Liberté de vote – devoir de loyauté – intérêt social (Cass. com., 22 mai 2019, n° 17-13.565, F-P+B+R+I)
Avec son arrêt du 22 mai 2019, la Cour de cassation contribue à l’ébauche du droit français des groupes de sociétés en apportant des limites à la liberté de vote des administrateurs au sein des groupes.
En l’espèce, le conseil d’administration d’une société par actions simplifiée (SAS), dont faisaient partie les consorts X., avait décidé à la majorité de ses membres que ses deux actionnaires majoritaires se porteraient respectivement candidats à la présidence ou à la direction générale des filiales contrôlées par la SAS.
Cependant, en contradiction avec la résolution ainsi adoptée, les consorts X. qui étaient également membres des conseils d’administration des filiales, s’opposèrent à la nomination des deux actionnaires majoritaires aux organes de direction des filiales et, à la place … se firent élire eux-mêmes à ces postes !
Invoquant un manquement des consorts X. à leur devoir de loyauté en leur qualité d’administrateurs de la SAS, cette dernière les assigna en paiement de dommages-intérêts.
Le 13 juillet, la cour d’appel de Bordeaux faisait droit à cette demande en jugeant qu’en ne respectant pas les décisions collectives régulièrement prises, dépourvues de tout abus de droit, les consorts X. avaient manqué à leur devoir de loyauté à l’égard de la SAS.
La Cour de cassation censure l’arrêt en adoptant une rédaction de principe, aux visas des articles L227-5 et L225-251, énoncant que « si l’administrateur d’une société exerce en principe librement son droit de vote, dans l’intérêt de la société, le devoir de loyauté auquel l’administrateur d’une société mère est tenu à l’égard de celle-ci l’oblige, lorsqu’une décision est votée par le conseil d’administration de cette société, à voter dans le même sens au sein du conseil d’administration de la filiale, sauf lorsque cette décision est contraire à l’intérêt social de cette filiale ».
La décision est importante (de l’aveu même de la Cour de cassation qui s’assure de sa très large diffusion) : en sanctionnant la loyauté due par les administrateurs, elle consacre la spécificité du vote au sein d’un groupe de sociétés, tout en lui apportant une limite, consistant en la défense de l’intérêt social propre à chacune des entités du groupe. Mais à l’importance de la décision, on peut opposer une interrogation concernant l’intérêt pratique de la solution.
La reconnaissance du devoir de loyauté intragroupe
La nouveauté de cette décision tient avant tout à la reconnaissance du devoir de loyauté intragroupe. Ce dernier impose à l’administrateur commun à une société mère et à une filiale de voter au sein du conseil d’administration de la filiale dans le sens de la décision prise par la société mère.
Certes, le devoir de loyauté imposé au dirigeant a déjà été invoqué à de nombreuses reprises en jurisprudence mais il s’agissait jusqu’alors de sanctionner le non-respect de l’obligation de loyauté du dirigeant à l’égard des associés ou à la société auxquels ce dernier était directement rattaché.
La Cour de cassation estime aujourd’hui que ce devoir de loyauté impose aux administrateurs de filiales de suivre (dans une certaine limite) les instructions de vote imposées par la société mère. Le devoir de loyauté s’impose donc comme un moyen de renforcer les pouvoirs de contrôle de la société mère sur sa filiale.
La Cour de cassation en profite également pour rappeler la primauté de l’intérêt de la filiale.
La liberté de vote des administrateurs face à la consécration de l’intérêt social
De manière très orthodoxe ensuite, la Cour de cassation souligne l’importance de la prise en compte de l’intérêt social de la filiale lors du vote par l’administrateur.
Si le principe de liberté de vote des administrateurs dans la limite du respect de l’objet social n’est pas nouveau, la loi PACTE du 29 mai 2019 lui apporte un nouvel éclairage.
Pour rappel, la loi PACTE consacre et étend la notion d’intérêt de la société en stipulant qu’une société « est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Cette disposition est aujourd’hui source d’incertitude dans la mesure où l’intérêt social tout comme les enjeux sociaux et environnementaux ne sont pas définis et doivent être entendus selon les spécificités de chaque société et notamment selon leur taille et leur activité.
Aussi, les administrateurs doivent-ils être particulièrement vigilants dans l’exercice de leur droit de vote quant à la justification de leur position, en particulier dans le cas où ils sont amenés à voter en rupture avec des décisions prises en amont par la société mère.
Il conviendra pour les administrateurs de filiales de trouver le juste équilibre lors de l’exercice de leur vote, entre le devoir de loyauté vis-à-vis de la société mère et la primauté de l’intérêt social de la filiale, quand bien même celui-ci n’est pas toujours aisément cernable.
La décision est illustrative : elle révèle l’approche entre deux eaux, quasiment timorée, de la jurisprudence concernant l’autonomie du droit des groupes de sociétés. En effet, elle reconnait que cette circonstance de l’existence d’un groupe influe sur la qualification d’un comportement des administrateurs communs ; mais indique tout de suite que cette discipline du groupe cède face à l’intérêt propre de la filiale.
De cette manière, la Cour de cassation anticipe sur la loi PACTE qui a dynamisé le rôle de l’intérêt social dans la gouvernance de l’entreprise à l’article 1833 : « la société est gérée dans son intérêt social ». Au-delà, la Cour de cassation n’apporte pas de belle et utile solution. Cet arrêt demeure, comme ceux qui précèdent, dans une logique du « en même temps » qui n’apporte pas plus de sécurité juridique. L’administrateur s’est toujours douté qu’il devait défendre l’interêt social, seulement maintenant doit-il également le faire loyalement envers la société mère !