Dans sa récente décision du 14 février 2024 (Cass. Soc., n ° 22-23.073), la chambre sociale de la Cour de cassation nous donne une nouvelle illustration de sa dernière jurisprudence en matière de preuve. La preuve illicite apportée par l’employeur peut être retenue par le juge pour démontrer le bien-fondé d’un licenciement si elle est déterminante pour démontrer les faits reprochés au salarié et si elle ne porte pas une atteinte excessive aux droits de ce dernier.
La preuve obtenue de manière illicite n’est pas nécessairement écartée par le juge
Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision de la Cour de cassation, une salariée avait été engagée le 7 janvier 2003 en qualité de caissière dans une pharmacie.
Licenciée treize ans plus tard pour vol de produits, elle contestait cette rupture devant la juridiction prud’homale au motif que le licenciement se fondait sur un moyen de preuve illicite : le système de vidéosurveillance n’avait pas fait l’objet d’une consultation du CSE et n’avait pas été porté à la connaissance des salariés. La salariée sollicitait ainsi le paiement de diverses sommes à titre d’indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La Cour d’appel ayant constaté que son licenciement avait été valablement prononcé pour faute grave et l’ayant déboutée de l’ensemble de ses demandes, la salariée a alors formé un pourvoi en cassation.
Par son arrêt du 14 février 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle qu’il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 9 du code de procédure civile que, dans un procès civil, l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Lorsque l’illicéité d’une pièce est invoquée par l’une des parties, le juge doit apprécier si l’élément de preuve produit porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence. Pour la Cour de cassation, le droit à la preuve peut en effet justifier qu’il soit porté atteinte à d’autres droits, à condition toutefois que la production de la pièce incriminée soit indispensable pour prouver les faits et que l’atteinte aux droits soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Une double exigence de nécessité et de proportionnalité
La Cour de cassation précise la méthodologie à adopter en présence d’un enregistrement obtenu de manière illicite. Le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci. Il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens de preuve plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi à savoir, pour le justiciable, le droit à la preuve.
En l’espèce, la Cour d’appel avait d’abord relevé qu’il était démontré qu’après avoir constaté des anomalies dans les stocks, la société avait envisagé l’hypothèse de vols par des clients d’où le visionnage des enregistrements issus de la vidéo protection, ce qui avait permis d’écarter cette piste.
Elle avait ensuite constaté qu’en présence d’écarts injustifiés dans les inventaires, la responsable de la société avait décidé de suivre les produits lors de leur passage en caisse et de croiser les séquences vidéo sur lesquelles apparaissaient les ventes de la journée avec les relevés des journaux informatiques de vente, ce contrôle ayant été réalisé sur une quinzaine de jours. Ce recoupement d’opérations avait ainsi révélé dix-neuf anomalies graves au total sur cette période.
Elle avait enfin retenu que le visionnage des enregistrements avait été réalisé par la seule dirigeante de l’entreprise et était resté limité dans le temps (deux semaines) dans un contexte de disparition de stocks.
La Cour de cassation en déduit que la Cour d’appel a mis en balance de manière circonstanciée le droit de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant compte du but légitime poursuivi, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens. L’exigence de proportionnalité était donc bien caractérisée. De plus, la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve. La Cour de cassation relève en effet qu’avant d’utiliser les séquences vidéo, les premières recherches de l’employeur pour déterminer la cause de la disparition des produits étaient restées infructueuses. Dès lors, selon elle, c’est à juste titre que la Cour d’appel a jugé recevables les pièces litigieuses.
Une décision alignée sur les dernières évolutions jurisprudentielles en matière de droit de la preuve
La décision rendue par la Cour de cassation n’est pas surprenante, dans la mesure où il s’agit d’une brique supplémentaire ajoutée à la construction jurisprudentielle relative à la recevabilité d’une preuve illicite.
Rappelons en effet que la jurisprudence de la Cour de cassation a évolué ces dernières années, sous l’influence notamment des décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme. S’il y a dix ans encore, la Haute Juridiction rappelait qu’un employeur ne pouvait valablement prouver le bien-fondé d’un licenciement au moyen d’un dispositif de contrôle informatique n’ayant pas fait l’objet des déclarations obligatoires (Cass. Soc., 8 octobre 2014, n° 13-14.991), cette position ferme n’est plus d’actualité.
Dans un arrêt du 25 novembre 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi rappelé que la preuve obtenue par des outils de traçage informatique mis en place de façon illicite (en l’occurrence, sans déclaration à la CNIL) pouvait être recevable à condition que cette production soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (Cass. Soc. 25 novembre 2020, n° 17-19.523). Il en va de même du rapprochement des données issues d’un système de badgeage et d’un logiciel de contrôle du temps de travail, sans qu’il y ait eu de déclaration préalable auprès du correspondant informatique et liberté et sans qu’il y ait eu information préalable des salariés et des représentants du personnel de ce que les horaires d’entrée et de sortie des bâtiments étaient susceptibles d’être contrôlés (Cass. Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802).
Plus récemment, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a adopté, en matière de preuve déloyale, la même position que celle de la chambre sociale en matière de preuve illicite en généralisant la solution à l’ensemble de la matière civile (Cass. Ass. Plén. 22 décembre 2023, n° 20-20.648). Elle a ainsi pour la première fois admis la recevabilité d’un enregistrement audio obtenu à l’insu d’un salarié pour justifier son licenciement pour faute grave. A l’heure où avec un simple téléphone portable il est très facile d’enregistrer clandestinement une conversation, tant les employeurs que les salariés peuvent être facilement tentés de produire de tels enregistrements pour prouver les faits invoqués dans le cadre d’une procédure prud’homale. Une telle preuve pourrait aujourd’hui être admise sous réserve qu’elle soit indispensable pour prouver les faits et que l’atteinte aux droits de l’autre partie soit strictement proportionnée au but poursuivi.
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Cette évolution jurisprudentielle conduit à un alignement des intérêts du justiciable qui fait valoir son « droit à la preuve », sur ceux du juge, toujours à la recherche de la vérité judiciaire du dossier. Elle devrait faciliter l’aboutissement de certains contentieux où la preuve peut être difficile à apporter, en matière de harcèlement sexuel ou moral par exemple. Cependant, le contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la preuve laisse une marge de manœuvre importante au juge. À cet égard, il est intéressant de noter qu’à la date où la décision commentée a été rendue, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un deuxième arrêt, dans lequel elle rappelle que les données d’un système de géolocalisation ne peuvent être utilisées par l’employeur pour d’autres finalités que celles qui ont été déclarées auprès dela CNIL et portées à la connaissance des salariés (Cass. Soc., 14 février 2024, n° 21-19.802). Elle censure ainsi la Cour d’appel qui avait retenu cette preuve illicite à l’appui du licenciement d’un chauffeur routier. Fonder un licenciement sur une preuve illicite demeure donc périlleux, et ce d’autant que l’auteur d’une infraction à la loi peut encourir de ce fait des sanctions civiles et parfois pénales.