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Projet de Super Ligue : l’arbitrage du droit de la concurrence européen

Après l’arrêt Bosman qui avait marqué les esprits en 1995 en libéralisant les transferts de joueurs de football professionnel au sein de l’Union européenne, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a de nouveau été amenée à se prononcer sur la conformité au droit européen des règles d’organisation des compétitions de football professionnel.

Dans un arrêt fort remarqué de sa Grande chambre du 21 décembre 2023 (C-333/21), la CJUE n’a pas suivi les conclusions de l’avocat général et a jugé contraire au droit de la concurrence, les statuts de l’UEFA et de la FIFA, organisatrices des plus importantes compétitions de football européennes et internationales. C’est sur une question préjudicielle du Tribunal de commerce de Madrid que la CJUE a été amenée à juger qu’abusent de leurs positions dominantes, les deux associations de droit suisse en soumettant à leur autorisation préalable la création et l’organisation de la Super Ligue, un projet de championnat de football professionnel européen qui pourrait concurrencer la prestigieuse Ligue des Champions (organisée par l’UEFA). La Cour relève que l’abus de position dominante est également constitué par la volonté de ces associations de contrôler la participation des clubs et des joueurs à la Super Ligue sous peine de sanctions.

Perçue comme une victoire, voire comme la fin d’un monopole pour les porteurs du projet de Super Ligue, la solution doit cependant être tempérée par sa portée. En effet, la position de la CJUE est incontestablement un signal positif pour la liberté d’établissement des compétitions sportives au sein de l’Union européenne et pour l’exploitation des droits qui y sont attachés, mais elle ne signe pas pour autant la validation du projet de Super Ligue sur lequel la CJUE n’a pas statué.

Un projet de Super Ligue européenne

L’origine de cette affaire provient du projet de Super Ligue européenne initié par la société de communication A22 Sports Management et soutenu, au moins au départ, par quelques-uns des plus grands clubs de football européens. Le projet original consistait dans la création d’une ligue de football professionnel fermée, à l’instar des franchises de sport nord-américaines, à laquelle auraient adhéré, via le paiement d’un droit d’entrée, des clubs européens pour disputer une compétition sans relégation, ni promotion en fin de saison sportive. L’avantage pour ces clubs étant d’assurer ainsi des revenus plus constants que ceux perçus dans le cadre des compétitions européennes, auxquelles ils participent actuellement, dans la mesure où leur admission est conditionnée à leur classement en championnat national et cette participation est remise en cause chaque année.

Les porteurs du projet de Super Ligue ayant vu leur demande d’autorisation préalable d’organisation de la compétition rejetée par l’UEFA et la FIFA, qui ont en outre annoncé des sanctions à l’encontre des clubs qui la rejoindraient, la société A22 et l’ESLC (European Super League Company) ont saisi le Tribunal de commerce de Madrid.

Le tribunal madrilène a saisi la CJUE de plusieurs questions préjudicielles, notamment sur l’application et l’interprétation du droit européen de la concurrence, dont les articles 56, 101 et 102 du TFUE.

La réponse de la CJUE : abus de position dominante de la FIFA et de l’UEFA

L’activité économique en jeu

Cet arrêt est d’abord l’occasion pour la CJUE de réaffirmer que le sport peut être une activité économique et que des associations sportives, lorsqu’elles adoptent des règles d’ordre économique, doivent être soumises au droit de la concurrence.

En l’espèce, en dépit de leurs statuts d’association, les actions de la FIFA et de l’UEFA entraînent des conséquences économiques sur le marché de l’organisation de compétitions de football professionnel, ainsi que sur la commercialisation et l’exploitation des différents droits liés à ces compétitions.

Ce rappel n’est pas surprenant. En effet, dans le milieu sportif comme en dehors, il n’est pas inédit de voir le droit de la concurrence s’opposer à des pratiques provenant de règles d’associations ou d’ordres professionnels à l’égard de leurs membres et de candidats externes (voir notamment l’étude thématique sur les organismes professionnels de l’AdlC de janvier 2021 pour une vue d’ensemble).

La position dominante

La Cour rappelle ensuite que la FIFA et l’UEFA ne bénéficient pas d’un monopole légal puisqu’il est théoriquement possible d’organiser une compétition sans l’autorisation de ces deux associations. Pour autant, la réalité est bien différente compte tenu de la capacité de contrôle de ces dernières sur l’ensemble de l’écosystème du football européen et international (associations nationales, clubs, joueurs, etc.).

Dès lors que l’ensemble des clubs de football européens sont membres de ces associations, ils sont soumis aux règles adoptées par ces associatios, lesquelles ont alors un impact direct sur l’activité considérée.

Ainsi, ces organisations disposent d’une position incontestablement dominante sur les marchés de l’organisation et de la commercialisation de compétitions de football des clubs professionnels européens. La capacité de contraindre n’importe quel organisateur de faire valider son projet de compétition et d’obtenir une autorisation préalable auprès de ces institutions constitue indéniablement une barrière à l’entrée sur ce marché.

Le double abus de position dominante

Le premier abus de position dominante est constitué par l’édiction de règles relatives à l’autorisation de nouvelles compétitions de football. En effet, la CJUE confirme que les règles figurant actuellement dans les statuts et les règlements de l’UEFA et de la FIFA , règles discrétionnaires, ne répondent pas aux principes de transparence, d’objectivité, de non-discrimination et de proportionnalité qui sont requis par le droit de la concurrence.

La CJUE constate que « ces règles donnent auxdites entités [FIFA, UEFA] le pouvoir d’autoriser, de contrôler ou de conditionner l’accès de toute entreprise potentiellement concurrente au marché concerné, et de déterminer aussi bien le degré de concurrence qui peut exister sur ce marché que les conditions dans lesquelles cette éventuelle concurrence peut trouver à s’exercer » (CJUE C-333/21, point 176), ce qui a pour effet de restreindre considérablement le fonctionnement normal de la concurrence sur les marchés en cause.

La CJUE réaffirme la nécessité d’établir des règles communes non discrétionnaires mais fondées sur des critères matériels et des modalités procédurales objectives, assorties de sanctions pour l’organisation de compétitions en raison de l’importance sociale, culturelle et médiatique du football professionnel. Ce n’est donc pas tant le bien-fondé des règles de la FIFA et de l’UEFA qui est remis en cause, mais leur caractère discrétionnaire et non objectif.

Le second abus porte sur les règles de la FIFA et de l’UEFA, qui leur attribuent un contrôle exclusif sur l’exploitation commerciale des droits liés à ces compétitions. En effet, ces règles réservent notamment à la FIFA, « dans des termes clairs et précis, le pouvoir exclusif de déterminer, par voie réglementaire, les conditions d’exploitation et d’utilisation, par elle-même ou par un tiers, de ces droits. » et « elles réservent à la FIFA et à l’UEFA le pouvoir exclusif d’autoriser la diffusion de matches ou de manifestations, en ce compris ceux liés aux compétitions de football interclubs, sur des supports audiovisuels ou autres, sans restriction de lieu, de contenu, de date ou de moyens techniques. » (CJUE C-333/21, point 220).

La CJUE estime que « de telles règles peuvent être regardées en parallèle, d’une part, comme une « décision d’association d’entreprises » au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et, d’autre part, comme un comportement émanant d’une «entreprise » en « position dominante » et résultant de l’exercice d’un pouvoir de réglementation, donc d’un moyen différent de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises » (CJUE C-333/21, point 217).

Elle estime, au regard des éléments portés à sa connaissance, que « des règles telles que celles en cause au principal peuvent être regardées, en ce qu’elles substituent, de façon impérative et complète, un dispositif d’exploitation exclusive de l’intégralité des droits qui peuvent naître des compétitions de football professionnel interclubs organisées par la FIFA et par l’UEFA à tout autre mode d’exploitation qui pourrait être librement choisi en leur absence, comme ayant « pour objet » d’empêcher ou de restreindre la concurrence sur les différents marchés concernés, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, et comme constituant une « exploitation abusive » d’une position dominante, au sens de l’article 102 TFUE, à moins que leur caractère justifié ne soit établi. Il en va d’autant plus ainsi lorsque de telles règles se combinent avec des règles d’autorisation préalable, de participation et de sanction telles que celles faisant l’objet des questions précédentes » (CJUE C-333/21, point 230)

La Cour précise, conformément à sa jurisprudence, qu’elle laisse à la juridiction de renvoi le soin d’établir si leur caractère est justifié, ou non, au regard des éléments de preuve (notamment comptables et financiers) que les parties doivent apporter. Fidèle à sa pratique de « recommandations pédagogiques », la Cour, tout en répétant qu’il appartient à la juridiction nationale de renvoi de trancher, offre des éléments d’analyse qui indiquent sa position sur le sujet. Elle évoque d’ailleurs des « arguments convaincants » quant à la justification des rôles bénéfiques de l’UEFA et de la FIFA « compte tenu des caractéristiques essentielles des compétitions de football interclubs organisées à l’échelle mondiale ou européenne » (point 235).

L’entrave à la libre prestation de services

Le juge madrilène a également interrogé la CJUE sur la potentielle entrave à la libre prestation de services que pourraient constituer les règles posées par la FIFA et l’UEFA relatives à l’autorisation préalable de toute compétition créée par un tiers et aux sanctions qu’elles pourraient appliquer aux clubs qui y adhèreraient.

La CJUE répond, ici, sans équivoque en énonçant que l’ « article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des règles par lesquelles des associations qui sont responsables du football aux niveaux mondial et européen, et qui exercent en parallèle différentes activités économiques liées à l’organisation de compétitions, subordonnent à leur autorisation préalable la création, sur le territoire de l’Union, de compétitions de football interclubs par une entreprise tierce, et contrôlent la participation des clubs de football professionnel et des joueurs à de telles compétitions, sous peine de sanctions, lorsque ces règles ne sont pas encadrées par des critères matériels ainsi que par des modalités procédurales propres à en assurer le caractère transparent, objectif, non discriminatoire et proportionné » (CJUE C-333/21, point 257).

La portée de l’arrêt de la CJUE

L’arrêt rendu par la CJUE résulte de questions préjudicielles soulevées par le Tribunal de commerce de Madrid. Ainsi, la décision de la Cour de justice lie les tribunaux des États membres de l’UE mais elle ne tranche pas au fond le litige porté par la société A22 à l’encontre de la FIFA et l’UEFA. Cette tâche reviendra à la juridiction de renvoi.

C’est donc en réalité une victoire en demi-teinte pour les porteurs du projet de Super Ligue. En effet, si l’abus de position dominante est ici doublement reconnu, l’organisation de nouvelles compétitions de football au sein de l’Union reste toujours soumise aux procédures de validation de l’UEFA qui conserve sa double casquette en tant qu’instance qui organise et autorise les compétitions de football. Confirmant ce point, la CJUE a rappelé dans son communiqué de presse que le projet de Super Ligue « ne doit pas pour autant être nécessairement autorisé ». Il faudra donc suivre attentivement la décision du Tribunal de commerce de Madrid.

La décision est-elle historique ? Sans doute. L’arrêt de la CJUE pourrait potentiellement bouleverser l’économie du football professionnel européen ainsi que le fonctionnement des fédérations d’autres sports professionnels, dont les statuts et les règlements comporteraient des dispositions similaires.

Toutefois, la réaction des parties intéressées pourraient également limiter l’impact potentiel de cette décision. L’UEFA avait déjà admis des dysfonctionnements de ses règles et effectué des modifications, et ce dès 2022.

De leur côté, les fondateurs de la Super ligue ont eux aussi modifié le contenu de leur projet afin de s’adapter aux principes d’ouverture et de solidarité que défendent la FIFA et l’UEFA. Dès lors, si la Super Ligue voit le jour, ce ne sera plus sur un modèle fermé à l’américaine et réservé à quelques grands clubs fondateurs, mais une compétition ouverte à 64 clubs répartis en 3 ligues. Il est également prévu un mécanisme de solidarité avec le football amateur, à l’instar de ce qui est pratiqué par l’UEFA et la FIFA, et une retransmission en streaming gratuit de la compétition. Ainsi, les revenus de la compétition ne reposeront que sur les gains de la publicité et des éventuels sponsors.

Le modèle économique dominant en ce domaine ne serait donc pas bouleversé.

Sur un plan footballistique, il est difficile de savoir si cette nouvelle compétition interclubs, si elle devait exister, viendra réellement concurrencer la prestigieuse Ligue des Champions de l’UEFA. En revanche, sur un plan juridique, il est certain que la CJUE a rendu une décision qui fera date, confirmant que le droit de la concurrence, et plus largement le droit de l’Union européenne, a la capacité de rebattre les cartes de la structure de l’économie du sport.

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