Le Conseil d’État, statuant en seconde cassation, vient mettre un point final au contentieux « Sté Conversant International Ltd ». Nous revenons sur cette décision, riche d’enseignements, avec l’éclairage précieux de Pascal Boher, Vanessa Irigoyen et Robin Maubert.
Rappel des faits et du contentieux
Une société irlandaise exerçant une activité de marketing digital a conclu, le 1er janvier 2008, avec une société française du même groupe, un contrat de prestations de services, laquelle s’engageait à lui fournir dans ce cadre différents services (support marketing, management, assistance back-office et administratifs), rémunérés sur la base d’un cost + 8 %.
L’Administration a considéré que la société irlandaise n’était, en réalité, qu’une entité de facturation et de signature des contrats, dont l’activité de marketing était réalisée en France avec les moyens de la société française. Elle fondait son analyse sur la caractérisation en France, à la fois d’une installation fixe d’affaires dans les locaux de la société française, ainsi que sur celle d’agent dépendant exerçant de façon habituelle, en France, des pouvoirs lui permettant de conclure des contrats au nom de la société irlandaise (CGI, art. 209 et convention fiscale franco-irlandaise, art. 2).
Considérant qu’elle était en présence d’une activité occulte exercée en France par la société, l’Administration a appliqué le délai spécial de reprise de 10 ans (LPF, art. L. 169 et L. 174), ainsi que la majoration de 80 % (CGI, art. 1728, 3).
L’affaire a été portée, une 1re fois, devant le Conseil d’État, qui a retenu l’existence d’un établissement stable en France, tant au regard de l’IS que de la TVA, en se fondant, de manière inédite, sur des commentaires OCDE publiés postérieurement à la conclusion de la convention fiscale applicable en l’espèce (convention franco-irlandaise), rompant avec sa pratique usuelle (voir en ce sens, CE, 30 décembre 2003, n°233894, SA Andritz).
Il a ainsi jugé qu’à la lumière des paragraphes 32.1 et 33 des commentaires OCDE publiés en 2003 et 2005, relatifs à la notion d’agent dépendant, une société française qui décide de manière habituelle de transactions que la société irlandaise se borne à entériner, même si elle ne conclut pas formellement de contrats à son nom, doit être regardée comme disposant de pouvoirs lui permettant de l’engager dans une relation commerciale. Considérant que tel était le cas en l’espèce, il en a conclu que la société irlandaise disposait bien d’un établissement stable en France (CE, 11 décembre 2020, n°420174).
L’affaire a alors été renvoyée à la CAA de Paris, laquelle a confirmé l’existence d’un établissement stable, tant au regard de l’IS que de la TVA.
En revanche, faisant preuve d’une souplesse certaine, la Cour a écarté la qualification d’activité occulte (CAA Paris, 8 décembre 2021, n°20PA03971).
On rappelle qu’une activité est considérée comme occulte lorsque le contribuable n’a pas déposé dans le délai légal les déclarations qu’il était tenu de souscrire, et qu’il n’a pas fait connaître son activité à un CFE ou au greffe du tribunal de commerce, ou qu’il s’est livré à une activité illicite.
La preuve du caractère occulte est présumée apportée dès lors que le contribuable ne s’est pas acquitté de ses obligations déclaratives, sans que l’Administration ne soit tenue de démontrer de surcroît que son comportement révélait son intention de dissimuler son activité (CE, 7 décembre 2015, n° 368227, Frutas y Hortalizas SL).
Le contribuable peut toutefois renverser cette présomption, en faisant valoir qu’il a commis une erreur justifiant qu’il ne se soit acquitté d’aucune de ses obligations déclaratives (solution d’abord limitée à l’application de la majoration pour activité occulte, CE 7 décembre 2015, n° 368227, Sté Frutas y Hortalizas Murcia SL, puis transposée à l’application du délai spécial de reprise de dix ans, CE 21 juin 2018, n° 411195).
Au cas d’espèce, la société n’avait effectivement pas satisfait à ses obligations déclaratives, et ne s’était pas davantage fait connaître d’un CFE.
La CAA de Paris a relevé que, ce n’est toutefois que « postérieurement aux années d’imposition en litige que la jurisprudence a adapté la notion traditionnelle d’établissement stable à l’économie numérique ».
Elle en a ainsi conclu que, « compte tenu des incertitudes majeures existant au cours desdites années sur les modalités d’imposition des groupes internationaux exerçant leur activité dans ce secteur, l’absence de souscription de déclaration par la société doit être regardée comme ayant constitué une erreur justifiant qu’elle ne se soit pas acquittée de ses obligations ».
Dans ses conclusions (suivies) son rapporteur public, Julia Jimenez, soulignait que le cadre juridique applicable à l’espèce, faisait, jusqu’à l’intervention de la décision du Conseil d’État en 1re cassation dans la présente affaire, « l’objet de débats doctrinaux et jurisprudentiels », de sorte qu’il « ne saurait être reproché à la société requérante de ne pas avoir anticipé l’interprétation future que le Conseil d’État allait finalement retenir ».
La Cour a ainsi écarté la qualification d’activité occulte et donc l’application de la prescription allongée de 10 ans (au cas d’espèce, le redressement tombe pour la seule année 2009) et des pénalités de 80 %.
On notera que par le passé, le juge de l’impôt a déjà admis d’apprécier l’existence d’une erreur du contribuable à la lumière du degré d’incertitude jurisprudentielle et doctrinale entourant l’application de la règle fiscale litigieuse.
Ainsi – dans un domaine bien différent – le Conseil d’État a reconnu le droit à l’erreur des joueurs de poker en matière de délai allongé de prescription du droit de reprise (CE, 21 juin 2018, n°411195) comme en matière de majoration pour activité occulte (CE, 22 novembre 2019, n°429286), considérant qu’au titre des années en litige devant lui, ni l’Administration, ni la jurisprudence n’avaient estimé que les gains tirés d’une telle activité étaient imposables à l’IR.
On soulignera qu’il a toutefois nuancé sa position, en jugeant, quelques années plus tard, qu’une incertitude doit être considérée comme levée par « la jurisprudence », en présence de « plusieurs décisions définitives rendues par les juges du fond » (CE, 5 juillet 2023, n°470936).
La décision du Conseil d’État en 2de cassation
Devant le Conseil d’État, les débats ne portaient plus – en matière d’IS à tout le moins – sur la reconnaissance de l’existence d’un établissement stable.
Sur la question du droit à l’erreur
S’agissant de la question du droit à l’erreur, permettant à la société requérante de s’opposer à la qualification d’activité occulte, le Conseil d’État répond par la négative.
Il juge ainsi, par un considérant bref, que, par sa décision du 11 décembre 2020, « le Conseil d’État s’est borné à éclairer l’application au cas particulier (de la société requérante) des critères permettant de caractériser un établissement stable, tels que dégagés par la jurisprudence de la CJUE ou du Conseil d’État antérieurement aux années en litige, que ce soit pour la mise en œuvre des dispositions législatives ou des conventions internationales relatives à l’impôt sur les sociétés ou pour celles des dispositions relatives à la TVA ».
On notera que le Conseil d’État ne mentionne pas ici les décisions auxquelles il fait référence, alors même qu’elles sont supposées fonder sa décision.
Dans ses conclusions (suivies), le rapporteur public ne fait pas davantage expressément référence aux décisions considérées, se bornant à indiquer que si le Conseil d’État, dans sa décision de 1re cassation, s’est « démarqué de précédents dans le maniement des indices retenus », c’est seulement pour s’« adapter aux caractéristiques particulières du fonctionnement et de l’organisation du contribuable ».
Pour écarter la thèse de l’erreur, le rapporteur public souligne, en outre, « la configuration très spécifique de l’espèce (…), la société française effectuant l’essentiel du travail », ainsi que la teneur des commentaires OCDE publiés en 2003 et 2005, certes après la signature de la convention franco-irlandaise, mais antérieurement aux années d’imposition en litige, lesquels « constituaient un signal fort à l’attention des sociétés intéressées qui peuvent dès lors plus difficilement plaider l’ignorance ».
Il nous semble en résulter que les groupes internationaux exerçant leur activité dans le secteur du numérique ne pourront plus tenter de se prévaloir d’une incertitude, même antérieure à 2020, leur permettant de s’opposer à la qualification d’activité occulte en présence d’un établissement stable non déclaré.
Soulignons enfin que le Conseil d’État relève qu’en tout état de cause, le niveau d’imposition, en ce qui concerne l’IS, était, au cours des années en litige, substantiellement inférieur en Irlande par rapport à la France.
Sur les aspects TVA
En matière de TVA, le Conseil d’État confirme l’assujettissement de la société irlandaise à la TVA française dans des termes identiques à ceux de sa décision en 1ère cassation et repris par la Cour de renvoi, en ce que ladite société disposait en France d’un établissement stable par l’intermédiaire de sa société sœur française.
Au plan des principes, le Conseil d’État rappelle, en se référant à la jurisprudence communautaire, que l’endroit où le prestataire a établi le siège de son activité économique apparaît comme un point de rattachement prioritaire, la prise en considération d’un autre établissement à partir duquel les prestations de services sont fournies ne présentant d’intérêt que dans le cas où le rattachement au siège ne conduit pas à une solution rationnelle d’un point de vue fiscal ou crée un conflit avec un autre Etat membre.
Un établissement ne peut être utilement regardé, par dérogation au critère prioritaire du siège, comme lieu des prestations de services d’un assujetti, que s’il présente un degré suffisant de permanence et une structure apte, du point de vue de l’équipement humain et technique, à rendre possibles, de manière autonome, les prestations de services considérées (cf. CJUE, C-168/84, 4 juillet 1985, Berkholz ; CJUE C-190/95, 17 juillet 1997 ARO Lease).
Le Conseil d’État réaffirme également le raisonnement suivi dans sa première décision et repris depuis dans sa jurisprudence en matière d’établissement stable au regard de la TVA (cf. CE, 15 juin 2023, n°465719, SA Worldwide Euro Protection) selon lequel « dès lors que les prestations peuvent être rattachées à un tel établissement, il n’y a pas lieu de rechercher si ce rattachement est fiscalement plus rationnel qu’un rattachement au siège de l’activité économique du prestataire ».
En cela, le raisonnement du Conseil d’État s’écarte des critères posés par la jurisprudence communautaire, puisque celle-ci limite en principe le champ de la prise en considération d’un autre établissement au cas dans lequel le rattachement au siège ne conduit pas à une solution rationnelle d’un point de vue fiscal ou crée un conflit avec un autre Etat membre.
Au cas particulier, il a été jugé que la société française disposait des moyens humains rendant possible, de manière autonome, la fourniture des prestations de la société irlandaise, notamment des moyens humains qui lui permettaient de prendre la décision de conclure, avec un client annonceur, un contrat lui ouvrant le bénéfice des services dont la société irlandaise assurait l’exploitation. Cette dernière disposait ainsi en France d’un établissement stable au titre duquel elle était redevable de la TVA.
En dernier lieu, la société a tenté de soutenir que la jurisprudence communautaire concernant la notion d’établissement stable au regard de la TVA a fait l’objet d’évolutions récentes, justifiant que soit posée une question préjudicielle à la CJUE, en vain.
A cet égard, la Rapporteure publique a considéré, dans ses conclusions, que les arrêts récents en question (CJUE, C-333/20, 7 avril 2022, Berlin Chemie A Menarini Sr ; CJUE, C-232/11, 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium SA) ne peuvent être regardés comme infléchissant la jurisprudence de la CJUE et qu’ils s’inscrivent au contraire dans sa continuité.
Le Conseil d’État entérine cette approche et juge qu’en l’absence de toute circonstance de fait ou de droit nouvelle, que ne sauraient en tout état de cause constituer des arrêts de la CJUE postérieurs à la 1ère décision du Conseil d’État, l’autorité de la chose jugée par la décision du Conseil d’État s’imposait à la cour administrative d’appel.
On notera que par le passé, en matière de TVA, le Conseil d’État a pourtant eu l’occasion d’opérer, dans le cadre d’une même affaire, un changement de position entre la 1re et la 2nde décision en cassation, pour tirer les conséquences d’une nouvelle jurisprudence communautaire (CE, 20 mai 2016, n°371940, Ginger ; CJUE C-108/14, 16 juillet 2015, Larentia + Minerva).