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La Covid-19 a causé, par son ampleur et ses répercussions, une crise économique et sanitaire sans précédent dans l’histoire récente de l’humanité, dont nous commençons seulement à sortir progressivement aujourd’hui. En France, sous l’effet de cette crise, la croissance économique a fortement reculé et des pans entiers de notre économie ont été mis à l’arrêt ou en panne. Le recul de la croissance économique et la mise en panne de larges pans de notre économie se sont accompagnés d’une transformation radicale des modes d’organisation du travail, dictée à la fois par l’impératif de continuité de l’activité et par celui de la protection de la santé des salariés.
Autrefois général et habituel, le travail sur site a cessé de devenir la règle, du moins à chaque fois que cela était possible et, lorsqu’il a été maintenu, l’impératif sanitaire a toujours changé ses conditions d’exécution : tenu, en vertu du Code du travail, à une obligation générale de sécurité, dont il doit assurer l’effectivité, l’employeur a dû prendre des mesures de protection de la santé de ses salariés, tels que le port du masque et le respect des gestes barrières, devenus le minimum minimorum des mesures de protection.
Alors que le travail sur site devenait pour beaucoup une norme subsidiaire, le télétravail, qui demeure encore aujourd’hui très répandu, se généralisait à des millions de salariés, leur domicile devenant leur lieu habituel de travail.
Ce changement, rendu possible grâce à la diffusion de nouveaux outils de communication, constitue un tournant historique et, par une ruse de l’histoire, un retour inédit aux premiers temps du salariat où les ouvriers, en particulier ceux des métiers du textile et de la confection, travaillaient à leur domicile, transformé en atelier.
Sous l’effet des changements provoqués par l’épidémie de la Covid-19, le droit du travail s’est profondément transformé : un droit spécial du travail, né de la crise sanitaire, a été mis sur pied (1) et de nouveaux enjeux et questions ont émergé, principalement liés au télétravail (2).
La création d’un droit spécial du travail de la Covid-19
Ce droit présente deux caractéristiques essentielles : il est à la fois foisonnant (1.1) et dérogatoire (1.2).
Un droit foisonnant
Le droit spécial du travail de la Covid-19 se caractérise d’abord par une inflation des normes, imputable en premier lieu à l’État, au point que ce droit se présente d’abord comme un droit de nature étatique (a), témoignage de l’interventionniste actif de l’État pour tenter de juguler la crise économique et sanitaire née de la Covid-19.
bien que ce dernier objectif mérite d’être pleinement approuvé, cette inflation normative tourne nécessairement le dos, compte tenu des circonstances dans lesquelles elle est intervenue et de l’urgence qui a présidé à sa naissance, au principe de sécurité juridique, avec lequel le droit spécial du travail de la Covid-19 apparaît antinomique (b).
Un droit de nature étatique
Le droit du travail de la Covid-19 présente d’abord les caractères d’un droit étatique provisoire à double temporalité : il naît de l’état d’urgence sanitaire pour s’éteindre lorsque celui-ci pend fin et renaît, à nouveau, sous une autre forme, du régime transitoire qui suit cette sortie de l’état d’urgence sanitaire, pour s’éteindre au terme de ce régime.
C’est la loi du 23 mars 2020 n° 2020-290 qui a institué un état d’urgence sanitaire, codifié aux articles L. 3131-12 et suivants du Code de la santé publique, et mis sur pied un dispositif transitoire d’état d’urgence sanitaire.
En application de cette loi, et d’autres lois qui ont suivi, le Gouvernement a été habilité à prendre de multiples ordonnances pour faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de l’épidémie. Les ordonnances ont été complétées par de nombreux décrets et arrêtés d’application.
Les mesures adoptées en droit du travail sur le fondement de ces textes sont très variées. on citera, par exemple, pour mémoire, la refonte du dispositif d’activité partielle.
La sortie de l’état d’urgence sanitaire a été organisée, en dernier lieu, par la loi du 31 mai 2021 n° 2021-689, modifiée par la loi du 5 août 2021 n° 2021-1040, qui a mis en place un régime transitoire de sortie du 2 juin au 30 septembre 2021, prolongé au 15 novembre 2021. Parmi les mesures phares de ce régime de sortie de la crise sanitaire, figurent le passe sanitaire et l’obligation vaccinale.
L’accumulation des textes en droit du travail qui résulte de l’état d’urgence sanitaire et de son régime de sortie s’accommode mal avec le principe de sécurité juridique.
Un droit antinomique avec le principe de sécurité juridique
Principe proclamé et revendiqué, quoique non reconnu à la lettre par notre droit positif, le principe de sécurité juridique tient dans un triptyque : clarté, stabilité et prévisibilité.
Rédigé dans l’urgence pour faite face aux conséquences économiques et sociales de l’épidémie, le droit spécial du travail de la Covid-19 tourne par nécessité le dos à ces exigences, dans la mesure où il se caractérise par :
- un empilement et un enchevêtrement des textes
- une normativité des textes parfois douteuse : quelle valeur accorder aux documents édités par le ministère du travailtels que le protocole national sanitaire ou les questions-réponses ? À suivre le Conseil d’État, ces documents n’ont aucun effet contraignant (CE, 17 déc. 2020, n° 446797) ; toutefois, ce « droit mou » est un « droit dur » qui ne dit pas son nom, car il servira d’étalon de mesure au juge pour apprécier le respect par l’employeur de ses obligations, de sécurité en premier lieu
- une date d’entrée en vigueur des textes qui n’est pas uniforme, compte tenu de la multiplicité des textes applicables, avec une entrée en vigueur qui peut, de surcroît, être rétroactive
- une durée d’application des textes à géométrie variable :
- certaines dispositions qui avaient cessé de s’appliquer ont été réactivées, telles que celles relatives à l’organisation à distance des réunions du CSE (applicables initialement jusqu’au 10 juillet 2020 puis réactivées à compter du 27 novembre 2020 jusqu’au 30 septembre 2021)
- d’autres dispositions ont été prolongées au-delà de leur durée initiale, parfois à plusieurs reprises, comme celles relatives à l’indemnisation de l’activité partielle et certaines ont même été pérennisées, telles que celles concernant la prise en compte des périodes d’activité partielle dans le calcul des droits à la retraite ou le maintien des garanties de prévoyance pendant ces périodes.
Un droit dérogatoire
Le droit du travail est traditionnellement tiraillé entre deux fonctions distinctes et contradictoires :
- une fonction sociale, historique, de protection des droits des salariés
- une fonction économique, prédominante depuis les années 2 000, de sauvegarde des intérêts des entreprises.
Le droit spécial du travail de la Covid-19 a réactivé ces tensions, en tentant de concilier deux impératifs contraires : un impératif sanitaire (la protection de la santé des salariés) et un impératif économique (la continuité de l’activité).
Pour éviter un effondrement de notre économie, prévalence a été donnée à l’impératif économique, dans la continuité de la trajectoire prise par le droit du travail au cours de la dernière décennie. De là, le caractère dérogatoire du droit spécial du travail de la Covid-19.
Ce caractère dérogatoire a pris deux formes distinctes :
- une figure traditionnelle, celle qui illustre habituellement la fonction économique du droit du travail, l’accroissement des pouvoirs de l’employeur et l’affaiblissement corrélatif des droits des salariés et de leurs représentants (a)
- une figure plus moderne, qui a émergé de la crise sanitaire et qui, à l’image du dieu Janus, présente deux visages distincts :
- le premier est tourné vers la protection accrue de l’entreprise elle-même, consistant à transférer de l’entreprise vers la collectivité des charges incombant en temps normal à l’entreprise (b). on aura reconnu ici l’expression de la politique gouvernementale du « quoiqu’il en coûte », abandonné récemment avec la sortie progressive de la crise provoquée par la covid-19 au profit du « sur-mesure », c’est-à-dire d’une politique d’aides ciblées
- le second visage, opposé au premier, traduit un transfert de la collectivité vers l’entreprise de pouvoirs dévolus normalement à la collectivité : c’est le transfert à l’employeur de pouvoirs de police sanitaire, avec la mise en place du passe sanitaire et de l’obligation vaccinale.
Un accroissement des pouvoirs de l’employeur
Deux exemples peuvent être relevés, l’un concernant les salariés et l’autre les institutions représentatives du personnel. Dans les deux cas, l’employeur exerce des pouvoirs augmentés, le cas échéant, sous le contrôle du juge et, parfois, sa censure.
Pouvoirs augmentés de l’employeur et droits des salariés
En vertu de l’ordonnance n° 2020-323 du 25 mars 2020 modifiée (articles 2 à 5), l’employeur peut, jusqu’au 30 septembre 2021, imposer unilatéralement aux salariés la date de prise de 10 jours de repos acquis part eux (RTT, forfait jours et CET) avec un délai de prévenance d’au moins un jour franc « à condition que l’intérêt de l’entreprise le justifie eu égard aux difficultés économiques liées à la propagation de la Covid-19 ».
Cette dérogation à la prise des jours de repos a fait l’objet d’une interprétation stricte de ses conditions de mise en oeuvre par la cour d’appel de Paris qui a estimé, au regard de la lettre du texte, que la preuve des difficultés économiques devait être préalablement établie par l’employeur pour qu’il puisse imposer unilatéralement la prise de jours de repos (CA Paris, 1er avr. 2021, RG n° 20-12215, preuve des difficultés économiques jugée non rapportée).
Pouvoirs augmentés de l’employeur et prérogatives des représentants du personnel
En application des dispositions de l’article R. 5122-2 du Code du travail, devenues de surcroît pérennes, l’avis du CSE sur la demande d’autorisation d’activité partielle « peut être recueilli postérieurement à la demande », lorsque celle-ci est justifiée par « une circonstance de caractère exceptionnel », telle que l’épidémie de la Covid-19.
Il y a là un renversement complet du principe général de la consultation préalable du CSE.
Là encore, cette dérogation majeure a conduit le juge à exercer un contrôle renforcé sur les modalités de la consultation du CSE, et spécialement sur la qualité de l’information que l’employeur doit lui fournir pour lui permettre d’émettre un avis éclairé (TJ Nanterre, 20 janv. 2021, n° 20-08901, à propos du renouvellement d’une demande d’autorisation d’activité partielle, information fournie jugée insuffisante).
Une protection accrue de l’entreprise
Face à la crise économique provoquée par la crise sanitaire, née de la propagation de l’épidémie de la Covid-19, le Gouvernement a décidé, dans le cadre de sa politique dite du « quoiqu’il en coûte », de financer massivement l’économie française pour éviter son effondrement.
Dans ce cadre, la priorité a été donnée à une protection accrue de l’entreprise et, par ricochet, à celle de l’emploi et du pouvoir d’achat des salariés.
Cette orientation a conduit à transférer à la collectivité des charges (paiement des salaires) qui incombent normalement à l’entreprise, pour éviter que celle-ci ne se trouve dans l’incapacité de les financer et, partant, ne soit contrainte de cesser son activité et de licencier son personnel.
Cette protection accrue de l’entreprise a principalement conduit à une refonte du dispositif d’activité partielle, qui a doté la France du dispositif le plus protecteur d’Europe.
Cette refonte a conduit à un élargissement du périmètre des bénéficiaires de l’activité partielle, en l’ouvrant largement à des catégories à qui ce dispositif était fermé jusque-là, du côté des employeurs (employeurs publics exerçant une activité industrielle et commerciale comme ADP ou la RATP; entreprises étrangères non établies en France …), comme du côté des salariés (salariés au forfait jours, salariés non soumis à la durée du travail, tels que les cadres dirigeants, le personnel navigant de l’aviation civile …).
En même temps que le champ des bénéficiaires de l’activité partielle était étendu, le reste à charge pour l’employeur à verser aux salariés était réduit et même, dans certains cas, ramené à zéro.
Ce soutien financier accru de l’État (et de l’Unédic) s‘est accompagné d’une simplification du dispositif d’activité partielle (mise en oeuvre rétroactive du dispositif, consultation a posteriori du CSE, raccourcissement des délais de réponse de l’administration …), couplée à une augmentation du contingent annuel d’heures chômées et indemnisées.
Le transfert à l’employeur de pouvoirs de police sanitaire
La loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 et ses textes d’application (décrets n° 2021-1059 et n° 2021-1056 du 7 août 2021) ont étendu l’application du passe sanitaire et posé l’obligation de la vaccination contre la Covid-19.
Le respect de ces nouvelles obligations s’impose légalement à l’employeur : elle concerne non seulement ses propres salariés (pour le passe sanitaire et l’obligation vaccinale) mais aussi, le cas échéant, des tiers à l’employeur, salariés d’une autre entreprise ou public (pour le passe sanitaire).
Le manquement de l’employeur à ses obligations est pénalement sanctionné.
Ces nouvelles obligations traduisent une privatisation de la police sanitaire, dont la charge est transférée de l’État à l’entreprise, investie, contre son gré, de pouvoirs de police, qu’elle doit exercer, sous peine de sanctions sévères.
L’émergence de nouveaux enjeux liés à la généralisation du télétravail
La généralisation du télétravail à des millions de salariés, provoquée par la propagation de l’épidémie de la Covid-19, a marqué un changement de paradigme (2.1.) et soulève des questions nouvelles qui obligent à repenser le régime juridique du télétravail et à bâtir un nouveau pan du droit du travail, celui du travail à distance (2.2.).
Généralisation du télétravail, un changement de paradigme
Depuis la naissance de la société industrielle au XIXe siècle et le développement du capitalisme, le travail obéit, à la manière du théâtre classique, à la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action.
Le travail est ainsi organisé dans l’entreprise, selon un temps et un programme définis et contrôlés par l’employeur, et sous sa surveillance directe. Le travail à l’usine constitue l’archétype du travail répondant à cette définition, qui fait écho à la définition même du contrat de travail, caractérisé par le lien de subordination juridique du salarié à l’égard de l’employeur.
La massification et l’intensification du télétravail, intervenues avec l’épidémie de la Covid-19, ont fait voler en éclats la règle des trois unités.
Ainsi, le travail ne s’exécute plus dans l’entreprise, mais « ailleurs », au domicile du salarié en particulier ; il n’est plus exécuté sous l’oeil de l’employeur et selon un temps et un programmes définis et contrôlés par lui.
Autrement dit, l’employeur « perd la main » sur l’exécution du travail qui s’exécute loin de lui, comme l’étymologie du mot télétravail (travail à distance) l’exprime clairement. L’affaiblissement de l’emprise patronale traduit une altération du lien de subordination juridique, qui s’accommode mal de la distance.
Ces changements vont-ils perdurer dans le monde d’après la Covid-19 ?
On peut le penser car, dans le monde d’après, dont on ne sait pas quand il adviendra, il n’y aura ni travail en présentiel à 100 % ni travail en distanciel à 100 %, mais une organisation du travail hybride, selon un mix qui reste à déterminer. L’épidémie de Covid-19 aura donc enraciné le télétravail dans les entreprises, sans en fixer toutefois le mode d’organisation, qui constitue un nouveau champ d’exploration et de négociation.
Généralisation du télétravail, questions nouvelles et nouvelles règles à inventer
À qui profite la généralisation du télétravail ?
On pourrait penser qu’elle s’inscrit dans la longue histoire de l’individualisation de la relation de travail promue par les employeurs pour renforcer leur contrôle sur les salariés et contribuer à l’atomisation des collectifs de travail.
Nous ne le pensons pas car cette généralisation, dictée d’abord par les circonstances et la nécessité, et à rebours de la culture patronale du présentéisme héritée de la société industrielle, constitue un obstacle à l’exercice par l’employeur de ses pouvoirs. Le salarié se retrouve placé dans un état de subordination juridique altéré qui, paradoxalement, peut mettre en péril l’exercice de ses droits.
Ainsi, par exemple, comment la durée du travail du télétravailleur peut-elle être contrôlée lorsqu’il ne travaille plus sous l’oeil de l’employeur ?
De ce fait, l’affadissement du lien de subordination juridique ne conduit pas le salarié à exercer pleinement ses droits mais le prive du contrôle patronal qui borne cet exercice et le rend possible.
La généralisation du télétravail pose donc une question centrale : comment l’employeur peut-il, en dépit d’une altération du lien de subordination juridique, continuer à exercer ses pouvoirs, de direction et de contrôle en premier lieu, et à satisfaire à ses obligations, de sécurité au premier chef, à l’égard des télétravailleurs ?
La question posée, appelle, au regard du droit positif une double réponse :
- tout d’abord, il est des cas où notre droit fait preuve d’adaptabilité et sait répondre aux défis posés par le télétravail, en apportant des réponses aux nouvelles questions qu’il pose.
L’employeur doit-il prendre en charge les frais exposés par le salarié au titre du télétravail ? Peut-il imposer au télétravailleur son lieu de télétravail et le contraindre à revenir au bureau après un exode urbain ?
La mobilisation des principes généraux du droit du travail (obligation générale de l’employeur de rembourser les frais professionnels ; liberté de domicile du salarié et régime de la modification du contrat de travail) permet d’apporter des réponses à ces questions, sans qu’il soit nécessaire de « tordre le cou » à ces principes ou d’en inventer de nouveaux.
- En revanche, il est des cas où notre droit doit se réinventer pour apporter des réponses aux questions soulevées par le télétravail.
Comment l’employeur peut-il assurer le contrôle de la durée du travail du salarié lorsque celui-ci travaille à domicile ? comment veiller à l’effectivité de son obligation de sécurité et éviter que le salarié ne soit exposé à des risques psychosociaux ?
Le travail à distance constitue un obstacle rédhibitoire au respect par l’employeur de ses obligations. Pour enjamber cet obstacle, ne faut-il pas réinventer le droit du travail et opérer une « révolution culturelle » ?
Deux voies opposées sont possibles : soit continuer à laisser à l’employeur la responsabilité d’exercer un contrôle sur l’exécution du travail et l’autoriser à « surveiller » l’activité du salarié par le truchement de nouveaux outils technologiques. Soit renoncer à ce contrôle et le laisser entre les mains du salarié placé alors dans une situation d’ « auto-contrôle ».
On voit bien que l’une et l’autre de ces deux voies s’exposent à de vives critiques. Faut-il leur préférer le statu quo actuel ? Voilà réactivée la querelle des Anciens et des Modernes.
On peut voir aussi ici une nouvelle illustration du caractère vivant du droit du travail qui ne cesse de se renouveler pour s’adapter au monde qui change et de son caractère politique qui fait du droit du travail un sport de combat.