Les éléments de l’affaire
L’affaire en cause (TA Paris, 5 janvier 2022, n°2009524, Naour), concerne une opération de Leverage buy out (LBO), initiée en 2009, relative à l’acquisition d’un groupe détenu par une société holding. Les managers du groupe sont entrés au capital de cette holding par le biais notamment d’une société regroupant les managers, qui a permis au directeur général du groupe de souscrire à l’émission d’actions ordinaires et d’actions de préférence des titres de la holding. Par la suite, le directeur général du groupe a créé avec son épouse, une société civile soumise à l’impôt sur les sociétés à laquelle il a apporté, deux jours avant le débouclage du LBO, la totalité des titres de la société de managers pour un prix égal au prix auquel seront, in fine, rachetés les titres de cette société auprès de la société civile.
L’administration fiscale a estimé, à la suite d’un examen contradictoire de la situation fiscale personnelle du directeur général du groupe, qu’en tant que manager intéressé à l’opération de LBO, celui-ci avait bénéficié d’une partie du gain de cession du groupe dans le cadre d’un mécanisme d’intéressement des cadres dirigeants. Dès lors, sans faire application de la procédure de l’abus de droit fiscal, l’Administration a requalifié le gain net de cession, correspondant à la proportion de la valorisation des actions de préférence dans l’actif net de la société de managers, en tant que gain salarial. Pour soumettre ces gains au régime fiscal des traitements et salaires, l’administration fiscale considère qu’ils correspondaient à la rémunération d’un investissement non-aléatoire et sans risque, réalisé à raison des fonctions salariales exercées par les contribuables.
Le Tribunal administratif de Paris a prononcé la décharge des sommes mises à la charge du contribuable par l’Administration en considérant que la société civile qui était assujettie à l’impôt sur les sociétés « n’était pas, par nature, salariée du groupe ni d’aucun autre employeur » et ne pouvait donc pas voir ses gains imposés en tant que traitements et salaires.
Le Tribunal administratif a relevé que l’Administration n’avait pas fait application de la procédure d’abus de droit et n’avait, dès lors, pas démontré que la société civile « présentait un caractère fictif ou que sa création répondait à un but exclusivement fiscal en vue d’une application littérale de textes ou de décisions en méconnaissance des objectifs de leurs auteurs ». Par conséquent, l’Administration n’était ni en droit d’écarter l’interposition de la société civile, ni en droit de considérer que le gain avait été réalisé par le contribuable, ce qui rendait la requalification en salaire impossible.
En outre, bien que le Tribunal administratif ait noté que la qualité de salarié du groupe constituait bien une condition essentielle à l’entrée au capital de la société de managers et que les modalités de rachat des actions garantissaient au titulaire un gain proportionnel à son rang de manager au sein du groupe, un tel lien entre les fonctions salariales et l’attribution du gain de cession des titres ne permettait pas leur imposition au régime des traitements et salaires, et ce, du fait de l’interposition de la société civile.
Analyse de la décision
Cette décision fait suite aux arrêts du 13 juillet 2021 rendus par le Conseil d’Etat (CE, 13 juillet 2021, n°428506, n°435452, n°437498), qui ont confirmé la possibilité de taxer en traitement et salaires les gains résultant des instruments financiers d’un Management Package lorsque ces gains résultent « essentiellement de la qualité de salarié ou de dirigeant ».
Ce jugement s’inscrit également dans le prolongement logique de l’arrêt Hemery du 27 juin 2019 (CE, 27 juin 2019, n°420262), comptant parmi les décisions rendues dans l’affaire Wendel.
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat a refusé la requalification en traitements et salaires de la plus-value de cession d’actions de préférence réalisée par la société civile détenue par l’ancien directeur fiscal du groupe et sa femme, et ce, du fait de l’interposition de cette société soumise à l’impôt sur le revenu.
Comme pour notre jugement du 5 janvier 2022, l’administration fiscale se prévalait du fait que l’avantage consenti au contribuable l’avait été au titre d’un mécanisme d’intéressement mis en place au profit des cadres du groupe. En outre, l’Administration n’avait pas entendu écarter, sur le fondement de l’abus de droit, la société civile comme étant fictive ou comme ayant été créée dans le seul but d’éluder l’impôt et ne pouvait dès lors soutenir qu’une fraction de la plus-value réalisée par cette société devait s’analyser comme la rémunération de l’activité salariée du contribuable.
Par ce jugement, le juge administratif réaffirme l’impossibilité de requalifier les sommes litigieuses en traitements et salaires quand l’interposition des sociétés civiles ne peut être écartée lorsque la procédure d’abus de droit n’est pas appliquée. En effet, la société ne peut, par nature, percevoir de revenus relevant de la catégorie des traitements et salaires. Le Tribunal administratif confirme ici, pour la société civile soumise à l’IS, ce qui avait déjà été reconnu pour les sociétés civiles soumises à l’IR, le fait que le l’interposition d’une société civile fasse obstacle à la requalification des gains issus de management packages en traitements et salaires.
Il serait toutefois opportun de rester prudent en appréciant les risques, lors d’une opération de management package, d’application de la procédure de « mini abus de droit » par l’Administration dans l’optique d’écarter l’interposition d’une société civile au motif qu’elle a été créée pour un but principalement fiscal.
Même si certains commentaires sont sceptiques quant au succès que pourrait avoir la mise en œuvre des procédures d’abus de droit ou de « mini abus de droit » lors de telles opérations, au motif que l’interposition d’une société civile ne modifierait pas favorablement la situation du contribuable, il convient cependant de rester vigilant, dans la mesure où la nouvelle grille de lecture issue des arrêts de plénière associée à une procédure d’abus de droit aurait pu conduire à une solution juridictionnelle différente.
Le contexte impose aux différents acteurs de repenser leurs structures et leurs objectifs ; structurer une composante rémunératoire dans les managements packages à venir, par exemple des actions gratuites, pourrait contribuer à apaiser le débat.