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Intelligence artificielle et algorithmes de prix : quel risque anticoncurrentiel ?

Cet article a initialement été publié sur le site du journal L’Opinion le 11 février 2020 et dans le journal L’Opinion le 12 février 2020.
Il est reproduit sur notre blog avec l’accord de l’éditeur.

L’utilisation particulière des algorithmes de prix suscite de nombreuses interrogations en droit de la concurrence

Alors que le développement de l’intelligence artificielle représente pour les entreprises un incontournable levier de compétitivité (productivité, relation client, fonction compliance, etc.), l’utilisation particulière des algorithmes de prix suscite de nombreuses interrogations en droit de la concurrence.

L’économie de marché repose sur un principe de libre concurrence, les opérateurs économiques devant respecter le jeu de l’offre et de la demande en s’abstenant de toute action concertée et de tout abus de puissance, notamment en matière de fixation des prix. Le droit de la concurrence, guidé par des considérations économiques, a pour objectif d’assurer la régulation du marché et de prévenir toute pratique anticoncurrentielle qui fausserait alors le jeu de la concurrence et créerait un dommage à l’économie.

Cet objectif est mis sous tension par diverses innovations technologiques. Il en est ainsi de la blockchain dont on se demande comment appliquer un droit de la concurrence en bonne partie fondé sur les pratiques des entreprises, si celles-ci laissent la place à des communautés décentralisées, qui plus est dépourvues de personnalité juridique.

Parmi ces innovations, on observe notamment le recours croissant par les entreprises à des algorithmes qui vont gérer la stratégie commerciale et la stratégie de détermination des prix de vente pratiqués sur le marché (notamment dans le secteur de la vente au détail en ligne des biens de consommation). C’est là un nouveau champ d’analyse pour le droit de la concurrence et ses mécanismes visant à assurer l’équilibre de marché, et donc son bon fonctionnement.

Nouveaux comportements

L’utilisation des algorithmes par les entreprises a ouvert la voie à de nouveaux comportements sur le marché et représente de véritables enjeux concurrentiels pour les opérateurs économiques. Ainsi, des algorithmes de « dynamic pricing » permettent par exemple d’adapter automatiquement l’offre de prix sur la base des comportements d’achat des clients mais également sur la base des prix pratiqués par les concurrents.

Le développement des systèmes algorithmiques de fixation des prix a naturellement amené les autorités de la concurrence françaises et allemandes à se pencher sur l’impact potentiel de ces algorithmes sur le jeu de la concurrence.

Etude du possible risque collusif

L’Autorité de la concurrence (ADLC), en France, et le Bundeskartellamt (L’Office fédéral de lutte contre les cartels), en Allemagne, ont publié le 6 novembre 2019 un rapport intitulé Algorithms and Competition.

Les deux Autorités de concurrence se sont attachées à étudier conjointement les effets et les risques potentiels de collusion que peut générer l’utilisation d’algorithmes sur le jeu de la concurrence et se sont posé la question de l’adaptation des règles du droit de la concurrence aux nouvelles pratiques permises aujourd’hui par l’intelligence artificielle.

Sont plus particulièrement visés les algorithmes de prix qui sont utilisés pour la fixation des barèmes de prix pratiqués par les entreprises.

Les algorithmes qui sont utilisés au soutien de la stratégie commerciale et de la politique tarifaire des entreprises pourraient favoriser des atteintes au jeu de la concurrence en faisant obstacle à la libre détermination des prix de marché par le jeu de l’offre et de la demande.

Ces programmes permettent en effet d’adapter la construction des prix non seulement sur la base des coûts qui sont supportés par l’entreprise et l’état de la demande observée, mais également sur la base des prix qui sont pratiqués sur le marché par les concurrents, et cela au moyen d’autres algorithmes permettant un suivi des prix réels sur le marché. Sont également visés les « self-learning algorithms », c’est-à-dire les algorithmes capables d’apprendre par eux-mêmes et d’adapter leur processus de décision en visant l’obtention du prix optimal.

Alignement

Si l’intelligence artificielle permet d’accélérer l’innovation et d’améliorer la performance des entreprises, l’utilisation des algorithmes de prix pourrait donc potentiellement entraîner des pratiques d’alignement ou de coordination entre entreprises, pratiques constitutives d’ententes anticoncurrentielles.

A la lumière du droit européen de la concurrence et des dispositions de droit national qui prohibent les ententes anticoncurrentielles, plusieurs scenarii sont abordés par les Autorité de concurrence dans le cadre de l’analyse des pratiques associées à l’utilisation d’algorithmes de prix et de leur impact potentiel sur le jeu de la concurrence :

  1. Une utilisation d’algorithmes au service de pratiques anticoncurrentielles dites « classiques »
  2. Une utilisation d’algorithmes de coordination entre concurrents (même algorithme ou algorithmes coordonnés entre eux fournis à des entreprises concurrentes par un prestataire tiers) et
  3. Une coordination induite par l’utilisation en parallèle d’algorithmes de prix individuels et distincts, propres à chaque concurrent

De ces trois scenarii découlent un certain nombre de questionnements : quel comportement collusif les utilisations d’algorithmes sont-elles susceptibles de générer ? Une entente tacite pourrait-elle être appréhendée par l’Autorité de la concurrence alors même qu’aucune concertation directe n’a eu lieu entre concurrents ? Quelle interdépendance entre le pouvoir de marché qu’occupe l’entreprise et l’utilisation d’un algorithme de prix ?

Les risques juridiques doivent être appréhendés et anticipés par les entreprises

Sur un plan prospectif, les Autorités de concurrence soulignent qu’il n’est certes pas possible de prédire quelles seront les nouvelles pratiques qui émergeront dans le futur ni de savoir s’il sera nécessaire d’adapter, à terme, le dispositif légal existant qui prohibe les pratiques ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence.

Cependant, les autorités françaises et allemandes rappellent que les dispositifs actuels de droit de la concurrence, tant européens que nationaux, permettent d’appréhender des pratiques de construction des prix découlant du recours à l’intelligence artificielle qui fausseraient le jeu de la concurrence et causeraient un dommage à l’économie.

Les nouveaux défis que pose aujourd’hui l’intelligence artificielle sont donc de taille au regard des possibles distorsions de la concurrence. L’accélération de l’évolution de l’économie numérique et l’émergence de nouveaux « business models » numériques et des pratiques associées feront donc l’objet d’une vigilance constante de la part des Autorités de concurrence sur le risque anticoncurrentiel. A n’en pas douter…

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