vu auparavant, de préciser dans un texte de niveau inférieur que les trois catégories (et elles seules) ont pour point commun la démarche expérimentale.

Encore faut-il ne pas se tromper sur sa définition. A suivre …

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