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Documentation – Opposabilité au contribuable – L’utilité des nouvelles dispositions de la loi de finances pour 2024 en question ?

Transparence des aides d'état

Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – mai 2024 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

La CAA de Paris semble anticiper la mise en oeuvre des nouvelles dispositions de l’article 57 du CGI en matière d’opposabilité de la documentation des prix de transfert, issues de la loi de finances pour 2024. Elle juge que l’administration est en droit de retenir comme méthode de prix de transfert celle décrite dans la documentation prévue à l’article L. 13 AA du LPF, au détriment de celle réellement appliquée par le contribuable, quand bien même cette dernière serait conforme au principe de pleine concurrence. Néanmoins, il appartient toujours au service vérificateur d’apporter la preuve d’un transfert indirect de bénéfices à l’étranger en opposant d’une part, la politique de prix de transfert documentée et, d’autre part, la réalité économique telle qu’elle ressort des éléments fournis par la société.



Le groupe américain Itron produit et distribue des compteurs d’eau, de gaz et d’électricité et des systèmes de collecte et de traitement des données qui y sont associés. La politique de prix de transfert définie au niveau du groupe est fondée sur une répartition de marge entre les entités de production et de distribution, sur la base d’un partage de profit. La société Itron France SAS distribue sur son marché à la fois les produits qu’elle fabrique et ceux fabriqués par les entités du groupe, et vend également ses propres produits aux entités de distribution du groupe.

À l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2011, l’administration a relevé une incohérence entre la méthode de prix de transfert appliquée par la société pour fixer ses prix de transfert (méthode du coût majoré) et la méthode de fixation des prix de transfert au niveau du groupe fixant des objectifs de partage de la marge globale entre producteurs et distributeurs. La société n’ayant procédé à aucun ajustement permettant d’atteindre les objectifs de marge fixés dans la politique de prix de transfert au niveau du groupe, le service vérificateur a estimé que cette incohérence était constitutive d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI et a remis en cause les prix de transfert appliqués par la société, en sa qualité de producteur, dans ses relations avec les filiales de distribution du groupe.

En dépit d’un avis favorable au contribuable rendu le 27 février 2017 par la Commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires préconisant l’abandon total des rectifications, le service vérificateur a maintenu sa position. Le TA de Montreuil1, saisi uniquement au titre de l’exercice 2011, a prononcé la décharge des impositions afférentes à cet exercice, jugeant que l’administration n’établissait pas l’existence d’un avantage consenti par la société aux entités distributrices du groupe au sens de l’article 57 du CGI. La CAA de Paris confirme la position du juge de première instance.

La description de la méthode de prix de transfert dans la documentation devient un élément clé 

La société décrit dans sa documentation une politique de prix de transfert fondée sur la répartition de marge entre producteurs et distributeurs, déterminée par catégorie de produits, sur la base d’une analyse des fonctions, risques et actifs des parties à la transaction (producteurs/distributeurs). Il en résulte un objectif de partage de la marge nette de 51 ou 53 % pour les entités de production et 47 % à 49 % pour les entités de distribution, selon le type de produits concernés. Dans le cadre de cette méthode, les prix sont déterminés en cours d’année par application de la méthode du coût majoré d’une marge brute allant de 14 % à 35 % selon le type de produits. Selon la documentation, la société doit réaliser des ajustements en cas d’écart significatif entre le prix issu de cette méthode et la réalité économique. La société précise toutefois dans sa documentation que ces ajustements ne sont prévus qu’à titre exceptionnel.

Au cours des opérations de contrôle, le service vérificateur a considéré que la méthode de prix de transfert de la société est la méthode du partage de profit, conformément à ce qu’indique sa documentation. La société a fait toutefois valoir que la méthode effectivement mise en oeuvre est celle du coût majoré d’une marge brute. Elle a indiqué que la méthode du partage de profit est en réalité un objectif fixé par le groupe, qui ne doit pas être confondu avec la politique de prix de transfert. La société a par ailleurs produit en cours de contrôle des analyses économiques permettant de justifier du caractère de pleine concurrence des marges brutes retenues, comprises entre 14 % et 35 %.

Le service vérificateur a cependant travaillé uniquement avec la méthode de partage de profit mentionnée dans la documentation de prix de transfert. Cette approche rappelle celle décrite dans l’arrêt GE Medical Systems de la CAA de Versailles2, l’administration avait ainsi rejeté la méthode appliquée par la société et lui avait substitué celle indiquée dans sa documentation de prix de transfert.

Plus précisément, au cours de la vérification, le service a tout d’abord tenté de remettre en cause l’objectif de répartition des bénéfices, estimant qu’une répartition à 60/40 en faveur de la société serait plus pertinente dans le cadre de son activité de production. Le service a ensuite abandonné cette approche et s’est finalement contenté de démontrer que les objectifs de répartition de marge définis au niveau du groupe, et tels que définis par la société dans sa documentation de prix de transfert, n’ont pas été respectés. Le rapporteur public a souligné à cet égard que « si la société a un objectif de partage de la marge bénéficiaire, il suffit de constater que cet objectif n’est pas satisfait, par comparaison, pour conclure qu’à hauteur de la différence, il y a eu un transfert de bénéfices ».

Cette approche a été qualifiée à juste titre par le rapporteur public de « position de force ». Elle conduit en effet à un transfert quasi-automatique de la charge de la preuve du service vérificateur vers la société, au contraire des prévisions de l’article 57 du CGI. Pour rappel, la dialectique de la preuve du transfert indirect de bénéfices distingue deux temps : « L’administration démontre-t-elle l’existence d’un avantage accordé par la société établie en France à la société établie à l’étranger ? Si l’administration le démontre […], le contribuable établit-t-il l’existence d’une contrepartie à cet avantage ? »3. Ainsi, comme l’a jugé le Conseil d’État, « l’article 57 du CGI n’institue de présomption de l’existence d’un transfert indirect de bénéfices par une société assujettie à l’impôt sur les sociétés en France vers l’étranger que lorsque l’administration fiscale a établi l’octroi d’avantages consentis par cette société à ces entreprises »4

Le rapporteur public se prête également à cet exercice et détaille avec clarté ce mécanisme de la charge de la preuve. Il rappelle que le service doit apporter dans un premier temps la preuve d’un transfert indirect de bénéfices. Il incombe ensuite à la société de « faire valoir des circonstances particulières qui justifient d’une telle différence avant même que ne s’enclenche la présomption de transfert de bénéfice qui oblige la société à identifier des contreparties […] ».

Au cas présent, la preuve d’un transfert indirect de bénéfices est aisément établie par le service qui se contente de relever que l’objectif de répartition des marges, tel qu’il résulte de la documentation de prix de transfert présentée par la société elle-même, n’est pas atteint. Il revient alors à la société d’apporter la preuve de l’existence d’une contrepartie. Or, comme le rapporteur public le souligne, cette preuve semble « très difficile voire impossible » à apporter. Ainsi, s’il existe un écart entre la méthode de prix de transfert documentée et la méthode mise en oeuvre, l’administration n’a plus qu’à établir la différence entre le résultat comptable et la politique de prix de transfert documentée pour caractériser un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au sens de l’article 57 du CGI.

Cet enchaînement n’est pas sans rappeler les nouvelles dispositions de l’article 57 du CGI issues de la loi de finances pour 20245 en matière d’opposabilité de la documentation de prix de transfert, qui prévoient désormais que, pour les exercices fiscaux ouverts à compter du 1er janvier 2024, une présomption allégée de transfert de bénéfices est établie « lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation mise à la disposition de l’administration », à charge pour le contribuable de démontrer « l’absence de transfert, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen ».

Au regard des dispositions anciennes ou en l’état actuel de la loi, l’administration supporte toujours la charge de la preuve de l’écart entre la politique de prix de transfert documentée et celle réellement appliquée 

Cet allègement de la charge de la preuve supportée par l’administration dans le cadre des rectifications de prix de transfert n’emporte cependant pas son renversement sur le contribuable. Afin de parvenir à faire peser la charge de la preuve sur ce dernier, l’administration fiscale doit non seulement identifier un écart entre la politique de prix de transfert documentée et celle réellement appliquée par la société, mais également identifier le transfert, à savoir, comme en l’espèce, la différence entre l’objectif de la méthode du partage de profit et la réalité des prix de transfert telle qu’elle ressort de la politique de prix de transfert réellement appliquée par la société. Pour se prévaloir de l’article 57 du CGI, il appartient au service vérificateur de mettre en évidence cet écart entre le résultat et le montant de bénéfices qui aurait été atteint si cette documentation avait été respectée par la société.

Le rapporteur public le détaille de manière limpide : « même si l’administration identifie un écart, elle ne peut pas valablement se borner à relever une différence nominale entre l’objectif de partage de valeur ajoutée et la réalité des prix de transfert pour établir ipso facto l’existence d’un transfert de bénéfices à l’étranger ». Au demeurant, il est intéressant de noter que la Commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires l’avait déjà rappelé dans son avis, en indiquant que « si le service est fondé à vérifier que les partages de marge finaux correspondent globalement aux objectifs fixés, il ne détermine toutefois pas de quelle manière les majorations de coût appliquées aboutissent à des répartitions de marge présentant des écarts tels qu’ils constitueraient des transferts de bénéfices ».

Or, dans la hâte de son approche simplifiée, le service vérificateur n’a pas su apporter la preuve d’un transfert indirect de bénéfices. Il s’est en effet contenté de comparer la marge nette de la société avec les marges brutes des distributeurs du groupe, en considérant uniquement les coûts d’achat des entités de distribution et en omettant leurs coûts propres. Or, la remise en cause de la rémunération du producteur ou du distributeur doit en l’espèce être appuyée par une comparaison des marges nettes respectives de chaque partie. En outre, l’administration n’a pas établi que la part de marge nette revenant au producteur était inférieure à ce qu’elle devait être, mais a déduit cette insuffisance de l’application d’un coefficient de marge brute aux distributeurs du groupe.

En se livrant à cette comparaison erronée, le service vérificateur n’est pas parvenu à montrer la différence entre l’objectif de partage de la marge et la marge réellement pratiquée, susceptible de fonder un redressement sur le fondement de l’article 57 du CGI.

L’oeil de la pratique

Le rapporteur public a considéré notamment que « la méthode mise en oeuvre par la société résisterait d’ailleurs probablement à la création légale d’une présomption simple de transfert de bénéfices à l’étranger lorsque l’application de la méthode documentée aboutirait à un résultat supérieur à celui qui a été constaté ». Reste que cette conclusion porte sur le cas précis ainsi soumis au juge d’appel. En l’espèce, le juge ne s’est pas directement prononcé en faveur du contribuable, mais plutôt en défaveur du service vérificateur qui n’a pas apporté les éléments de preuve nécessaires pour justifier ses rectifications.

Bien que favorable au contribuable, cette décision rappelle ainsi l’importance pour les sociétés soumises à l’obligation documentaire prévue par l’article L. 13 AA du LPF – et plus largement à toutes les sociétés impliquées dans des transactions transfrontalières avec des entités liées, quand bien même elles ne sont pas soumises à l’obligation documentaire6 – de documenter avec précision leur politique de prix de transfert, en vue d’éviter que celle-ci ne leur soit opposée dans le cadre d’un contrôle fiscal.

Le risque est faible d’anticiper que les nouvelles dispositions législatives en matière d’opposabilité de la documentation de prix de transfert conduiront à une plus grande exigence de la part des services de vérification sur ce point. Afin de s’assurer un débat de fond de qualité dans les discussions à venir avec ces services, les groupes soumis à l’obligation documentaire n’hésiteront sans doute pas à décrire leur politique de prix de transfert le plus précisément possible, en vue d’éviter incompréhensions et mauvaises interprétations.


TA Montreuil, 1er avr. 2021, n° 1907866, SAS Itron France.

CAA Versailles, 17 mars 2022, n° 19VE02499, SCS GE Medical Systems.

  CE, 27 juill. 1988, n° 50020, SARL Boutique 2M : RJF 1988 n° 1139, concl. O. Fouquet p. 577.

CE, 2 mars 2011, n° 342099, Sté Soutiran et Cie : RJF 6/11 n° 733 ; BDCF 6/11 n° 73, concl. E. Geffray.

L. n° 2023-1322, 29 déc. 2023 de finances pour 2024, art. 116 : FI 1-2024, n° 4, § 24, comm. F. Billiaert.

V. CE, 5 juill. 2023, n° 464928, SA ST Dupont, concl. R. Victor : Lebon T. ; FI 4-2023, n° 4, § 30, comm. E. Lesprit, N. Aït-Hamadouche et M. Arrighi.

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