Le Conseil d’Etat a rendu, le 28 septembre dernier, une décision défavorable à une société holding dans une affaire relative à des frais de cession de titres de participation (Conseil d’Etat, 28 septembre 2021, SARL Saint-Exupéry, n° 440987).
Rappel des faits
Il s’agissait en l’espèce d’une société holding mixte qui exerçait à titre habituel une activité de prestataire de services à destination de ses filiales. La qualité d’assujetti à la TVA de cette société n’était donc pas discutable.
Cette société revendiquait le droit de déduire la TVA au titre de frais qu’elle considérait comme liés à une cession de titres de participation. Les circonstances de fait étaient particulières car les frais litigieux avaient la nature de dépenses de contentieux relatives à l’exécution d’un protocole de cession d’actions. Il ne s’agissait donc pas de frais préparatoires à la cession, mais de dépenses liées aux modalités de paiement du prix représentatif de la cession (lesdites modalités étant complexes, nous n’entrerons pas dans ce détail dans le présent commentaire), donc plutôt inhérentes à ladite cession.
La Cour administrative d’appel de Nancy avait donné gain de cause à la holding en tenant le raisonnement suivant :
- L’opération de cession de titres avait un caractère patrimonial dès lors que la société cédante ne s’immisçait pas dans la gestion de la société dont les titres étaient cédés.
- Toutefois, la société cédante avait bien le droit de déduire la TVA sur les frais de cession dès lors que ces frais n’étaient pas incorporés dans le prix de cession des titres.
Le Conseil d’Etat censure l’arrêt de la Cour de Nancy, pour erreur de droit, en lui reprochant de ne pas avoir tiré toutes les conséquences du caractère patrimonial attribué à la cession, qualifiant d’inopérant le motif de non-incorporation des frais dans le prix de cession.
Jugeant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat relève ainsi qu’il n’était pas démontré par la société, qui cherchait à contester le caractère patrimonial de la cession, qu’au-delà de son statut de propriétaire de titres, elle se serait immiscée dans la gestion de la filiale cédée et lui aurait fourni des prestations de services soumises à la TVA. En conséquence, les dépenses en cause ont été regardées comme se rattachant à une opération présentant un caractère purement patrimonial et comme ne pouvant ouvrir droit à déduction.
Une affaire à mettre en regard des décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne
Si nous comprenons bien le raisonnement du Conseil d’Etat, une cession hors champ de la TVA, du fait de son caractère purement patrimonial, bloquerait toute récupération de TVA et rendrait sans effet l’existence d’un lien direct et immédiat avec l’ensemble de l’activité économique de la holding.
Afin d’en identifier la portée réelle, il nous faut tenter de replacer cette décision du Conseil d’Etat dans le contexte des décisions successives rendues sur le sujet par la Cour de justice de l’Union européenne.
En premier lieu, le fait que la cession en cause soit considérée comme en-dehors du champ d’application de la TVA ne nous paraît pas critiquable, en l’absence de prestations de services rendues par la cédante à la filiale cédée (voir CJUE 29 octobre 2009, C-29/08, AB SKF vs. Skatteverket, point 52).
Toutefois, en principe, le fait que la cession soit hors champ de la TVA ne prémunit pas pour autant la société holding de revendiquer son droit à déduire la TVA sur les frais de cession, à partir du moment où (i) lesdits frais n’entretiennent pas un lien direct et immédiat avec l’opération « hors champ », ce qui est le cas lorsque les frais ne sont pas incorporés dans le prix de cession (voir arrêt AB SKF précité, points 59 et 62), et (ii) lesdits frais entretiennent un lien direct et immédiat avec l’ensemble de l’activité économique de l’assujetti, et font partie de ses « frais généraux » (voir arrêt AB SKF précité, point 58).
La mise en application pratique de ces principes n’est pas chose aisée, car la Cour n’a pas souhaité fournir de définition précise du concept de « lien direct et immédiat ». Pour la Cour il serait, en effet, impossible de prévoir une définition qui couvrirait de façon appropriée toutes les situations factuelles rencontrées dans la vraie vie des affaires (CJUE 21 février 2013, C-104/12, Finanzamt Köln-Nord, point 21). Néanmoins, la Cour a précisé qu’il convenait de se référer au contenu objectif de la dépense afin d’établir l’existence du lien direct et immédiat (voir arrêt Finanzamt Köln-Nord précité, point 24).
La Cour européenne a fait application de ce critère du contenu objectif à un contexte de frais de cession de titres dans sa décision C&D Foods Acquisition (CJUE 8 novembre 2018, C-502/17). Cette décision n’a pas reconnu de droit à déduction à un contribuable au motif que le produit de la cession de titres était destiné à acquitter les dettes dues au nouvel actionnaire de la société.
Nous ne pensons pas qu’il faille tirer de cette dernière décision la conclusion absolue qu’un cédant de titres ne puisse jamais justifier de droit à la déduction de la TVA en cas de cession qualifiée en dehors du champ de la TVA.
Une telle conclusion rendrait, en effet, obsolètes les décisions antérieures rendues par la Cour, dont le fameux arrêt AB SKF précité. A l’évidence, l’affaire C&D Foods se déroulait dans un environnement factuel particulier qui ne doit pas polluer toute la construction jurisprudentielle antérieure (pour de plus amples commentaires sur l’arrêt C&D Foods, voir notre article sur le sujet).
A cet égard nous observons au passage que nous n’avons pas retrouvé dans cette construction jurisprudentielle de référence directe à l’impact que pourrait avoir une cession « présentant un caractère purement patrimonial » sur le droit à déduction du cédant au titre des frais de cession.
A notre sens, une cession de titres qualifiée « hors champ » de la TVA ne fait pas forcément obstacle à un éventuel droit à déduction. Lorsque la société cédante ne s’immisce pas dans la gestion des filiales cédées, elle réalise une opération « hors champ » de la TVA. Pour autant, au regard des règles de droit à déduction (et non de champ d’application), ce type de cession n’a pas forcément de caractère purement patrimonial lorsque ladite société cédante a la qualité d’assujetti, qu’elle réalise une activité économique à titre permanent (matérialisées par exemple par une immixtion dans la gestion d’autres filiales) et qu’elle est en mesure de justifier du lien entre la dépense et cette activité économique au travers du « contenu objectif » entourant l’engagement de la dépense. Ce n’est que dans le cas où les frais de cession ont été incorporés dans le prix de cession des titres que le droit à déduction est exclu.
Si on revient à la décision Saint Exupéry commentée, la Cour de Nancy avait factuellement relevé qu’il n’y avait pas incorporation des frais de cession dans le prix de l’opération. La seconde condition posée par la CJUE dans l’affaire SKF nous paraît également satisfaite puisque la société holding en cause justifie d’une qualité d’assujetti à la TVA du fait de son immixtion dans la gestion de ses filiales à titre habituel. C’est tout du moins ce que la Cour de Nancy avait retenu comme acquis dans les faits.
Le juge français n’ajoute t’il pas des conditions supra legem ?
Certes ladite holding ne s’immisçait pas dans la gestion de la filiale cédée. Mais cet élément est-il vraiment important ?
L’immixtion dans la gestion permet de conférer la qualité d’assujetti à la holding qui rend des prestations de services à ces filiales, et de déterminer si une opération d’aval est dans le champ de la TVA ou hors champ. S’agissant d’une cession de titres, elle permet de qualifier l’opération comme « hors champ » ou « dans le champ – exonérée », mais la Cour européenne nous a enseigné que – quelle que soit cette qualification – le droit à déduction de la holding obéissait à ses propres principes, et non à des dispositions de champ d’application.
En l’espèce, le contribuable défendait la déductibilité de la TVA au motif que le prix de cession des titres, dont le recouvrement nécessitait l’engagement des dépenses litigieuses, était destiné à « préserver les actifs nécessaires » à la réalisation de ses activités de prestataires de services au profit des filiales. En d’autres termes, le contenu objectif de l’engagement des dépenses permettait de faire le lien entre lesdites dépenses et les activités économiques de la société.
La motivation donnée par le Conseil d’Etat est troublante. Nous aurions pu entendre qu’on refuse le droit à déduction au contribuable s’il n’avait pas suffisamment apporté la preuve du lien entre les dépenses litigieuses et ses activités économiques. Mais, en revanche, il est difficile de comprendre que le droit à déduction lui soit refusé au motif qu’il ne rende aucune prestation de services aux filiales dont il a cédé les titres. Nous avons dès lors des difficultés à remettre en perspective cette décision du Conseil d’Etat dans la construction jurisprudentielle de la Cour européenne, car il ne nous semble pas que la Cour ait jamais affirmé qu’une société holding n’ait aucun droit à déduction de la TVA au titre des frais de cession des titres d’une filiale dans la gestion de laquelle elle ne s’immisçait pas. Au demeurant, il ne nous paraît pas raisonnable de mélanger les concepts liés aux règles de champ d’application et ceux liés aux règles de droit à déduction.
Nous pensons donc que cette décision Saint-Exupéry ne doit pas s’interpréter comme une fin de non-recevoir à toute velléité de déduction de la TVA au titre de frais de cession de titres n’entrant pas dans le champ d’application de la TVA, car un droit à déduction doit rester ouvert aux contribuables établissant le lien entre la cession et ses activités économiques. S’agissant de dépenses non affectables engagées par un assujetti exerçant une mixité d’activités hors champ/dans le champ, l’étendue de ce droit à déduction se détermine par l’application d’une clé de répartition (CJUE 13 mars 2008, C-437/06, Securenta, § 38). Dans notre ordre juridique domestique, cette clé correspond au coefficient d’assujettissement défini à l’article 206 II de l’annexe 2 au CGI.