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Non-déductibilité des pertes définitives d’un ES exonéré en vertu des dispositions d’une convention fiscale

Photo de la Cour de Justice de l'Union Européenne

Ne porte pas atteinte à la liberté d’établissement l’État membre qui refuse la prise en compte par une société résidente des pertes subies par son établissement stable (ES) situé dans un autre État membre dès lors qu’il a renoncé à son pouvoir d’imposer les résultats de cet ES en application de la convention fiscale bilatérale signée avec l’État membre d’accueil de cet ES.

Rappel

Pour mémoire, la CJUE juge qu’une législation nationale qui interdit de manière systématique la prise en compte des pertes subies par une filiale étrangère (CJUE, 13 décembre 2005, aff. 446/03, Marks et Spencer) ou un ES étranger (CJUE, 12 juin 2018, aff. 650/16, A/S Bevola), alors qu’elle permet une telle prise en compte, selon le cas, des pertes subies par une filiale ou une succursale nationale, constitue une restriction contraire à la liberté d’établissement, sauf à démontrer que cette restriction est justifiée et proportionnée. Dans le dernier état de sa jurisprudence, la CJUE considère que la restriction n’est pas proportionnée si la législation nationale interdit l’imputation des pertes étrangères définitives (CJUE, 21 février 2013, aff. 48/11 A Oy et CJUE, 19 juin 2019, aff.607/17 et 608/17, Memira et Holmen).

A ce jour, la portée de ces décisions suscite de nombreuses interrogations. Les juridictions du fonds tentent d’esquisser les critères permettant de conclure que les pertes dont l’imputation est réclamée sont ou non définitives.

La présente affaire ne contribue pas à simplifier la grille d’analyse s’agissant de l’imputation des pertes d’un ES. Elle apporte une subtile distinction selon que la restriction est issue du droit interne de l’État du siège ou au contraire de la répartition du droit d’imposer entre cet État et celui de l’ES en application d’une convention fiscale. En outre, les conclusions de l’avocat général font craindre à l’avenir de nouvelles restrictions quant au quantum de pertes susceptibles d’être imputé dans l’État du siège. 

L’histoire

En 2004 une société allemande crée une succursale au Royaume-Uni et cesse son exploitation quelques années plus tard (2007). Les pertes subies par cet ES au titre des exercices fiscaux 2005 à 2007 n’ont pas pu être déduits/reportés au Royaume-Uni. En dépit de l’exonération de l’impôt national allemand dont bénéficiaient les revenus de la succursale en application de la convention fiscale bilatérale en vigueur, la société allemande a revendiqué le bénéfice de l’exception dite « Marks & Spencer » – à savoir la prise en compte des pertes définitives de l’ES britannique lors de la détermination des revenus imposables du siège allemand à raison de l’exercice 2007.

L’administration fiscale allemande a cependant refusé de tenir compte de ces pertes britanniques pour calculer l’impôt national dû par le siège allemand au titre de cet exercice fiscal.

L’affaire est dès lors portée devant les juridictions allemandes. Celles-ci décident, pour la résolution du litige, d’adresser cinq questions préjudicielles à la CJUE (une question principale et quatre questions subsidiaires en cas de réponse affirmative à la première).

En substance, il s’agit de savoir si la liberté d’établissement s’oppose à l’impossibilité pour une société résidente d’un État membre de déduire de son revenu imposable à l’IS les pertes définitives subies par un ES situé dans un autre État membre, alors même qu’en vertu des dispositions de la convention fiscale en vigueur conclue entre ces deux États membres, l’État de résidence du siège a renoncé à imposer les résultats de cet ES non-résident.

Décision de la CJUE 

La CJUE répond négativement et juge que la liberté d’établissement ne s’oppose pas à ce qu’un État membre refuse de déduire du bénéfice imposable d’une société résidente les pertes définitives subies par son ES situé dans un autre État membre, dès lors que l’État membre « du siège » a renoncé à son pouvoir d’imposer les résultats de l’ES étranger en vertu d’une convention fiscale visant à éliminer la double imposition.

Pour trancher en ce sens, la Cour considère que la situation d’une société résidente détenant un ES non-résident situé dans un autre État membre n’est pas objectivement comparable à celle d’une société résidente détenant un ES résident, lorsque l’État membre « du siège » a renoncé, par la voie de l’exonération, en vertu d’une convention fiscale prévoyant l’élimination de la double imposition, à exercer son pouvoir d’imposition sur les résultats de cet ES non-résident (voir notamment en ce sens les arrêts CJUE du 17 juillet 2014, C48/13, Nordea Bank Danmark, point 24 et CJUE, 17 décembre 2015, C-388/14, Timac Agro, points 27 et 65 : s’agissant des mesures prévues par un État membre afin de prévenir ou d’atténuer la double imposition des bénéfices d’une société résidente, les sociétés qui détiennent un ES situé dans un autre État membre ne se trouvent pas, en principe, dans une situation comparable à celle des sociétés possédant un ES résident).

Ainsi, au regard de l’objectif consistant à prévenir ou atténuer la double imposition des bénéfices, cette différence « essentielle » de situations peut, en principe, justifier une différence de traitement sans porter atteinte à la liberté d’établissement.

La Cour précise à cet égard que cette solution ne remet pas en cause sa décision Bevola de 2018 puisque « […] dans cette affaire, l’État membre de résidence de la société qui demandait la prise en compte des pertes définitives subies par son établissement stable non-résident n’avait pas renoncé, au moyen d’une convention préventive de double imposition, à son pouvoir d’imposer les résultats de cet établissement. Il avait en effet décidé, unilatéralement, sauf en cas d’option, par la société en cause, pour un régime d’intégration fiscale internationale, de ne pas prendre en compte les bénéfices réalisés et les pertes subies par des établissements stables non-résidents de sociétés résidentes, alors que cet État membre aurait été compétent pour le faire, ce qui est différent ».

In fine, l’origine juridique de l’absence de déduction des pertes d’un ES non-résident justifie une appréciation différente de la comparabilité objective des deux situations selon qu’elle découle 1) d’une règle droit interne (arrêt Bevola) ou 2) d’une règle de droit conventionnelle (arrêt W AG).

On notera par ailleurs que le gouvernement français a présenté des observations écrites à l’occasion de cette affaire allant dans le même sens que la solution retenue par la Cour.

Enfin, par souci d’exhaustivité et dans l’éventualité où la Cour n’aurait pas suivi sa proposition de réponse, l’avocat général examine les questions 4 et 5, dont la teneur mérite d’être relevée :

L’avis du praticien : François Pierson

Que reste-t-il des espoirs suscités par l’arrêt Marks & Spencer de 2005 ? La grille de lecture proposée par la CJUE depuis cet arrêt n’a cessé de se complexifier, voire de s’obscurcir.

A l’issue de décisions complexes et parfois en apparence contradictoires, on sait que pour espérer imputer des pertes étrangères, il faut pouvoir notamment démontrer qu’elles sont devenues définitives. Les récentes décisions tant de la CJUE que des juridictions françaises nous ont appris que cette démonstration est en pratique très difficile, la liquidation de la filiale ou de la succursale n’étant pas une preuve suffisante.

Cette décision W AG ajoute une difficulté supplémentaire en introduisant une subtile distinction selon que l’interdiction d’imputer les pertes résulte d’une règle de droit interne ou d’une règle conventionnelle. Dans le premier cas, la restriction résulte de l’exercice du pouvoir d’imposer de l’État concerné qui peut contrevenir à la liberté d’établissement, dans le second, la restriction résulte de la répartition du droit d’imposer convenu entre deux États et échappe ainsi à la critique.

Sans qu’elle ne soit reprise par la Cour, la position de l’avocat général quant au quantum de pertes imputables (Question 4), si elle devait être confirmée par un arrêt ultérieur, apporterait le coup de grâce : en effet, l’entreprise qui viendrait à bout de ce parcours du combattant pourrait bien ne se voir récompenser que par une médaille en chocolat, à savoir l’imputation des seules pertes de l’exercice de liquidation.

On suivra donc avec d’autant plus d’intérêt la position qui pourra être retenue par le Conseil d’État suite à l’arrêt précité SCA Financière SPI Batignolles, dans lequel la CAA de Versailles a reconnu un droit à imputation en France des pertes définitives d’un ES luxembourgeois. 

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