Une décision audacieuse qui bouscule le droit de propriété au nom de la continuité du service public
Le 17 juillet 2025, le Conseil d’État a rendu une décision qui pourrait bouleverser les pratiques des groupes concessionnaires. Dans l’affaire Commune de Berck-sur-Mer, la juridiction administrative étend la théorie des « biens de retour » à des biens appartenant à des tiers au contrat de concession, une première qui soulève d’importantes questions juridiques.
Une théorie vieille de 175 ans étendue aux tiers
La théorie des biens de retour, née au milieu du XIXe siècle avec les chemins de fer, impose qu’à l’expiration d’une concession de service public, certains biens affectés à ce service reviennent automatiquement et gratuitement à la collectivité publique.
Objectif poursuivi : garantir la continuité du service public en s’assurant que les infrastructures nécessaires restent disponibles pour son bon fonctionnement.
Jusqu’ici, cette règle ne s’appliquait qu’aux biens du concessionnaire lui-même. Mais dans l’affaire du casino de Berck-sur-Mer, le Conseil d’État franchit un cap en l’étendant aux biens d’un tiers au contrat de concession.
Le montage visé : la dissociation propriété-exploitation
La décision vise une pratique courante dans plusieurs secteurs (casinos, crèches, transports) : les grands groupes séparent souvent la propriété des murs, détenue par une société du groupe, de l’exploitation du service, confiée à une autre société. Ce montage, habituel dans la vie des affaires pour des raisons financières et fiscales, permet théoriquement d’échapper au retour gratuit des biens à la collectivité.
Pour le Conseil d’État, cette dissociation ne peut faire obstacle à la continuité du service public. La juridiction pose donc une exception : la théorie des biens de retour s’applique aux biens d’un tiers lorsque deux conditions sont réunies. D’abord, il doit exister des « liens étroits » entre le tiers propriétaire et le concessionnaire (contrôle, actionnariat commun, dirigeants communs). Ensuite, le bien doit être exclusivement destiné à l’exécution de la concession et mis à disposition du concessionnaire.
Une solution juridiquement contestable
Cette extension pose de sérieux problèmes juridiques. Elle heurte frontalement deux principes fondamentaux : l’effet relatif des contrats (un contrat ne peut créer d’obligations pour un tiers qui n’y est pas partie) et le droit de propriété, protégé par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme.
Comment, concrètement, imposer ce transfert de propriété à un tiers récalcitrant ? Quelle juridiction sera compétente en cas de conflit ? Le juge judiciaire, gardien traditionnel du droit de propriété, pourrait adopter une position bien différente de celle du Conseil d’État. Le risque de voie de fait administrative n’étant pas exclu, ce serait lui, juge judiciaire, qui serait compétent.
La référence du Conseil d’État à la notion de contrôle et à l’influence décisive (concept du « in house » en droit européen) apparaît audacieuse. Dans ces domaines, la reconnaissance du contrôle vise à faire peser des obligations légales spécifiques, pas à remettre en cause la personnalité morale distincte des sociétés concernées.
Une efficacité douteuse
Paradoxalement, cette extension risque d’être difficile à mettre en œuvre. Lorsque les liens capitalistiques sont formels, l’application sera automatique, peut-être trop systématique. Mais en l’absence de liens formels, hypothèse d’une direction de fait, il sera très difficile pour les collectivités de prouver ces « liens étroits ».
L’objectif affiché du Conseil d’État semble être, surtout, de sanctionner la fraude à la loi, c’est-à-dire l’interposition fictive d’un tiers pour échapper aux biens de retour. Mais la décision ne limite pas expressément son application à ces situations frauduleuses. Or, la structuration en groupes de sociétés est parfaitement normale et répond à des logiques économiques légitimes, sans rapport avec une quelconque volonté de contourner les règles du service public.
Une solution contractuelle préférable
Plutôt que cette extension jurisprudentielle aux contours imprécis, et à la validité légale douteuse, les collectivités publiques disposent d’outils contractuels efficaces. Lors de la procédure de consultation, elles peuvent imposer au futur concessionnaire d’obtenir des engagements des tiers propriétaires : promesses de vente à prix déterminé, promesses de bail, conventions tripartites.
Ces mécanismes, déjà utilisés pour sécuriser les financements de projet, permettraient d’atteindre l’objectif de continuité du service public sans porter atteinte au principe de relativité des contrats ni au droit de propriété. Ils offriraient en outre une meilleure sécurité juridique pour toutes les parties : collectivités, concessionnaires et tiers propriétaires.
L’essentiel à retenir
- Le Conseil d’État étend pour la première fois la théorie des biens de retour aux biens de tiers « étroitement liés » au concessionnaire.
- Cette extension vise les montages où la propriété et l’exploitation sont dissociées au sein d’un même groupe.
- La solution heurte l’effet relatif des contrats et le droit de propriété.
- Des mécanismes contractuels tripartites permettraient d’atteindre le même objectif de manière plus sécurisée.
