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Régime de TVA sur marge : la Cour de Justice de l’Union Européenne apporte des précisions importantes

Régime de TVA sur marge : la Cour de Justice de l’Union Européenne apporte des précisions importantes

Cet article a initialement été publié dans le Quotidien du Tourisme le 21 janvier 2019. Il est reproduit sur notre blog avec l’accord de l’éditeur.

Régime de marge des agences de voyage : la CJUE confirme la règle d’exigibilité de la TVA à l’encaissement, et propose le recours à un taux de marge forfaitaire pour adapter cette règle d’exigibilité pour tenir compte du fait que les opérateurs ne connaissent pas le taux de marge définitif à l’encaissement des acomptes. Néanmoins, La Cour réaffirme également, en filigrane, le principe de calcul de la marge voyage par voyage, et met ainsi en péril le principe de neutralité de la TVA pour les opérateurs soumis au régime de marge.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a, en toute fin d’année 2018, rendu sa décision dans l’affaire Skarpa Travel (CJUE 19/12/2018, C-422/17).

 

Skarpa Travel est une agence de voyages polonaise. Elle s’était affranchie du paiement de la TVA au moment de l’encaissement des acomptes perçus des clients pour la vente de ses voyages, et avait repoussé la collecte de la TVA à la date à laquelle la marge était définitivement connue (c’est-à-dire à l’issue de la saison touristique). Le fisc polonais lui a reproché ce retard de collecte de TVA et l’a redressé.

Rappelons que la TVA est notamment régie par un texte européen qui s’impose à tous les Etats Membres de l’Union Européenne. Les conclusions du juge européen sur cette affaire polonaise peuvent donc potentiellement impacter directement les opérateurs français du tourisme.

Sur le fond, il s’agissait pour la Cour de répondre à deux questions :

A cette question, la Cour répond sans surprise que faute de disposition dérogatoire concernant l’exigibilité de la TVA dans le cadre du régime de TVA sur marge des agences de voyage, les règles d’exigibilité de droit commun doivent être appliquées, la collecte devant intervenir, en matière de services, au moment de la perception des acomptes ou de toute somme composant le prix du voyage (à condition bien entendu que les éléments du voyage soient désignés avec suffisamment de précision).

Cette solution n’appelle pas de commentaire particulier. Elle se situe dans la droite ligne de l’arrêt Commission contre Allemagne (C-380/16 du 8 février 2018) aux termes duquel, rappelons-le, la Cour avait indiqué que faute de disposition dérogatoire spécifique prévoyant un calcul de marge par période d’imposition, la marge imposable devait être déterminée opération par opération (voyage individuel par voyage individuel).

En effet, l’article 308 de la directive TVA dispose que la marge imposable se détermine en imputant le « coût effectif » des prestations achetées sur le prix payé par le client. Ces termes paraissaient exclure toute idée de coûts « prévus » ou « budgétés ». Pourtant, la Cour indique dans son arrêt que « la marge bénéficiaire de l’agence peut être déterminée sur le fondement d’une estimation du coût effectif total qu’elle aura, in fine, à supporter ». La CJUE, par la construction d’un concept de marge « estimée », fait donc œuvre novatrice et vient combler un vide législatif.

En ce qui concerne la mise en œuvre pratique, la CJUE invite les opérateurs à procéder en deux temps : au moment de la perception des acomptes, la base d’imposition peut être déterminée sur la base d’un taux de marge théorique, estimé à partir des coûts effectifs anticipés. Lorsque la marge « réelle » est définitivement connue, la TVA précédemment acquittée peut être ajustée sur les déclarations de l’opérateur.

Bien que cette innovation mérite d’être saluée, elle ne neutralise pas les conséquences malheureuses de la décision Commission contre Allemagne rendue en février 2018, bien au contraire. Comme rappelé plus haut, la CJUE a, par cette décision, érigé comme principe exclusif le calcul de la marge imposable voyage individuel par voyage individuel, condamnant par la même occasion toute méthodologie de calcul périodique.

D’abord, et quoi qu’en dise l’avocat général (repris par la Cour) qui indique dans l’affaire Skarpa Travel que toute agence de voyages soucieuse de ne pas subir de pertes établira probablement une estimation assez détaillée des coûts prévus avant d’organiser et de promouvoir un voyage, il n’est pas contestable que le calcul de la marge voyage individuel par voyage individuel est très pénalisant car il nécessite un traitement administratif significatif, et donc un surcoût pour les opérateurs qui dépasse, de loin, ce qui est normalement acceptable pour des assujettis. Car rappelons-le, en matière de TVA, les assujettis assument gracieusement le rôle de collecteur de l’impôt en lieu et place des autorités publiques.

De surcroît, le calcul de la marge voyage par voyage a pour conséquence de rendre la TVA due sur la totalité de la marge générée par tous les voyages financièrement bénéficiaires, sans possibilité de compenser avec la « marge négative » générée par la vente de voyages à perte durant la même période. Les dépenses étant, pour le calcul de la marge imposable, retenues TTC et sans possibilité de récupérer la TVA dans les Etats membres concernés, la TVA encourue sur les dépenses engagées pour des voyages vendus à perte devient donc un coût définitif pour les agences de voyages (pour la partie des dépenses excédant le prix de vente du voyage).

Cette conclusion nous semble totalement opposée au principe de neutralité de la TVA, alors que les opérateurs du tourisme sont pleinement éligibles au bénéfice de ce principe. En effet, ils exercent une activité ouvrant pleinement droit à déduction, quand bien même la récupération de la TVA s’effectue « base sur base », et non « taxe sur taxe », du fait des modalités de calcul spécifiques inhérentes au régime de marge.

La Cour le confirme d’ailleurs dans l’arrêt Skarpa Travel, prenant la peine de préciser que « l’interprétation des dispositions de la directive TVA ne saurait avoir pour conséquence de rendre impossible, dans les faits, le calcul exact de la base d’imposition prévue spécifiquement à son article 308, lequel suppose que l’agence de voyages puisse déduire du prix total, hors TVA, payé par le voyageur, l’intégralité des coûts effectifs supportés par cette agence pour les livraisons de biens et les prestations de services d’autres assujettis, dans la mesure où ces opérations profitent directement au voyageur ».

On ne peut que regretter que les conséquences pratiques de la décision Commission contre Allemagne mettent à mal ce principe.

En définitive, l’affaire Skarpa Travel s’inscrit dans le fil de décisions qui risquent de semer un peu plus le désordre dans un régime déjà bien difficile à appréhender. La faute n’est pas principalement imputable à la CJUE : ce désordre résulte avant tout de l’inadaptation des dispositions de la Directive européenne TVA, sur la réforme desquelles les Etats membres ont été incapables de s’entendre depuis plus de vingt ans. Il ne serait pas acceptable – au regard des principes fondamentaux de la TVA – que cette incapacité cause préjudice aux opérateurs. A cet égard les dispositions aujourd’hui applicables en France paraissent davantage en ligne avec les principes directeurs de la TVA.

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