Dans l’une de ses formations de jugement les plus solennelles, le Conseil d’État accepte, pour la première fois, de faire application d’une loi nouvelle plus douce que celle applicable au litige, et entrée en vigueur postérieurement à l’arrêt de la cour administrative d’appel. Nous remercions Sandrine Rudeaux pour son précieux éclairage sur cette décision.
Rappel
Le Conseil d’État a de longue date consacré le principe de l’application immédiate des lois répressives plus douces par les juges du fond (tribunaux administratifs et cours administratives d’appel) lorsqu’ils sont saisis d’une contestation portant sur une sanction administrative, notamment en matière fiscale.
Jusqu’à présent, il avait refusé qu’un justiciable puisse s’en prévaloir dans le cadre d’un pourvoi en cassation, lorsqu’une loi moins sévère n’est entrée en vigueur qu’après la décision rendue par les juges du fond.
L’affaire KF3 Plus lui a donné l’occasion de réexaminer sa jurisprudence.
L’histoire
La société KF3 Plus s’est vu infliger, au titre des années 2012 et 2013, des amendes d’un montant total de 1 259 776 euros en application de l’article 1737, I, 3 du CGI, qui sanctionne les ventes sans factures entre professionnels. Dans leur rédaction alors applicable, ces dispositions prévoyaient l’application d’une amende égale à 50 % du montant de la transaction, réduite à 5 % de ce montant lorsque le fournisseur apportait, dans les trente jours suivant la réception d’une mise en demeure adressée à cet effet par l’administration fiscale, la preuve que l’opération avait été régulièrement comptabilisée.
En l’espèce, la société n’avait pu apporter une telle preuve dans le délai imparti, et s’était vu réclamer des amendes au taux de 50 %.
La société a vainement contesté ces amendes devant le tribunal administratif d’Amiens, puis devant la cour administrative d’appel de Douai.
Au soutien du pourvoi en cassation qu’elle avait formé devant le Conseil d’État, elle a invoqué le caractère disproportionné des amendes qui lui avaient été infligées, par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Le Conseil d’État a transmis l’affaire au Conseil Constitutionnel qui, par une décision n°2021-908 QPC rendue le 26 mai 2021, a déclaré ce texte contraire à la Constitution.
Il a toutefois considéré, contre toute attente, que son abrogation immédiate entraînerait des conséquences manifestement excessives, a décidé d’en différer la date au 31 décembre 2021. Il a par ailleurs jugé que les mesures prises avant cette date en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne pouvaient être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité, privant ainsi la société KF3 Plus, auteur de la QPC, du bénéfice de sa censure.
Invité à « revoir sa copie », le législateur a adopté de nouvelles dispositions. La loi de finances pour 2022 a ainsi plafonné les amendes prévues à l’article 1737, I,3 du CGI à respectivement 375 000 € et 37 500 € par exercice (L. n°2021-1900, 30 déc. 2021, art. 142). Elle a également assoupli les conditions dans lesquelles le taux de 5 % peut être retenu : celui-ci est simplement conditionné à la comptabilisation de la transaction.
La société KF3 Plus attendait désormais que le Conseil d’État juge le pourvoi qu’elle avait formé.
Ce qui est jugé
La société KF3 Plus soutenait qu’en lui refusant le bénéfice de l’abrogation qu’il prononce, le Conseil constitutionnel avait méconnu les stipulations de l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Sans surprise, le Conseil d’État se retranche derrière les dispositions de l’article 62 de la Constitution, selon lesquelles les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours, et écarte le moyen.
Le Conseil d’État avait, de longue date, consacré le principe de l’application immédiate de la loi nouvelle plus douce (rétroactivité in mitius) par les juges du fond, même d’office, pour les infractions commises avant l’entrée en vigueur de cette loi nouvelle plus douce et n’ayant pas donné lieu à des « condamnations passées en force de chose jugée » (CE, avis, 5 avril 1996, n°176611 et CE, Ass., 16 février 2009, n°274000, société ATOM).
Par la décision KF3 Plus, il franchit un pas supplémentaire en précisant qu’une telle obligation incombe aussi au juge de cassation, même d’office.
Appliquant les principes qu’il a dégagés au cas qui lui était soumis, le Conseil d’État juge l’affaire au fond et accorde à la société KF3 Plus la réduction du taux applicable aux amendes en litige à 5 % et, d’autre part, leur plafonnement à la somme de 37 500 €. Heureusement pour la société donc que son affaire a été jugée par le Conseil d’État 18 mois plus tard, après que le législateur a pris en décembre 2021 une nouvelle loi plus douce que celle qui avait été censurée par le Conseil constitutionnel…
Les enseignements à tirer de la décision
La décision présente un intérêt théorique contentieux, pour les passionnés de droit public, et des enjeux pratiques très concrets.
Au plan du droit, le principe jugé concerne l’ensemble des actes administratifs soumis à la censure du Conseil d’État, pas seulement la matière fiscale. La portée de la décision est donc particulièrement large.
On se félicitera que le Conseil d’État ait dégagé cette solution, et aligne ainsi sa jurisprudence, dans un sens protecteur pour les justiciables, sur celle de la Cour de cassation (Cass. com., 97-21.894, 21 mars 2000, de Noailles de Mouchy de Poix).
On comprend des conclusions du rapporteur public, entre les lignes, que les praticiens du droit fiscal ne sont pas les seuls pour lesquels la décision QPC du Conseil constitutionnel refusant de faire bénéficier le contribuable de la censure qu’il prononçait avait suscité l’incompréhension. Cela ne console pas, mais tout de même.
Au plan pratique, les contribuables qui auraient un litige en cours devant le Conseil d’État, pour lequel des dispositions plus favorables que celles qui leur ont été appliquées seraient entrées en vigueur après l’arrêt ou le jugement qu’ils contestent en cassation, ont intérêt à demander au Conseil d’État d’appliquer cette loi nouvelle plus douce. Même si les juges du Palais-Royal sont censés le faire par eux-mêmes, il peut tout de même être recommandé de les y inviter.