La Cour administrative d’appel de Versailles (CAA Versailles, 3e ch., 18-11-2021, n° 19VE01727, Min. c/ SA Bureau Veritas) a considéré que des contraintes réglementaires locales (autres que fiscales) peuvent constituer des éléments de fait à prendre en compte lors de la détermination d’un prix de transfert.
Contexte et Décision
La Société a mis à disposition de ses filiales une marque, son savoir-faire et son assistance technique. Elle perçoit en contrepartie une redevance de 3 % du chiffre d’affaires hors groupe, au titre de la marque, et de 5 % du chiffre d’affaires hors groupe, au titre du savoir-faire et de l’assistance technique.
A l’occasion d’un contrôle, le service de vérification a observé que ces taux n’étaient pas ceux retenus par le groupe avec ses filiales brésiliennes et indiennes. Sur le fondement des dispositions de l’article 57 du Code général des impôts, il a ajusté ces taux pour les porter au niveau de ceux retenus pour les autres filiales. Afin de justifier les taux réduits, la Société a mis en avant les contraintes réglementaires locales.
La position du service a été rejetée en première instance. La Cour administrative d’appel de Versailles a confirmé ce rejet, retenant qu’il n’existe pas de transfert de bénéfice puisque la minoration est justifiée par des contraintes résultant de la législation du pays d’établissement de la filiale.
Une décision en cohérence avec les principes OCDE
L’Organisation de Coopération et de Développement Economique (« OCDE ») a pris en compte ces contraintes locales : les principes en matière de prix de transfert rappellent que « dans certains cas, un contribuable considérera qu’un prix de pleine concurrence doit être ajusté pour tenir compte des interventions de l’Etat sous la forme d’un contrôle des prix (et même des réductions de prix) ou des taux d’intérêt, de restrictions concernant la rémunération de prestations de services ou de prestations de gestion, d’une réglementation des versements de redevances, de subventions en faveur de certains secteurs, d’un contrôle de changes, de droits antidumping ou de mesures touchant au taux de change »[1].
L’Administration fiscale française a repris dans sa doctrine cette même position en indiquant que l’entreprise doit tenir compte de « l’incidence des mesures prises par les pouvoirs publics » (BOI-BIC-BASE-80-10-10 n°110) lorsqu’elle détermine ses prix intragroupe.
Des contraintes réglementaires locales peuvent ainsi créer une différence de situation à prendre en compte dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de prix de transfert d’un groupe multinational. Le juge d’appel indique ainsi clairement que ces contraintes réglementaires sont prises en considération « à titre d’élément de fait et de constatation matérielle, et non comme une appréciation de droit qui dicterait le traitement fiscal applicable en France » : leur prise en compte ne vise ni à écarter l’application du principe de pleine concurrence, ni à remettre en cause la souveraineté de l’Etat en matière d’imposition des bénéfices.
Hors du champ des prix de transfert, à l’occasion de sa décision SNC Immobilière GSE (Conseil d’État, 8e et 3e sous-sections réunies, 7 septembre 2009 – n° 303560, SNC Immobilière GSE), le Conseil d’Etat a déjà rejeté la qualification d’acte anormal de gestion retenu à l’encontre d’une société qui avait renoncé à percevoir des intérêts sur des versements accordés à ses filiales situées au Portugal, relevant l’espèce que « la réglementation du pays où est implantée cette filiale interdit le versement de ces intérêts ».
La prise en compte d’une contrainte locale doit être documentée
En l’espèce, le groupe a apporté une robuste documentation afin de démontrer l’existence de contraintes réglementaires locales l’ayant conduit à limiter les redevances perçues, en particulier une analyse détaillée présentant le cadre juridique ainsi que les conséquences pénales dont il serait frappé s’il ne les respectait pas.
Si elle ne précise pas les éléments que pourraient préparer les groupes à l’appui de leur position, la Cour indique en revanche que « les analyses produites par l’intéressé sont amplement documentées et circonstanciées », soulignant ainsi l’importance de ces éléments de présentation au soutien de sa position (la Cour relève que l’Administration de son côté n’apportait au contraire aucun élément de fait).
Les filiales du groupe faisaient face en l’espèce à des contraintes locales contraignantes. Au Brésil, le taux de redevances ne peut excéder 1 %, sous certaines conditions, sous peine de n’être fiscalement pas déductible et de poursuites pénales contre les représentants de la société, qui peuvent se conclure par des peines d’emprisonnement. En Inde, le versement des redevances est soumis à une autorisation préalable du gouvernement, qui ont été, en l’espèce, plafonnées par les autorités indiennes.
La facturation de management fees ou de redevances aux filiales établies dans certaines juridictions s’avère souvent complexe. L’Administration fiscale retient généralement une position défavorable aux groupes lors des nombreuses contestations dont ces situations font l’objet. La même Cour administrative d’appel de Versailles avait ainsi confirmé l’acte anormal de gestion relevé par l’Administration fiscale, dans son arrêt Bluestar Silicones France (Cour administrative d’appel de Versailles, 3e chambre, 09 Février 2021 – n° 16VE00352, Sté Bluestar Silicones France), constatant que le groupe n’apportait pas de justification à l’appui de ses explications, dès lors qu’il ne démontrait pas, « en l’absence notamment de refus formellement opposé par les autorités chinoises et brésiliennes, que la législation de chacun de ces pays interdirait le règlement de frais de [management fees] par des sociétés résidentes à des sociétés françaises ».
De la même manière et pour la même raison, dans sa décision récente Société Générale (Cour administrative d’appel de Versailles, 1re chambre, 09 février 2021 – n° 18VE04115 et 19VE00405, Sté Générale), la même Cour avait refusé de prendre en compte les contraintes de réglementation algérienne en matière de contrôle de changes faisant obstacle à la refacturation de frais à une filiale située en Algérie[2].
Cette décision vient ainsi compléter, de manière positive les précédentes. Elle indique clairement qu’une position générale ou une documentation peu étayée, uniquement limitée à l’existence générale d’une réglementation contraignante dans un pays, ne pourra pas emporter la conviction du juge. Pour administrer la preuve de la contrainte à laquelle ils font face localement, les groupes veilleront ainsi à préparer, en anticipant sur les débats à venir, les éléments de justification propres à la situation spécifique de leurs filiales dans ces pays (en particulier en mettant réellement en œuvre les procédures locales, afin de documenter les refus essuyés et la réalité des contraintes alléguées).
[1] Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales (« Principes OCDE ») – paragraphe 1.152 de la nouvelle édition de 2022, dont la portée n’a pas varié au fil des différentes versions de ces Principes depuis leur parution originale en 1995 (en dépit d’ajustements rédactionnels mineurs).
[2] Le gouvernement algérien applique un contrôle des changes visant à justifier et contrôler les opérations de transfert ou de rapatriement de sommes d’argent. Ainsi, certaines opérations peuvent être prohibées, soumises à autorisation (contrôle a priori), justifiées (contrôle a posteriori) ou autorisées (absence de contrôle). Source : Règlement N°07‐01 du 09/01/2007 (Algérie).