La procédure d’adoption des instruments juridiques européens par les très sérieuses institutions de l’Union européenne ne nous a pas habitué à des dénouements dignes de l’Opéra de quat’sous, Die Dreigroschenoper. C’est pourtant le spectacle qu’offre le report sine die du vote de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (dite CS3D, pour Corporate sustainability Due Diligence Directive). Cette proposition de directive datant de 2022, était, de l’aveux de Didier Reynders, commissaire à la justice de la Commission européenne, un texte qui « change véritablement la donne[…] nous voulons défendre les droits de l’homme et être les chefs de file de la transition verte » (Communiqué de presse, 23 février 2022).
L’Union attendra.
Pourtant, la promotion des valeurs européennes, termes employés par Véra Jourova, vice-président chargée des valeurs et de la transparence de la Commission, semblait en marche, pour éclairer le reste de la planète. Après l’adoption de la CSRD qui posa les principes de la publication (obligatoire) d’informations en matière de durabilité, qui remplace désormais le reporting extra-financier, une nouvelle étape devait être franchie le 9 février 2024 avec le vote du Conseil sur le projet final de la CS3D. Ce texte ambitionne de rendre responsables les grandes entreprises des atteintes aux droit humains et à l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne de valeur mondiales. C’est ce vote qui a été reporté sine die.
La raison du report est l’intention de l’Allemagne de s’abstenir en raison des positions prises par les ministres allemands de la coalition appartenant au parti libéral-démocrate, , Freie Demokratische Partei, 3e parti de la coalition gouvernementale allemande, et dont le chef, Christian Lindner, est le ministre des finances du gouvernent allemand actuel.
Ce dernier, aux côtés du ministre de la justice, a exprimé son opposition au texte européen, répondant positivement aux principales associations d’entreprises allemandes invitant le gouvernement allemand à s’opposer à l’adoption de la CS3D.
Selon l’article 294 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), et à l’article 16 du Traité sur l’Union européenne (TUE), l’adoption de cette directive requiert une majorité qualifiée de 55 % des États membres (soit 15 États membres sur 27) représentant au moins 65 % de la population de l’Union européenne.
L’abstention de l’Allemagne n’aurait donc pas suffi, en elle-même, à empêcher l’adoption de ce texte.
Toutefois, le vote semble avoir été reporté afin d’éviter que d’autres États membres ne rejoignent la position allemande (en particulier la Suède, l’Estonie, la Lituanie, la République Tchèque et l’Autriche), ce qui aurait alors empêché l’adoption de la directive.
Le nœud (gordien de toute évidence !) du problème tient, non pas au principe du devoir de vigilance, mais à son champ d’application.
En effet, l’innovation française de la loi sur le devoir de vigilance de 2017 a fait des émules, dont l’Allemagne.
Celle-ci dispose en effet déjà dans son ordre interne d’une loi sur le devoir de vigilance (en allemand : Lieferkettensorg – faltspflichtengesetz, LkSG). Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2023.
Toutefois, le champ d’application de la LkSG et celui de la CS3D diffèrent.
Initialement, la LkSG ne s’appliquait qu’aux entreprises employant au moins 3 000 salariés. Depuis le 1er janvier 2024, le seuil d’applicabilité de la LkSG a été abaissé pour s’appliquer aux entreprises employant au moins 1 000 salariés.
Par comparaison, la loi française n’impose la mise en œuvre du devoir de vigilance qu’aux entreprises et groupes d’entreprises employant plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 salariés en France et à l’étranger.
La CS3D, après la validation d’une version de compromis avec le Parlement européen, devrait assujettir un plus grand nombre d’entreprises. Elle s’appliquerait en effet, dans certains domaines, à des entreprises employant au moins 250 salariés et dont le chiffre d’affaires est supérieur à 40 m€.
C’est cet abaissement du seuil à partir duquel une entreprise aurait l’obligation de mettre en œuvre un devoir de vigilance en matière de durabilité qui rencontre l’opposition farouche de l’Allemagne. Compte tenu de la composition du tissu économique allemand comprenant un nombre fort conséquent de PME importantes, la CS3D pourrait avoir de très fortes conséquences sur le marché allemand.
Un coup de théâtre n’excluant pas un retournement de situation, l’affaire est à suivre !
Pour plus d’informations sur la CS3D, écoutez le podcast des experts de Deloitte Risk Advisory enregistré dans le cadre de la semaine conformité du 4 au 8 décembre 2023 :
Episode #4 – La loi sur le devoir de vigilance et de la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D)