L’obstruction à l’investigation de l’Autorité de la concurrence ne sonne pas toujours deux fois !
En effet, le Conseil constitutionnel a jugé comme contraire à la Constitution les dispositions du code de commerce qui prévoyaient, d’un côté, une sanction administrative (pécuniaire) pouvant être prononcée à l’encontre d’une société qui faisait délibérément ou par négligence obstruction à une enquête de l’Autorité de la concurrence et, d’un autre côté, organisent une infraction d’opposition à l’exercice des missions de cette même autorité. Les deux hypothèses se rejoignent à raison de leur identité de règles protégeant les mêmes intérêts sociaux aux fins de sanctions de même nature : solution contraire aux principes constitutionnels de nécessité des délits et des peines.
La déclaration d’inconstitutionnalité qui frappe ainsi une partie de l’article L 464-2 du code de commerce (le second alinéa du paragraphe V), car entrainant un cumul de sanction avec l’article 450-8 du même code, par méconnaissance du principe de nécessité des délits et des peines, est, par application singulière du principe ne bis in idem, un pavé jeté dans la mare des pouvoirs des autorités de régulation.
Rappels sur le cumul des sanctions
Ce cumul de sanctions, qui n’existe plus en droit français depuis le 27 mars 2021 (date de publication au JORF), offrait à l’Autorité de la concurrence une très réelle épée de Damoclès, épée à double tranchant !
En effet, si les pouvoirs d’enquête de l’Autorité sont contrariés, elle dispose d’une incrimination (1 500 000 euros d’amende contre une personne morale) envers « quiconque » s’est « (opposé), de quelque façon que ce soit, à l’exercice des fonctions » de ses agents.
A cela s’ajoutait -au passé désormais- la possibilité « lorsqu’une entreprise a fait obstruction à l’investigation ou à l’instruction… de lui infliger une sanction pécuniaire » (d’au plus 1% du chiffre d’affaires mondial hors taxe).
L’obstruction à l’enquête pouvait alors être sanctionné par un texte pénal et par une mesure administrative.
Universalisme du principe ne bis in idem
Le principe ne bis in idem (ou non bis in idem, cela revient au même) signifie que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement à raison des mêmes faits, principe inscrit à l’article 368 du code de procédure pénale.
Ce principe a valeur constitutionnelle, il découle de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC) de laquelle la jurisprudence constitutionnelle tire le principe de nécessité des délits et des peines ; il a une valeur supra-législative également en étant visé à l’article 4 du Protocole n° 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Est-ce à dire qu’il est impossible de cumuler des sanctions ?
La réponse, sans ambages, est négative. A l’intuition de l’interdiction d’être sanctionné deux fois que la locution latine indique, la réalité des subtilités d’interprétation s’impose.
En premier lieu, le non-cumul, clairement affirmé par les textes nationaux ou supra nationaux en matière pénale (répressive), est plus confusément déterminé lorsque le cumul vise des textes de natures différentes, telles qu’une sanction administrative et une sanction pénale.
La Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH), suivie ensuite par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), ne s’arrêtent pas aux qualifications du droit interne de la nature de la règle (pénale, administrative, disciplinaire…), mais examinent globalement la fonction et la portée des règles en cause.
La CEDH a recours aux « critères Engel » (issus de la décision Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976) : qualification juridique dans l’ordre interne, nature de la sanction et degré de sévérité.
C’est ainsi qu’il a été jugé que de lourdes amendes administratives décidées par une autorité des marchés financiers, donc un régulateur, étaient de nature « pénale » en raison du caractère répressif de la sanction indépendamment de sa qualification en droit interne (aff. Grande Stevens et autres c. Italie, 4 mars 2014). La CJUE juge l’affirmait depuis 2013 (aff. C-617/10, 26 février 2013).
Un temps réfractaire à cette position indiscutablement réaliste, le Conseil constitutionnel abandonne sa position de refus de condamner un cumul entre une sanction pénale et une sanction administrative à partir de 2015.
Dès lors que deux sanctions distinctes, issues de corps de règles différents (pénal/administratif en l’occurrence), répriment des faits identiques, visant à protéger les mêmes intérêts sociaux et sont des sanctions de même nature, il y a un cumul méconnaissant le principe de nécessité issu de l’article 8 de la DDHC (CC QPC 2014-453/454 et 2015-462 du 18 mars 2015).
Le conseil affirme à partir de ce moment-là que le principe de nécessité des délits et des peines (qui entraîne l’application du principe ne bis in idem) ne concerne « pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition ». Les faits ayant amenés cette solution concernaient déjà les pouvoirs d’un régulateur, celui de l’Autorité des marchés financiers, en matière de délits et de manquements d’initiés. Mais il est vrai que la situation française était alors caricaturale : l’utilisation d’une information privilégiée sur un marché financier était sanctionnée par un délit d’initié par l’AMF, d’un côté, et par un manquement d’initié, d’un autre côté.
Il était difficile de ne pas y voir une évidente « double peine », uniquement concevable dans un système si fortement marqué par la prégnance du pouvoir administratif en matière économique, nonobstant une évolution méthodologique d’intervention avec l’avènement de la régulation à la fin du XXe siècle.
En second lieu, tant la CEDH que la CJUE ont adopté, toujours selon une démarche réaliste, des positions nuancées en considérant que le cumul ne méconnaissait pas nécessairement de liberté fondamentale, en particulier ne bis in idem.
Pour la CEDH, dès lors que les sanctions distinctes forment un ensemble « systématiquement cohérent » en raison de leur lien (matériel et temporel) en poursuivant des finalités complémentaires, le cumul pourra être justifié. A condition toutefois du respect du principe de proportionnalité (CEDH 15 novembre 2016, aff. A et B c. Norvège).
Quant à la CJUE, elle décide, d’une manière similaire, que l’application de la règle ne bis in idem peut être limitée pour un motif d’intérêt général, si les sanctions également répressives poursuivent des objectifs complémentaires et dans la limite, là encore, du principe de proportionnalité (CJUE 27 mai 2014, C-129/14 PPU ; CJUE 20 mars 2018, C-537/16).
En conséquence, en droit positif, l’interdiction du cumul de sanctions réprimant des mêmes faits est clairement affirmée lorsque les deux textes sont répressifs (matière pénale), mais supposent une analyse au moyen des critères ci-dessus indiqués, dès lors que les sanctions proviennent de textes de nature différentes (pénale, administrative, disciplinaire).
Distinction du bon et du mauvais cumul
Il y a donc désormais une convergence indéniable de conception du principe ne bis in idem entre le droit constitutionnel français, l’ordre juridique de l’Union et les principes supranationaux de la CEDH. Cela quand bien même le Conseil constitutionnel use, à juste titre au regard des sources textuelles, d’une terminologie différente en retenant le principe de nécessité des délits et des peines.
La grille d’analyse appliquée dans l’ordre juridique interne, clairement établie depuis 2015, consiste à vérifier si au cas d’espèce « les mêmes faits commis par une même personne » font « l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente en application de corps de règles distincts ». Si tel est le cas, alors, le cumul de sanctions est possible et licite, a condition toutefois de sa proportionnalité. Celle-ci suppose alors que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ».
L’admission du cumul, personne n’en sera parfaitement surpris, intervient initialement en matière fiscale. Sans doute l’intérêt général supérieur que constitue l’abondement aux finances publiques justifie en arrière-plan cette solution.
En l’espèce, les textes en cause, visent à sanctionner toute obstruction aux enquêtes de l’Autorité de la concurrence, et ils ne satisfaisaient pas ces critères. Bien au contraire, selon le Conseil ils présentaient une identité de répression (des « faits qualifiés de manière identique »), de protection des « mêmes intérêts sociaux », et une nature identique des sanctions (amende de 1 500 000 euros contre un plafond de 1% du chiffre d’affaire mondial).
La distinction du bon cumul, limitation valable au principe selon lequel on ne saurait subir une « double peine », du mauvais cumul, rendant cette « double répression » illégale, laisse cependant un peu songeur. Il y a là un marchandage habillé d’un souci d’efficacité économique qui ne saurait convaincre parfaitement en matière de sécurité juridique : la grille d’analyse constitutionnelle repose sur trois critères qui sont tous, pris isolément et ensemble, malléables et vagues.
Si les régulateurs pourraient voir leurs pouvoirs de sanction amoindris par cette décision, on peut aussi y voir une indication adressée au législateur pour qu’il habille plus habilement le caractère complémentaire, autrement distinctif, des répressions pénales et administratives. Cela empêcherait d’y voir un mauvais cumul selon les critères employés.