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Déséquilibre significatif : de l’importance relative de l’indice relatif à la structure du marché

La Cour de cassation réaffirme que la structure du marché sur lequel interviennent les opérateurs est un indicateur potentiel du rapport de force déséquilibré entre les parties, bien qu’il ne suffise pas, à lui seul, à établir l’absence de possibilité de négociation  (Cass. com. 21-23.288, 6 décembre 2023).

L’affaire

Le 8 mai 2015, un armateur agissant au nom et pour le compte de sociétés appartenant au même groupe, a conclu un contrat d’agence maritime avec une société spécialisée dans le transport maritime (ci-après « l’agent maritime ») pour une durée de cinq ans à compter du 1er juillet 2015.  Le contrat comprenait une clause de résiliation stipulant que chacune des parties pouvait le résilier moyennant le respect d’un préavis de 90 jours.

À la suite de la reprise de l’activité des sociétés représentées par l’armateur par un groupe du secteur, la décision a été prise de résilier le contrat d’agence maritime. L’agent maritime, informé le 4 mai 2016, décide alors de contester cette décision en assignant l’armateur et les sociétés qu’il représentait afin de voir déclarer nulle et, en tout cas, inopposable à son égard la résiliation du contrat d’agence maritime en vue d’obtenir une indemnisation de la rupture abusive et brutale du contrat. Pour appuyer sa requête, l’agent maritime arguait du fait que la réciprocité de la clause n’était que théorique et ne pouvait en réalité bénéficier qu’à l’armateur et aux sociétés qu’il représentait du fait de leur importance sur le marché du transport maritime, ce qui constituait un déséquilibre significatif au sens de l’article L.442-1, II, 2° du code de commerce .

La structure du marché, un indice insuffisant sans preuve de l’absence de négociation du contrat

Malheureusement pour l’agent maritime, les différentes instances ont rendu des jugements qui confirmaient la position de l’armateur.

C’est ainsi que, le 6 novembre 2018, le Tribunal de grande instance de Paris rendait une décision dans laquelle il reconnaissait la validité et l’opposabilité de la clause de résiliation anticipée du contrat d’agent maritime.

L’agent maritime a alors interjeté appel de cette décision, pourtant confirmée, le 8 juillet 2021, par la Cour d’appel de Paris. Selon la Cour, la clause est valide en raison de la liberté contractuelle qu’elle prévoit en permettant à chacune des parties d’écourter la durée du contrat initialement prévue (Cour d’appel de Paris n°18/27045, 8 juillet 2021).

L’agent maritime a alors formé un pourvoi contre cette décision.
Finalement, par un arrêt du 6 décembre 2023, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi critiquant l’arrêt de la Cour d’appel de Paris et, en droite ligne de sa jurisprudence antérieure, elle rappelle que :

 « Si la structure du marché sur lequel interviennent les opérateurs peut constituer un indice de l’existence d’un rapport de force déséquilibré, ce seul élément est en soi insuffisant à établir la soumission ou la tentative de soumission et doit être complété par d’autres indices établissant l’absence de possibilité de négociation ».

La nécessité de caractériser un déséquilibre significatif

Les éléments permettant de constater le « déséquilibre significatif » méritent d’être rappeler. Ainsi, selon l’article L.442-6, I, 2° du code de commerce (devenu, depuis l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, l’article L.442- 1, II, 2° du code de commerce), la constatation d’un déséquilibre significatif, nécessite la réunion de deux conditions. D’une part, il faut être en présence d’une soumission, ou d’une tentative de soumission ; et d’autre part, l’existence d’un déséquilibre entre les droits et obligations des parties doit être démontrée.

Concernant le premier critère, qui est central dans cet arrêt, il implique une absence de négociation effective puisque la soumission, ou la tentative de soumission, résulte de l’absence de marge réelle de négociation d’une des parties (voir notamment en ce sens Cass. Com. n° 14-10.907, 3 mars 2015 et Cass. Com. n° 15-27.865, 26 avril 2017). Cette soumission s’apprécie donc en fonction du contexte dans lequel le contrat a été conclu.

La charge de la preuve incombe à la partie invoquant le déséquilibre significatif

Dans cette affaire, la Cour de cassation souligne le manque d’éléments contextuels fournis par l’agent maritime sur les conditions de négociation du contrat, qui n’était pas un contrat-type proposé par son co-contractant, et en déduit que la première condition d’applicabilité de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce n’est pas remplie. La plaignante aurait dû démontrer l’absence de négociation effective des clauses contestées et ne pouvait pas se contenter de faire référence à la structure du marché en invoquant la notoriété et la position de leader sur le marché du transport maritime de l’armateur et des sociétés qu’il représentait.

Conformément à sa jurisprudence, la Cour de cassation rappelle que la soumission, ou sa tentative, peut être établie par la méthode du faisceau d’indices. Elle insiste ainsi à nouveau sur le fait que la structure du marché est un indice pouvant être retenu et qui peut être utilisé pour qualifier l’absence de négociation effective en vue de prouver l’existence d’un rapport de force significativement déséquilibré. (voir notamment en ce sens Cass. Com.  n° 18-12.823, 20 novembre 2019).

Les indices permettant d’apporter la preuve de la soumission ou de la tentative de soumission

En se focalisant sur la structure du marché, notamment la notoriété et la position de leader de l’armateur et des sociétés qu’il représentait, l’agent maritime a failli dans sa démonstration. Il aurait été opportun de mettre en avant d’autres indices, tels que :

Le critère de soumission est en réalité apprécié en fonction du contexte matériel et économique de la conclusion proposée, ou effective, du contrat.

Il est, par conséquent, crucial pour remplir la condition de soumission, que toute partie qui entend invoquer un déséquilibre significatif fasse preuve de rigueur dans sa démonstration en mettant en avant plusieurs indices attestant de l’absence de pouvoir réel de négociation.

Cet arrêt présente un double intérêt puisqu’il a offert à la Cour de cassation l’opportunité de rappeler le principe régissant la méthode d’évaluation du préjudice lié au non-respect du préavis contractuel : celui-ci doit, ainsi, être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis non exécuté, et non des gains qui auraient pu être réalisés jusqu’au terme du contrat.

En effet, la rupture anticipée par le commettant ne constituait pas un manquement contractuel, puisque précisément une clause du contrat lui en offrait la faculté. La rupture n’était donc pas abusive, mais simplement brutale.

C’est donc à l’aune des conditions d’exécution du préavis que l’indemnisation est déterminée ; en l’espèce le préavis de 90 jours n’a pas été respecté à 12 jours près (il y eu un préavis de 78 jours).

Le droit spécial des pratiques restrictives, d’ordre public, prévu au titre IV du Livre IV du code de commerce, aurait permis une indemnisation plus généreuse, mais n’était pas applicable en l’espèce, conformément à la jurisprudence constante. En effet, un contrat d’agent maritime est soumis au régime de l’agence commerciale, écartant le droit spécial des pratiques restrictives. 

Il en résulte que si le droit offrait bien une protection au demandeur, sur le fondement du droit commun, son application à la lumière de la jurisprudence de la Cour de cassation ne pouvait permettre une indemnisation très significative eu égard aux circonstances de fait.

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