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Théorie de l’imprévision : que retenir de l’application de l’article 1195 du Code civil par le Tribunal de commerce de Paris ?

Alors que les tribunaux s’étaient révélés jusqu’à présent réticents à appliquer la théorie de l’imprévision de l’article 1195 du Code Civil, une innovation issue de l’Ordonnance de 2016 réformant le droit des contrats, par peur de s’immiscer et de toucher à l’économie du contrat, un arrêt récent du Tribunal de commerce de Paris (14 décembre 2022, n°2022033136) a prononcé, sur ce fondement, la résolution d’un contrat. Il s’agissait en l’espèce d’un contrat-cadre de référencement, conclu avant le début du conflit Russo-Ukrainien, dont l’exécution était rendue excessivement onéreuse pour une des parties en raison de l’envolée du prix du gaz.

Un outil jugé trop interventionniste

Bien que l’article 1195 du Code Civil soit souvent invoqué (une recherche sur les bases de données de jurisprudence révèle une très forte occurrence de la mention de l’article en question), il existe, en pratique, très peu de décision qui ont, jusqu’alors, fait application du régime légal de l’imprévision. La théorie de l’imprévision, qui fut mise sur le devant de la scène du droit privé au moment de la Première Guerre mondiale, permet au juge de rééquilibrer des contrats lorsque leur exécution devient excessivement onéreuse pour une partie en raison de circonstances extérieures exceptionnelles, telle qu’une guerre. Pour ce faire, le juge peut « procéder à son adaptation », c’est-à-dire « réviser le contrat », ou prononcer sa résiliation, c’est-à-dire « y mettre fin ».

En 2016, cette théorie, jusqu’alors rejetée en droit privé des contrats, était codifiée à l’article 1195 du Code Civil. Le régime légal de la révision, ou résolution, pose quatre conditions cumulatives : (i) un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat (ii) qui rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie (iii) laquelle n’avait pas accepté d’en assumer le risque, et (iv) une renégociation du contrat entre les parties qui n’a pas abouti.

Pour autant, cette codification n’a pas entraîné une application fréquente de cet outil par le juge, lequel ne s’est pas emparé de cette faculté de réviser les contrats. Il est très rare, depuis sept ans, de trouver des arrêts où les juges ont accepté de s’immiscer dans les relations entre les parties pour imposer une révision, ou une résiliation, du contrat et ainsi « sanctionner » l’échec de la renégociation qui a amené les parties devant eux.

Beaucoup expliquent cette frilosité judicaire par l’attachement du juge français au contrat « chose des parties » et à l’idée que le juge ne doit pas s’immiscer dans leurs relations. Le juge considérerait qu’appliquer cette théorie reviendrait à « modifier l’économie du contrat et donc à en apprécier l’équilibre » (CA de Nancy, 10 novembre 2021 n°21/01022). C’est aller à l’encontre du principe de la force obligatoire du contrat. Cette approche, encore dominante pour les juristes, procède d’une vision subjective du contrat. Admettre la révision pour imprévision se défend pourtant dans une approche plus objective du contrat, le changement des circonstances justifiant une révision au fondement de la bonne foi ou en raison des conséquences économiques induites pouvant menacer l’intérêt général (par exemples des défaillances d’entreprises).

La guerre en Ukraine : la condition de  
« l’excessivement onéreux » enfin satisfaite ?

Dans ce contexte, l’arrêt du Tribunal de commerce de Paris du 14 décembre 2022 (n° 2022033136), apparaît à première vue comme une petite « révolution ».

Dans cette affaire, une filiale française d’un groupe espagnol qui fournissait des carreaux de céramique avait conclu un contrat en septembre 2020 avec une autre société chargée de vendre ces carreaux à des clients. Les conditions de vente étaient définies dans le contrat-cadre. Seulement, avec la crise du COVID, puis la guerre en Ukraine, les prix des matières premières, de l’énergie et du transport ont explosé et il est devenu très difficile, voire impossible pour le fournisseur de maintenir l’approvisionnement des carreaux de céramique au prix initial.

Après de vaines tentatives de négociations, le fournisseur a saisi le Tribunal de commerce sur le fondement de la théorie de l’imprévision de l’article 1195 du Code Civil pour demander la révision du contrat.

Le Tribunal n’a pas fait droit à cette demande de révision au motif que le demandeur « ne lui donnait pas les éléments nécessaires pour mesurer le bien-fondé des modifications du tarif présentées ». Toutefois, le Tribunal a accédé à la demande subsidiaire du demandeur et a prononcé la résiliation du contrat sur le fondement de l’article 1195 du Code Civil.

Il reconnaît donc enfin une situation dans laquelle les conditions d’application de l’article sont réunies. Il considère notamment que la hausse exceptionnelle du coût de l’énergie n’était pas prévisible lors de la négociation du contrat un an auparavant et que le demandeur n’avait pas accepté d’assumer le risque financier résultant de cette situation.

Une portée de la décision qui reste limitée

La portée de cette décision doit cependant être mesurée.

Tout d’abord, on a dit que le juge esquive une nouvelle fois, ici, la possibilité d’user de son outil révisionniste, qui reviendrait à s’insérer trop frontalement dans l’économie du contrat, et préfère prononcer la résiliation.

Il est toutefois possible, à rebours de cette lecture, de considérer que, combinant les approches volontaristes et objectives du contrat, le juge, loin de refuser de réviser le contrat, prenant acte de son incompétence à se substituer aux parties, se borne à leur faire supporter la preuve du bien-fondé de la révision sollicitée.

En ce sens, cette décision est une application entière de l’article 1195 du Code Civil, dont le régime procédural est précisé par le juge : à la partie demanderesse de justifier la pertinence des révisions sollicitées.

Concernant ensuite l’impact de cette résiliation, qui intervient à la date du jugement, il doit aussi être minimisé selon certains puisque le contrat de l’espèce devait de toute façon prendre fin au 31 décembre 2022. Ce détail factuel (non négligeable) n’est cependant pas totalement clair dans la décision puisqu’elle précise que des modalités de renouvellement avait été prévues par les parties.

Si cette échéance du 31 décembre 2022 était considérée comme acquise, la décision judiciaire n’a pas changé la relation des parties. En revanche, si le contrat prévoyait un mécanisme de renouvellement à la main de la partie défenderesse (comme le suggère l’exposé des faits), alors la décision modifie bien l’exécution du contrat.

Le jugement ne permet pas de connaître précisément l’accord des parties sur ce point.

La théorie de l’imprévision reste un outil utilisé avec une très (trop) grande parcimonie par les juges, mais ces derniers se montrent parfaitement capables de s’en saisir. Indiscutablement, la solution retenue a des mérites.

En premier lieu, elle contribue à préciser les conditions d’application de l’article 1195. Tout particulièrement, concernant l’imprévisibilité, on distingue le risque prévisible (les fluctuations normales déclenchées par la crise du covid qui n’était pas imprévisible au moment de la conclusion du contrat) et la véritable imprévisibilité (les hausses considérables dues au déclenchement de la guerre en Ukraine).

Pour que l’imprévisibilité soit caractérisée, il faut donc regarder non seulement la date de conclusion du contrat, mais également le caractère extraordinaire de la fluctuation. En l’espèce, le demandeur subissait une hausse de 316 % rien que sur le prix du gaz.

En deuxième lieu, on constate que pour que le juge accepte de réviser le contrat, le demandeur doit démontrer le bien-fondé des modifications du tarif demandé.

Le juge du fond, conformément à son office, tel qu’il est conçu dans un système de droit continental, est prêt à réviser le contrat en application du régime de l’article 1195 du code civil, non en s’immisçant dans l’économie du contrat, mais en appréciant le bien-fondé des révisions sollicitées, en l’espèce les nouveaux calculs des tarifs.

En pratique, la ligne directrice offerte par cette décision est claire : les parties contractantes qui souhaiteront faire valoir une révision pour imprévision devront (i) démontrer le changement de circonstances aux conséquences extraordinaires sur l’exécution du contrat mais également (ii) présenter au juge les révisions sollicitées et justifiées de manière précise, détaillée et cohérente.

C’est à ces conditions seulement qu’elles peuvent espérer obtenir la révision judiciaire du contrat. À défaut, le juge ne pourra que mettre fin au contrat, ce qui n’est pas une solution négligeable selon le cas d’espèce.

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