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Prix de transfert : un changement radical s’impose

Prix de transfert : un changement radical s’impose

Les « prix de transfert » sont les prix qui sont pratiqués au titre des échanges internationaux entre sociétés du même groupe. Leur réglementation répond à un objectif de partage de la base taxable des multinationales entre leurs filiales qui soit acceptable pour tous les Etats concernés. Selon les règles de l’OCDE, les prix de transfert doivent être conformes au principe de pleine concurrence (« le PPC »), c’est-à-dire qu’ils doivent être similaires aux prix pratiqués par des sociétés indépendantes soumises aux mécanismes du marché.

Pierre angulaire de la pratique actuelle des prix de transfert, le PPC souffre de carences théoriques et pratiques qui ne lui permettent plus de répondre aux exigences des Etats en matière d’équité fiscale, pas plus qu’au besoin de sécurité juridique des entreprises (1). L’établissement rapide d’un nouveau consensus international est indispensable, faute de quoi le risque est grand de voir se développer un mouvement de balkanisation fiscale aux conséquences économiques dramatiques (2). Les résultats préliminaires du projet BEPS montrent que l’OCDE a pris conscience des déficiences du PPC, il n’est cependant pas encore certain que les évolutions envisagées permettront de résoudre la crise actuelle. La mise en œuvre d’une réglementation d’un genre très différent, fondée sur une méthode de profit split généralisée, apparait comme la seule solution au problème (3).

1. La règlementation des prix de transfert est fondée sur des principes économiques erronés

Développé en 1935 au sein du comité fiscal de la Société des Nations, le PPC s’est imposé depuis comme la norme internationale en matière de prix de transfert. Sa formulation la plus récente, exposée dans les lignes directrices de l’OCDE de 2010, indique que les prix de transfert doivent être fixés au niveau du « prix de marché » des biens échangés.

Cette référence au « prix de marché » est cependant fondée sur deux erreurs économiques fondamentales :

une multinationale vaut plus que la somme de ses parties

La théorie économique moderne de la firme explique la création des multinationales par l’existence d’un surplus, ou surprofit d’intégration, qui est obtenu par l’entreprise lorsqu’elle choisit d’internaliser ses transactions plutôt que de recourir au marché. A titre d’exemple, dans de nombreuses situations, il est plus profitable de créer une filiale de distribution à l’étranger plutôt que de passer par un importateur local tiers. Ce surplus d’intégration est la résultante d’une réduction des coûts de transaction inhérents aux relations de marché. Ces coûts sont parfois si importants que tous les acteurs d’une industrie sont contraints de faire le choix de l’intégration verticale pour rester compétitifs (par exemple dans le secteur de l’énergie ou du luxe).

Le PPC, qui est fondé sur l’idée que les transactions internes peuvent être comparées à des transactions sur le marché, néglige donc explicitement l’existence des coûts de transaction, pourtant à l’origine de la création des multinationales. Pratiquement, l’utilisation des méthodes traditionnelles de prix de transfert conduit à une répartition arbitraire ou aléatoire, du surprofit d’intégration entre les différentes filiales engagées dans les transactions intragroupes, et donc à un partage inéquitable du profit entre les filiales.

les benchmarks ne permettent pas d’établir des prix de transfert fiables

Deux méthodes sont principalement utilisées pour établir les prix de transfert : une méthode de comparaison directe de prix : la méthode « CUP », et une méthode d’évaluation d’un prix de marché « virtuel » (méthode MTMN). Certaines évolutions récentes du fonctionnement des multinationales ont rendu la méthode CUP très largement obsolète : l’apparition de chaînes de valeur internationales (c’est-à-dire le morcellement du processus de production et l’allocation de chaque tâche intermédiaire à la zone géographique la plus adaptée) et l’importance désormais prépondérante des actifs incorporels (brevets, marques, savoir-faire) dans le processus de production. En raison de ces deux phénomènes, les biens échangés entre filiales d’un même groupe sont le plus souvent spécifiques, puisqu’il s’agit de pièces intermédiaires dans un processus de production intégré qui fait intervenir un actif incorporel unique. Ainsi, dans la grande majorité des cas, les biens échangés en interne ne font l’objet d’aucune transaction sur un marché libre et il est impossible de procéder à une comparaison directe des prix.

La réglementation des prix de transfert repose donc majoritairement sur l’évaluation du « prix de marché virtuel » de biens qui ne sont pas échangés sur des marchés. Il s’agit donc d’un nouvel avatar de la problématique scholastique du « juste prix », à laquelle il n’existe malheureusement pas de solution théorique. Les lignes directrices de l’OCDE proposent de considérer que le prix « normal » d’un bien peut être reconstruit en ajoutant aux coûts de production une marge de profit « normale » établie sur la base d’une analyse statistique. Cette méthode repose en fait sur l’idée – tout à fait fausse – que le taux de profit comptable d’entreprises « comparables » a tendance à s’égaliser. Les théories économiques du profit, ainsi que l’analyse statistique des comptes des entreprises, démontrent au contraire l’absence totale de corrélation entre le profit généré et le profil fonctionnel de la société. L’application concrète de cette méthode conduit donc à des résultats très largement aléatoires.

En raison de ces deux erreurs économiques, la réglementation actuelle des prix de transfert conduit à un partage largement arbitraire (ou aléatoire) de la base taxable des multinationales entre leurs filiales. Outre l’incertitude juridique qu’elle fait peser sur les multinationales, qui n’ont pas de garanties que leur politique de prix de transfert ne sera pas remise en cause, l’absence d’équité dans la répartition géographique du profit est à l’origine de la crise que traverse actuellement le PPC.

2. La nécessité d’établir un nouveau consensus international en matière de fiscalité est impérieuse

En dépit de ses carences, le PPC a fait l’objet d’un vaste consensus pendant des années. Les pays de l’OCDE, qui avaient seuls voix au chapitre, privilégiaient en effet un objectif d’efficacité à l’objectif d’équité fiscale. Ils estimaient en effet qu’une réglementation permettant de réduire les risques de double imposition était susceptible de favoriser le développement du commerce international, avec des effets économiques positifs qui compensaient les potentielles pertes fiscales liées à un calcul imprécis de la part de profit des multinationales qu’ils étaient en droit de taxer.

Deux évènements ont totalement transformé cette situation. L’importance économique des multinationales s’est tout d’abord accrue au point que la fiscalisation de leurs profits a pris une dimension macroéconomique (en 2010, les multinationales généraient un chiffre d’affaires cumulé d’environ 30 tr$, à comparer avec un PIB Mondial d’environ 60 tr$, et un profit cumulé de 2 à 3 tr$). En outre, les pays de l’OCDE font aujourd’hui face à une grave crise de leurs finances publiques, créant une pression significative pour augmenter leurs revenus fiscaux afin de maintenir leur modèle d’Etat providence. L’effet conjoint de ces deux phénomènes a naturellement mis la réglementation des prix de transfert au sommet de l’agenda politique. Le PPC a fait l’objet de vives critiques et l’objectif d’équité fiscale est repassé au premier plan, ce dont témoigne le mandat confié à l’OCDE pour proposer une réforme ambitieuse des principes de la fiscalité internationale (projet « BEPS »). Le front de la critique du PPC englobe également les pays émergents, notamment les BRICs (le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine), dont le poids dans le commerce mondial est croissant, et qui estiment que le PPC n’est pas susceptible de leur allouer une part de la base taxable mondiale qui corresponde au véritable profit qu’une multinationale obtient en installant une filiale sur leur territoire.

La crise que traverse le PPC n’est donc pas conjoncturelle mais procède au contraire de mouvements macroéconomiques de fond dont les effets ne sont pas près de s’atténuer. Face à un consensus politique à peu près total sur les carences du système actuel de réglementation des prix de transfert, il apparaît clairement que le statu quo n’est pas durable et qu’un changement de paradigme va intervenir à moyen terme. A cet égard, deux grandes possibilités sont envisageables : soit les Etats arrivent à s’entendre sur un nouveau régime de partage de la base taxable des multinationales, soit le consensus international éclate, et chaque Etat va établir unilatéralement la proportion du profit total qu’il estime légitime de taxer – ce qui est déjà partiellement mis en œuvre par le Brésil ou l’Inde.

Le développement de comportements non collaboratifs de cette nature ferait peser un risque très important de taxations multiples des profits des multinationales. Celles-ci réduiraient alors certainement leurs échanges internationaux (biens et capital), ce qui aurait un effet de ralentissement de l’économie dramatique, comparable à celui d’une augmentation générale des droits de douane.

Pour éviter ce scénario catastrophe, mais malheureusement tout à fait probable compte tenu des tensions protectionnistes actuelles, il y a donc une nécessité impérieuse de construire des outils réglementaires susceptibles de donner lieu à un nouveau consensus international.

3. La méthode de partage de profit est la plus à même de servir de base à un nouveau consensus international

La méthode du partage des bénéfices (ou profit split) consiste à prendre en compte le bénéfice consolidé d’une multinationale et à le partager entre ses filiales à l’aide d’une clef ad hoc (qui peut être différente dans chaque cas). Si la clef d’allocation est pertinente, cette méthode permet de surmonter les carences théoriques du PPC car (i) elle tient explicitement compte de l’existence du surprofit d’intégration qu’elle partage entre les filiales et (ii) elle permet de s’affranchir des problématiques de benchmarks dont on a vu qu’elles étaient insolubles. Cette méthode permet en outre théoriquement de satisfaire les objectifs d’équité explicitement exprimés par le G20 en attribuant à chaque filiale une part de la base taxable qui correspond à la valeur réelle de sa contribution au profit du groupe.

Après soixante-dix ans de domination du PPC, il semble que les avantages de la méthode de partage de profit soient maintenant généralement reconnus, et que son utilisation soit de plus en plus largement recommandée. Cette méthode fait en effet l’objet d’un vaste consensus dans le monde universitaire. Par ailleurs, son utilisation a été proposée par la Commission Européenne dans le cadre du projet de directive ACCIS (Assiette Commune Consolidée d’Imposition des Sociétés), et par plusieurs pays émergents dans le rapport de l’ONU. La position de l’OCDE à son sujet est en revanche moins claire. Les documents rendus publics le 16 Septembre dernier dans le cadre de BEPS montrent en effet que l’OCDE a une compréhension fine des limitations du PPC, et des avantages du partage de profit, pour autant, l’institution n’a pas encore réalisé son aggiornamento.

L’essentiel des travaux de BEPS portant sur les prix de transfert ne sera publié qu’en 2015, il serait donc prématuré de porter un jugement sur les conclusions des travaux de l’OCDE dans ce domaine. Soulignons toutefois que même si les propositions actuelles semblent aller dans le bon sens, une amélioration marginale du PPC ne sera probablement pas suffisante pour fonder un nouveau consensus. Il faut donc espérer que l’OCDE soit capable de proposer une solution radicalement différente, fondée sur l’utilisation généralisée de méthodes de partage de profit. La principale difficulté de cet exercice concerne évidemment l’établissement de principes généraux permettant de partager « équitablement » le profit d’une multinationale entre ses filiales. Il est en effet essentiel de mettre au point des lignes directrices objectives, claires et acceptables par tous pour identifier et quantifier les sources de génération de profit, faute de quoi chaque Etat pourrait considérer que la plus grande partie du profit est attribuable à la filiale située sur son territoire, ce qui reviendrait à nouveau à multiplier les risques d’impositions multiples, soit passer de Charybde en Scylla. La solution théoriquement exacte de ce problème est trop complexe à mettre en œuvre pratiquement et il n’existe, à ce jour, aucuns principes économiques généralement acceptés, ni aucune jurisprudence de référence permettant de réaliser un profit split équitable. Le problème est donc encore largement ouvert et sa réalisation va nécessiter un très important travail à la fois économique, comptable et fiscal, qu’il est cependant essentiel de mener à son terme aussi vite que possible.

Lorsqu’en 1923, la Société des Nations a dû jeter les bases de la fiscalité internationale, elle faisait face à un vide théorique pratiquement total. Elle a donc mandaté quatre éminents économistes (les professeurs Bruins, Einaudi, Seligman et Stamp) pour produire un rapport présentant les principaux enjeux théorique du problème. Cette analyse lui a ensuite permis de proposer un cadre réglementaire qui s’est avéré satisfaisant pendant plus de 70 ans. L’OCDE se trouve aujourd’hui dans une période charnière tout à fait comparable, et il lui incombe de produire une analyse suffisamment précise du fonctionnement actuel de l’économie internationale pour proposer de nouvelles règles fiscales durables, qui puissent servir de socle à la poursuite du développement des échanges internationaux. C’est peu dire que l’enjeu est de taille.

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