Les prix de transfert, source majeure de coûts et d’incertitude pour les entreprises multinationales, instrument principal de transfert des bénéfices selon les administrations fiscales vont ils se trouver au centre des initiatives fiscales de la Commission européenne ?
En premier lieu, rappelons que dans l’immédiat le débat se concentre sur la question des rulings (rescrits) en matière de prix de transfert accordés aux multinationales par les administrations fiscales. Tant au Parlement européen où la Commission spéciale présidée par Alain Lamassoure a commencé ses auditions qu’au Conseil ECOFIN informel de Riga où, la semaine passée, le Commissaire Moscovici s’est efforcé d’obtenir le soutien des ministres pour l’adoption rapide de la directive sur les échanges automatiques d’information sur les rulings. Cette partie émergée de l’iceberg illustre bien les tensions que traverse le système de fiscalité des sociétés de nos pays.
Au-delà se pose la question du contenu du « paquet » relatif à la fiscalité des entreprises que la Commission et surtout son Commissaire à la fiscalité a annoncé pour juin prochain. En effet, alors que les prix de transfert ont pris une telle importance dans la conduite des entreprises et pour la fiscalité des Etats, notamment ces dernières années avec l’émergence de nouveaux modèles économiques liés au commerce électronique, la Commission ne peut ignorer à quel point leur prise en compte est à la fois difficile et attendue ! Ce fait était déjà bien présent dans l’étude de la fiscalité des sociétés publiée par la Commission en 2001 et qui a donné naissance à la proposition d’assiette commune consolidée d’imposition des sociétés (ACCIS) en 2011. Depuis lors, le sujet n’a hélas jamais fait l’objet d’une véritable discussion de politique fiscale au niveau des ministres des finances des 28. On sait que certains Etats (et non les moindres) se contenteraient d’une première étape dont le contenu se limiterait à une assiette harmonisée. Ceci revient à dire que les problèmes essentiels des groupes de sociétés en Europe resteraient ignorés ou sans solution et que les entreprises ne verraient en rien leur situation ou leur potentiel dans le marché unique s’améliorer cependant que les instruments les plus pernicieux de la concurrence fiscale demeureraient actifs : on peine à voir l’intérêt d’une telle approche.
Dans un ensemble économiquement intégré comme l’Union européenne, le nombre de sociétés filiales et la part du commerce intragroupe sont particulièrement élevés (signes mêmes de son intégration) et par conséquent le volume de transactions soumises aux principes des prix de transfert est considérable. Dès lors que l’application de ces principes devient de plus en plus problématique, les risques encourus s’accroissent considérablement pour les entreprises et leur recherche prioritaire de sécurité juridique s’en trouve frustré. Or aujourd’hui, dans un grand nombre de cas, les méthodes traditionnelles de prix de transfert, celles fondées sur la recherche de comparables ne sont plus applicables. Leur fondement logique, la référence à des prix de pleine concurrence (arm’s length principle), est lui-même battu en brèche car il méconnait par définition le surplus provenant de l’intégration dans le groupe lui-même (la valeur du groupe est supérieure à la somme des valeurs de ses composantes !). Les débats de l’OCDE sur les prix de transfert dans le cadre de BEPS (Base erosion and profit shifting) en sont la meilleure des illustrations !
Que l’OCDE reconnaisse cette situation et cherche des solutions à travers l’acceptation de méthodes de partage du profit (profit split) au sein du groupe va dans le bon sens, même si ce mouvement est encore loin d’avoir déterminé la meilleure solution pour ce partage. Que l’Union européenne, la zone économique la plus intégrée (après les Etat fédéraux) n’ait pas ce courage est inquiétant.
L’approche proposée en 2011 avec l’ACCIS est pourtant la plus logique : en consolidant les résultats au sein du groupe, elle permet la compensation immédiate des profits et pertes (seul le profit net est taxé alors qu’aujourd’hui la société qui investit dans une filiale européenne est, le plus souvent, moins bien traitée que celle qui reste sur son seul marché national) et elle permet ensuite de répartir ce résultat entre les Etats membres où il a été généré par l’application d’une formule de répartition équilibrée. L’approche a l’immense mérite d’être lisible par tous et simple dans son principe et dans son application générale. Ceci ne veut pas dire sans problèmes (la clé de répartition n’est pas une panacée et constitue un enjeu de débat politique autant qu’économique), ni sans créer des gagnants et des perdants dont il faudra examiner la situation. Certains des perdants pourraient être ceux qui aujourd’hui tirent profit d’un système à bout de souffle lequel attribue les gains sans considération pour le lieu où la valeur a été effectivement créée. L’Union européenne a suffisamment d’expérience dans les arbitrages politiques pour être capable de proposer des compensations équilibrées.
Ignorer ce défi parce que les politiques nationales (et les hommes qui les conduisent) ne sont pas suffisamment préparés à ce saut nécessaire dans l’intégration réelle des économies serait continuer de mettre en péril l’union économique et monétaire dans laquelle l’Europe s’est engagée. Les petits pas, lorsqu’ils sont trop petits ne font qu’ajouter des charges et douter du projet lui-même. A cet égard, il ne faut surtout pas croire qu’une approche plus modeste qui associerait à une harmonisation de l’assiette des mesures ponctuelles telles qu’un mécanisme de compensation des pertes (déjà essayé dans la passé sans succès) et des mesures additionnelles de lutte contre la concurrence fiscale dommageable ou les régimes préférentiels aurait davantage de chances de succès (surtout si les milieux économiques ne voient pas l’intérêt d’y souscrire !).