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Prix de transfert : conséquences d’une insuffisance de transparence lors d’un contrôle fiscal

Cet article a été publié dans la Revue de Droit Fiscal – 7 décembre 2023 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

Par une décision ST Dupont mentionnée aux Tables, le Conseil d’État a défini une dialectique de la preuve différente selon qu’un contribuable, interrogé le cas échéant sur le fondement de l’article L. 13 B du Livre des procédures fiscales, aura fourni ou non des informations regardées comme suffisantes sur ses prix de transfert. Il a également précisé les prérogatives de l’Administration et les axes sur lesquels pourra le cas échéant porter la contestation des rehaussements. Dans un contexte d’intensification des contrôles en matière de prix de transfert, et de pression accrue pour régler les différends au stade des contrôles et éviter ainsi un risque de pénalisation des affaires, chaque décision du juge administratif est méticuleusement scannée par l’ensemble des praticiens pour mieux cerner les contoursmouvants d’une matière qui emprunte aumoins autant au droit qu’à l’économie.

Le législateur, l’Administration mais aussi le juge administratif ont décidé de se montrer plus sévères à l’égard des sociétés qui ne fournissent pas suffisamment d’informations sur leur prix de transfert. Si l’on peut le concevoir, cette rigueur ne doit toutefois pas insidieusement basculer vers le rigorisme.

Introduction

La société anonyme ST Dupont, qui vient de fêter ses 150 ans, exerce une activité de maître orfèvre, laqueur et malletier. Elle fabriquait au départ de précieuses malles de voyage et s’est rendue célèbre à partir de la Seconde guerre mondiale pour ses briquets en argent ou en platine, puis ses stylos laqués.

À l’issue d’une vérification de comptabilité au titre des exercices 2009 à 2011, l’Administration a remis en cause la politique de prix de transfert pratiquée avec sa filiale établie à Hong Kong, ST Dupont Marketing Ltd (« STDM »). Elle a estimé que la marge réalisée par la société ST Dupont sur les ventes de marchandises à la société STDM était insuffisante. Après avoir écarté la méthode de fixation des prix utilisée par la société, l’Administration a comparé les prix de vente à STDM à ceux pratiqués à l’occasion de la vente des mêmes produits à un grossiste indépendant, la société coréenne SJ Duko, ainsi qu’à des boutiques duty free implantées en Asie du Sud-Est.

Dans l’affaire ST Dupont, le retour de flamme subi par la société reine du briquet nous donne l’occasion de revenir sur la manière dont le juge administratif aborde les litiges en matière de prix de transfert (CE, 8e et 3e ch., 5 juill. 2023, n° 464928, SA ST Dupont). Nous envisagerons successivement les conditions de mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF (1), les règles relatives à la charge de la preuve (2), la sévérité grandissante de l’Administration et du juge administratif (3), ainsi que la tentation d’écourter le débat contentieux lorsque le contribuable n’aura pas spontanément fourni des informations suffisantes à l’Administration (4).

Des conditions de mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF précisées

L’article L. 13 B du LPF a été créé par la loi n° 96-314 du 12 avril 1996. Il est susceptible de s’appliquer aux entreprises qui ne sont pas soumises à l’obligation de présenter leur documentation prix de transfert dès le début des opérations de contrôle sur place,prévue aux dispositions de l’article L. 13 AA du LPF 1. Il s’agit essentiellement des personnes morales établies en France dont le chiffre d’affaires annuel hors taxes et l’actif brut figurant au bilan sont inférieurs à 400 millions d’euros 2.

Les présomptions

L’article L. 13 B du LPF permet à l’Administration, au cours d’une vérification de comptabilité ou d’un examen de comptabilité, de demander à une entreprise des informations et documents, précisément listés 3, lorsque l’Administration a réuni des éléments faisant présumer que cette entreprise a opéré un transfert indirect de bénéfices.

Reprenant un principe énoncé dans une précédente décision SCS GE Medical Systems le 28 novembre 2018, le Conseil d’État précise qu’il résulte de ces dispositions que « l’Administration peut demander à une entreprise vérifiée, en cours de vérification de comptabilité, lorsqu’elle a réuni des éléments faisant présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du code général des impôts, toutes informations relatives tant à la nature de ses relations avec des entreprises, sociétés ou groupements qui lui sont liées, qu’au mode de détermination des prix des opérations de nature industrielle, commerciale ou financière qu’elle effectue avec ces entreprises » (CE, 8e et 3e ch., 28 nov. 2018, n° 410779, SCS GE Medical Systems, concl. K. Ciavaldini).

Dans l’affaire ST Dupont, la Haute Assemblée a validé le recours à l’article L. 13 B en relevant deux éléments : d’une part, la requérante subissait des pertes importantes et récurrentes tandis que sa filiale distributrice ST Dupont Marketing, dont elle possédait l’intégralité du capital, dégageait des bénéfices et, d’autre part, au cours du débat contradictoire mené à l’occasion de la vérification, la société n’avait fourni aucune indication sur sa politique de prix de transfert ou sur la méthode d’établissement des prix des transactions conclues avec sa filiale.

La mise en oeuvre de l’article L. 13 B après un débat oral et contradictoire

Les dispositions de l’article L. 13 B du LPF n’imposent pas littéralement à l’administration fiscale d’avoir initié un débat oral et contradictoire avant d’envoyer une demande sur le fondement de cet article. Toutefois, il nous semble qu’en précisant que l’Administration devra avoir réuni des indices, le législateur a nécessairement entendu qu’il en soit ainsi.

Si la Haute Assemblée ne s’est pas expressément prononcée sur cette question 4, la circonstance qu’elle fasse référence à une demande « en cours de vérification de comptabilité » laisse à penser qu’elle n’a pas envisagé que la demande soit adressée dès la première intervention sur place.

Même si chacun sait bien qu’un BOFiP relatif à la procédure n’est pas opposable, on relèvera que l’Administration elle-même, dans sa doctrine, indique que le premier alinéa de l’article L. 13 B du LPF « a pour objet de “prévenir un emploi immédiat et systématique du dispositif. Ce n’est que si le dialogue avec l’entreprise ne permet pas d’accéder à l’information que le dispositif est mis en oeuvre ” (JO Débats Sénat, séance du 21 mars 1996, p. 1609) » (BOI-CF-IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 130).

Toutefois, soufflant le chaud et le froid au sein d’un même paragraphe, cette même doctrine a notamment précisé à ce titre que « le recours aux dispositions de l’article L. 13 B du LPF n’est pas utilisé systématiquement comme instrument de contrôle des opérations internationales. Dans les faits, la formulation d’une demande visée à l’article L. 13 B du LPF, ne pourra intervenir, sauf circonstances exceptionnelles, dès la première intervention sur place » (BOI-CF-IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 70). En effet, puisque « la démarche de contrôle des prix de transfert nécessite en effet des investigations longues et approfondies », « ce n’est qu’en l’absence d’explications suffisantes de la part de l’entreprise que le recours à la procédure sera envisagé ».

Heureusement, dans sa mise à jour du guide des prix de transfert à l’usage des PME, publiée le 22 novembre 2023 (Guide des prix de transfert à l’usage des PME, 22 nov. 2023.), l’Administration ne fait plus référence à ces « circonstances exceptionnelles » et a précisé que « ce n’est qu’à l’issue d’un débat oral et contradictoire au cours duquel l’entreprise n’aura pas fourni les informations nécessaires au contrôle des prix de transfert et à la compréhension des structures, des activités et des choix économiques et fiscaux opérés en la matière, que les dispositions de l’article L. 13 B du livre des procédures fiscales sont mises en oeuvre par le service vérificateur » (Guide des prix de transfert à l’usage des PME, 22 nov. 2023, p. 27.).

Le dialogue préalable à l’envoi d’unedemandesur lefondementde l’article L. 13 B du LPF nous apparaît indispensable car de nombreux éléments pourraient être regardés comme des indices dans l’absolu, mais cesser de l’être après que l’entreprise aura pu apporter de premières explications.

Mettre en avant des indices ne signifie pas réunir des preuves

Le juge administratif est peu enclin à imposer trop d’obligations à l’Administration au premier stade de la mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF

Le message délivré par le Conseil d’État dans l’affaire ST Dupont, éclairé par les conclusions de son rapporteur public, est très clair : mettre en avant des indices ne signifie pas réunir des preuves.

Dans ses conclusions sous cette affaire, Romain Victor en effet a précisé qu’« il résulte de la lettre de l’article L. 13 B, comme des travaux préparatoires à l’adoption des dispositions dont ce texte est issu, que les « éléments faisant présumer » un transfert indirect de bénéfices ne sont pas et ne sauraient être des preuves complètes et suffisantes de l’existence d’un tel transfert de matière taxable. Ce ne sont que des premiers éléments qui doivent apparaître suffisamment et raisonnablement crédibles au juge de l’impôt, lorsqu’il vient à être saisi d’une contestation sur ce point ». Le Conseil d’État quant à lui n’a pas fait référence à ces travaux préparatoires, mais semble retenir la même approche sur le fond.

Le rapporteur public ajoutait par ailleurs « qu’une autre interprétation, c’est-à-dire une interprétation plus exigeante, reviendrait, là encore, à désarmer l’Administration, et ferait courir le risque de priver de portée, en pratique, les dispositions de l’article L. 13 B ».

On retrouve la même logique dans les conclusions que Thurian Jouno a prononcées sous une affaire SARL financière du Haut Anjou, et des précisions très intéressantes sur les travaux préparatoires en question. Il indiquait que deux conceptions se sont clairement affrontées, en 1996, autour du projet de loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, et que c’est la vision de l’exécutif qui avait fini par triompher. Thurian Jouno en concluait que « les éléments avancés par l’Administration comme pouvant constituer des indices “doivent être appréciés de manière, non pas conciliante, mais souple” » (CAA Nantes, 1re ch., 20 déc. 2018, n° 18NT01366, min. c/ SARL financière du Haut Anjou : JurisData n° 2018-023266 ; RJF 4/19, n° 321, concl. T. Jouno.).

La préoccupation de ne pas priver un texte de portée est tout à fait habituelle, et parfaitement normale. En outre, ce raisonnement n’est pas sans rappeler la jurisprudence récente de la Cour de cassation relative au besoin de l’Administration, pour obtenir l’autorisation par un juge des libertés et de la détention de procéder à une visite domiciliaire sur le fondement de l’article L. 16 B du LPF, de réunir seulement des présomptions de fraude (Cass. com., 15 févr. 2023, n° 20-20.599 : JurisData n° 2023-002554 ; Dr. fisc. 2023, n° 20, comm. 196, note V. Pantaloni et Ch. Ménard.).

Toutefois, sans que cela ne conduise à « désarmer l’Administration », pour reprendre l’expression de Romain Victor, il semble fondamental que non seulement la demande n’intervienne qu’après un échec du débat oral et contradictoire, mais aussi et surtout que les indices réunis soient tout de même suffisants pour permettre de faire présumer un transfert de bénéfices. L’exemple des déficits en est sans doute l’une des meilleures illustrations.

La situation déficitaire de l’entreprise peut être retenue comme indice d’un transfert de bénéfices dans certains cas

Dans l’affaire ST Dupont, la cour administrative d’appel de Paris, avant de valider en l’espèce l’existence des présomptions, avait énoncé que : « le seul constat de pertes ne [pouvait] faire présumer l’existence d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI, ainsi qu’il ressort de la documentation OCDE sur les prix de transfert » (CAA Paris, 2e ch., 13 avr. 2022, n° 19PA01644, pt 7.).

Un tel rappel nous paraît salutaire. En effet, ainsi que le rappelait Émilie Bokdam-Tognetti : « L’OCDE considère que “ lorsqu’une entreprise associée accuse constamment des pertes alors que le groupe dans sonensemble est bénéficiaire, il faut examineravecunsoin particulier les questions de prix de transfert. Bien entendu, les entreprises associées, tout comme les entreprises indépendantes, peuvent réellement accuser des pertes, dues à des coûts de démarrage élevés, à des conditions économiques défavorables, à un manque d’efficacité ou à d’autres motifs industriels ou commerciaux légitimes. Toutefois, une entreprise indépendante n’acceptera pas des pertes indéfiniment. Une entreprise indépendante subissant des pertes récurrentes finira par cesser ses activités dans de telles conditions. Au contraire, une entreprise associée accusant des pertes peut continuer à fonctionner si ses activités sont profitables au groupe multinational dans son ensemble ” (point 1. 170) » (CE, 9e et 10e ch., 23 nov. 2020, n° 425577, min. c/ Sté Ferragamo : JurisData n° 2020-019181 ; Dr. fisc. 2021, n° 13, comm. 198, concl. É. Bokdam- Tognetti ; RJF 2/21, n° 116, concl. É. Bokdam-Tognetti.).

À titre d’exemple, une entreprise peut juger nécessaire de vendre certaines marchandises en dessous du prix du marché ou même de les fournir gratuitement, afin d’augmenter le bénéfice qu’elle réalise sur l’ensemble des ventes au même client (ainsi, une entreprise spécialisée dans l’habillement peut subir une perte sur des vêtements de petite et grande taille, tout en réalisant des bénéfices importants sur les vêtements de taille moyenne…) (Bruno Gouthière, Les impôts dans les affaires internationales, n° 76080.).

D’autres indices pourront être mis en avant

Les jurisprudences relatives aux conditions de mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF sont plus que rares. Avant l’affaire ST Dupont, la cour administrative d’appel de Nantes a jugé, contrairement aux conclusions de son rapporteur public sur ce point, qu’une forte augmentation au cours de la période vérifiée de la sous-traitance de prestations à une société établie au Maroc dont l’un des dirigeants est commun avec la société française vérifiée, en période de stagnation du chiffre d’affaires de cette société, et l’absence d’autonomie de la société sous-traitante, constituent des indices de transfert indirect de bénéfices justifiant le recours à cette procédure (CAA Nantes, 20 déc. 2018, n° 18NT01366, min. c/ SARL financière du Haut Anjou : JurisData n° 2018-023266 ; RJF 4/19, n° 321, concl. T. Jouno.).

L’Administration fiscale, dans son BOFiP, a précisé qu’elle devait réunir des indices portant à la fois sur les liens de dépendance juridique ou de fait, ou sur le caractère privilégié du régime fiscal de l’entreprise établie à l’étranger, et sur la normalité des transactions. Sur ce point, elle a indiqué que de tels indices pourraient notamment être constitués en présence de différences de prix ou modifications significatives de prix, de taux de redevances, d’avances non rémunérées ou faiblement rémunérées, de conditions de paiement différentes des normes habituelles, de rabais, remises, surcoûts, subventions, aides, abandons non expliqués,ou de charges indûment supportées (BOI-CF-IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 160.).

Si certains critères semblent plutôt objectifs et facilement vérifiables (notamment l’existence de différences ou demodifications de prix), d’autres supposent une appréciation plus subjective (notamment la notion de charges indûment supportées) qui nous paraît mal se prêter à la caractérisation d’indices pouvant déclencher un questionnement.

Les demandes de l’Administration et les réponses des sociétés

Le degré de précision des questions de l’Administration

Le législateur a décidé que les demandes visées au premier alinéa de l’article L. 13 B du LPF « doivent être précises et indiquer explicitement, par nature d’activité ou par produit, le pays ou le territoire concerné, l’entreprise, la société ou le groupement visé ainsi que, le cas échéant, les montants en cause ».

Il a donc prévu que l’Administration puisse, en posant des questions « par produit », entrer dans un niveau de granularité très fin. Le Conseil d’État a validé cette démarche dans l’affaire GEMS précitée en précisant que « L’Administration est notamment fondée à demander à ce titre à l’entreprise vérifiée de procéder à une ventilation des produits et coûts par activité ou par produit » (CE, 8e et 3e ch., 28 nov. 2018, n° 410779, SCS GE Medical Systems, concl. K. Ciavaldini).

Aujourd’hui, l’Administration s’est engouffrée dans cette possibilité, et utilise d’ailleurs très souvent les demandes de traitement informatisées dans les conditions prévues à l’article L. 47 A du LPF pour obtenir des informations par produit. Toute la question est donc désormais de savoir jusqu’à quel niveau de granularité elle ira dans ses demandes.

Sur ce point, il paraît souhaitable toutefois que l’Administration adapte sonniveau de questionnement aux problématiques de l’entreprise, mais aussi à sa taille. En effet, il faut garder à l’esprit que les entreprises susceptibles de relever de la procédure prévue à l’article L. 13 B sont celles dont le chiffre d’affaires et l’actif brut, au moment des faits, sont inférieurs à 400 millions d’euros. Ce seront probablement demain des entreprises de plus petite taille encore 5.

Les réponses du contribuable

Le dernier alinéa de l’article L. 13 B du LPF dispose que : « Lorsque l’entreprise a répondu de façon insuffisante, l’Administration lui adresse une mise en demeure d’avoir à compléter sa réponse dans un délai de trente jours en précisant les compléments de réponse qu’elle souhaite. Cette mise en demeure doit rappeler les sanctions applicables en cas de défaut de réponse ».

Le législateur fait référence à des réponses « insuffisantes », sans plus de précision. Il n’y a rien d’étonnant à cela, on voit mal comment il pourrait aller plus loin s’agissant d’une question éminemment casuistique. La Haute Assemblée a précisé que le caractère suffisant ou non des réponses est laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond, sous réserve de dénaturation.

Dans l’affaire ST Dupont, la cour administrative d’appel a relevé plusieurs griefs, que le Conseil d’État a refusé de censurer. En substance, elle avait reproché à la société de n’avoir produit « aucun élément chiffré en ce qui concerne les coûts relatifs aux fonctions exercées par ses filiales, les marges brutes et nettes de chaque filiale pour chaque famille de produits, les taux de décote pour chaque produit et chaque filiale située en Asie, et la similarité des prix publics pour l’ensemble des pays asiatiques, ni de documents précis quant aux comparables utilisés, situés dans des zones continentales distinctes ».

Il est certain que le fait d’avoir appliqué des décotes sans être en mesure de préciser la manière dont elles auraient été déterminées,ou de donnerdes documents précis concernant les comparables que l’on a utilisés, est une vraie difficulté qui peut justifier que l’Administration considèreuneréponse comme insuffisante. Nous ne sommes pas certains en revanche que la société, même si elle l’avait voulu, aurait été en mesure de fournir à l’Administration l’ensemble des informations qu’elle a demandées.

Si la société avait fourni 90 % par exemple des informations sollicitées, et qu’il manquât uniquement celles relatives aux données comptables de ses filiales – que l’Administration peut souvent par ailleurs obtenir par le biais de l’assistance administrative– cela aurait-il justifié de considérer que la réponse était insuffisante ?

Bien entendu, le contribuable a intérêt à apporter des éléments de réponse précis pour que sa réponse soit regardée comme satisfaisante. Cela étant,de la même manière que Romain Victor indiquait, s’agissant des présomptions qui peuvent déclencher le questionnement, qu’il ne faut pas que l’article L. 13 B du LPF soit privé de portée, il nous semble tout aussi fondamental que la possibilité qu’a le contribuable d’apporter des réponses pour éviter de s’exposer à une sanction (Conformément au II. de l’article 1735 du CGI, le défaut de réponse à la demande faite en application de l’article L. 13 B du Livre des procédures fiscales entraîne l’application d’une amende de 10 000 € pour chaque exercice
visé par cette demande.), et à un bouleversement 6 de la charge de la preuve, soit effective, et d’éviter que, dans les faits, cette possibilité ne se vérifie jamais. La question de savoir, à l’usage, avec quel degré de souplesse l’Administration appréciera le caractère suffisant ou non d’une réponse, sous le contrôle du juge ensuite, intéressera également l’appréciation des informations données dans le cadre de la remise d’une documentation sur le fondement de l’article L. 13 AA du LPF (Pour le commentaire de cette obligation déclarative,V. BOI-BIC-BASE-80-10- 40, 18 juill. 2018), avec des conséquences encore plus lourdes en l’absence de réponse suffisante 7.

Une définition des règles applicables en matière de charge de la preuve pour les prix de transfert qui pose de nombreuses questions

La formulation d’une séquence nouvelle

La réitération des principes généraux applicables pour les prix de transfert

Dans l’affaire ST Dupont, le Conseil d’État a repris le principe applicable en matière de charge de la preuve pour les prix de transfert, selon lequel, lorsqu’elle constate que les prix facturés par une entreprise établie en France à une entreprise étrangère qui lui est liée – ou ceux qui lui sont facturés par cette entreprise étrangère–, sont inférieurs –ou supérieurs–à ceux pratiqués par des entreprises similaires exploitées normalement, c’est-à-dire dépourvues de liens de dépendance, l’Administration doit être regardée comme établissant l’existence d’un avantage qu’elle est en droit de réintégrer dans les résultats de l’entreprise française, sauf pour celle-ci à justifier que cet avantage a eu pour elle des contreparties au moins équivalentes (point 8 de la décision ST Dupont).

Le fichage renvoie sur ce point aux décisions SARL Boutique 2M (JurisData n° 1988- 600685 ; Lebon, p. 305 ; Dr. fisc. 1988, n° 49, comm. 2202 ; RJF 10/88, n° 1139, concl. O. Fouquet, p. 577.) et Amycel France (JurisData n° 2016-005256 ; Lebon T., p. 740 ; Dr. fisc. 2016, n° 49, comm. 639, concl. F. Aladjidi, note C. Silberztein et L. Ngûyen-Lapierre ; RJF 6/16, n° 514, chron. N. Labrune, p. 689.). Dans ses conclusions sous SARL Boutique 2M, Olivier Fouquet a résumé les deux temps successifs du questionnement : « L’Administration démontre-t-elle l’existence d’un avantage accordé par la société établie en France à la société établie à l’étranger ? », et « Si l’Administration le démontre, le contribuable établit-il l’existence d’une contrepartie à cet avantage ? ». Ces deux temps vont se trouver quelque peu chahutés lorsque le contribuable n’aura pas répondu,oude manière insuffisante,àunedemandeeffectuée sur le fondement de l’article L. 13 B du LPF.

La définition d’une séquence différente selon le comportement du contribuable à la suite de la mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF

Les 3e et 4e alinéas de l’article 57 du CGI disposent que :

« En cas de défaut de réponse à la demande faite en application de l’article L. 13 B du livre des procédures fiscales ou en cas d’absence de production ou de production partielle de la documentation mentionnée au III de l’article L. 13 AA et à l’article L. 13 AB du même livre, les bases d’imposition concernées par la demande sont évaluées par l’Administration à partir des éléments dont elle dispose et en suivant la procédure contradictoire définie aux articles L. 57 à L. 61 du même livre. A défaut d’éléments précis pour opérer les rectifications prévues aux premier, deuxième et troisième alinéas , les produits imposables sont déterminés par comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées normalement ».

Dans l’affaire ST Dupont, le Conseil d’État a seulement cité les dispositions du troisième alinéa 8, et va dérouler une méthodologie pour définir une dialectique de la preuve sui generis, en distinguant deux alternatives, aux points 9 et 10 de sa décision.

Il précise,au point 9, que « Lorsque l’entreprise a fourni au vérificateur, le cas échéant après mise enoeuvre des dispositions de l’article L. 13 B du livre des procédures fiscales, les éléments permettant de documenter de manière suffisante la méthode par laquelle ont été déterminés les prix des transactions effectuées avec les entreprises qui lui sont liées, il incombe à l’Administration, qui supporte la charge de la preuve de l’existence d’un avantage consenti par l’entreprise vérifiée aux entreprises établies à l’étranger auxquelles elle est liée, d’établir, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, le cas échéant en retraitant les éléments produits par l’entreprise vérifiée dont elle peut remettre en cause l’exactitude, que les prix pratiqués entre celle-ci et les entreprises qui lui sont liées diffèrent des prix de pleine concurrence ».

Il poursuit en indiquant au point 10 que :  » En revanche, lorsque l’entreprise s’est abstenue de répondre à une telle demande ou a fourni, malgré une mise en demeure de la compléter, une réponse insuffisante, l’Administration est fondée à écarter la méthode à laquelle l’entreprise indique avoir recouru et à mettre en oeuvre la méthode qu’elle estime la plus appropriée pour déterminer les prix de pleine concurrence.

S’il apparaît que les prix pratiqués entre l’entreprise vérifiée et les entreprises qui lui sont liées diffèrent des prix de pleine concurrence ainsi déterminés par l’Administration, celle-ci est réputée établir que la première a consenti aux secondes un avantage devant être réintégré dans ses résultats, l’entreprise conservant la possibilité de contester, dans son principe ou dans sesmodalités de mise en oeuvre, la méthode retenue par l’Administration et d’établir, le cas échéant en proposant une méthode alternative, le caractère exagéré du montant de cet avantage ».

Les observateurs avisés auront remarqué que si la décision est mentionnée aux Tables, elle n’est pas pour autant la première affaire dans laquelle leConseil d’État se prononce sur cette problématique de la charge de la preuve lorsque les dispositions de l’article L. 13 B du LPF sont en cause.

La Haute Assemblée avait déjà eu, en effet, l’occasion d’examiner pour la première fois ces dispositions pour la décision General Electric Medical Systems. Il est vrai que,dans cette affaire, le juge administratif a considéré que le moyen tiré d’une irrégulière mise en oeuvre de l’article L. 13 B du LPF n’était pas soulevé, ce qui lui donnait sans doute moins l’occasion de s’y intéresser (CE, 8e et 3e ch. 28 nov. 2018, n° 410779, SCS GE Medical Systems, concl. K.
Ciavaldini). Est-ce pour cette raison qu’il faudra attendre ST Dupont pour que le Conseil d’État pose pour la première fois des règles relatives à la charge de la preuve, qu’il n’avait pas énoncées ainsi dans l’affaire General Electric Medical Systems ?

Cette manière de procéder n’est pas inédite. Pour ne citer qu’un exemple,on se rappellera que,dans les affaires relatives à la déduction des charges de mécénat de la valeur ajoutée, par une décision de plénière fiscale, publiée au recueil Lebon sur ce point (CE, plén., 9 mai 2018, n° 388209, Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Pyrénées Gascogne : JurisData n° 2018-007714 ; Lebon, p. 162 ; Dr. fisc. 2018, n° 44, comm. 433, concl. Y. Bénard, note O. Fouquet ; RJF 7/18, n° 764 ; RJF 8-9/18, chron. A. Iljic, p. 1069.), le Conseil d’État était revenu sur la solution qu’il avait adoptée quelques mois plus tôt mais sans la ficher (CE, 10e et 9e ch., 21 avr. 2017, n° 398246, SAS Pierre Fabre Médicament : JurisData n° 2017-011171 ; Dr. fisc. 2017, n° 41, comm. 498, concl. É. Crépey, note O. Fouquet et C. Lopater ; RJF 7/17, n° 696, concl. E. Crépey, p. 1021.).

De nouvelles interrogations en résultant

Sur le champ d’application de la nouvelle règle posée

Le « en revanche » que comporte le point 10 précité établit un lien entre les points 9 et 10. Il s’en déduit que deux scénarios sont envisagés : soit celui prévu au point n° 9, soit celui prévu au point n° 10. Le cas concerné par la situation visée au point 10 paraît tout à fait clair : l’entreprise a reçu une demande sur le fondement de l’article L. 13 B du LPF, et soit n’y a pas répondu soit a répondu de manière insuffisante, ce qui s’apparente in fine à un défaut de réponse dans les deux cas. Le point 10 prend donc en compte deux critères : premièrement la réception d’une demande sur le fondement de l’article L. 13 B du LPF,et deuxièmement le caractère suffisant ou non de la réponse à la demande formulée par l’Administration.

Dans l’absolu, deux scénarios alternatifs au point 10 peuvent exister : soit on envisage la situation opposée à celle prévue par le premier critère, et on est en présence d’une société qui n’a pas reçu de demandesur le fondementde l’article L. 13 B du LPF, soit on envisage une situation opposée à celle du second critère, où la société n’aura pas répondu de manière satisfaisante à une demande de l’Administration.

La situation décrite au point 9 ne semble pas être complètement ni le pendant inverse du premier critère énoncé au point 10, ni du second. Il y est visé en effet des entreprises qui auront fourni au vérificateur « le cas échéant après mise enoeuvre des dispositions de l’article L.13 B du livre des procédures fiscales, les éléments permettant de documenter de manière suffisante la méthode par laquelle ont été déterminés les prix des transactions effectuées avec les entreprises qui lui sont liées ». Littéralement, le point 9 ne concerne donc pas forcément les entreprises qui auraient reçu une demande sur le fondement de cet article L. 13 B du LPF.

On imagine raisonnablement qu’il pourrait s’agir d’entreprises dans le champ d’application de l’article L. 13 B du LPF, mais pour lesquelles l’Administration n’aura pas eu besoin de leur adresser une demande formelle par écrit.

Telle que la règle est formulée par le Conseil d’État, elle pourrait à notre sens inclure également des entreprises relevant du champ d’application de l’article L. 13 AA du LPF, et qui auraient remis en début de contrôle une documentation regardée comme suffisante.

Une telle solution devra toutefois être confirmée, d’une part parce que le rapporteur public ne l’a pas envisagée dans ses conclusions, d’autre part et surtout parce qu’elle serait selon nous plus protectrice des droits du contribuable qui a bien documenté ses prix de transfert ou bien répondu aux demandes de l’Administration que ne l’est le droit applicable aujourd’hui.

En effet, en l’état de la jurisprudence, le juge administratif a déjà admis que le service vérificateur puisse substituer une des 5 méthodes OCDE à celle retenue par le contribuable, lorsqu’il considérait, comme l’Administration, que cette règle n’était pas pertinente en l’espèce, et cela sans nous semble-t-il se demander automatiquement si l’entreprise avait en amont produit une documentation suffisante.

Ainsi, à titre d’exemple, pour des services rendus à une société apparentée à Macao par la succursale française d’une société belge, la cour administrative d’appel deVersailles a considéré que la méthode du prix de revient majoré (cost +) n’était pas pertinente, et a validé le recours par l’Administration à la méthode transactionnelle de la marge nette 9. Or, rien, ni dans l’arrêt ni dans les conclusions du rapporteur public, ne permet de penser que l’Administration aurait mis en oeuvre les dispositions de l’article L. 13 B du LPF (CAA Versailles, 3e ch., 29 déc. 2016, n° 14VE02126 et 15VE02541, Sté TCL Belgium : JurisData n° 2016-029699 ; Dr. fisc. 2017, n° 16, comm. 265 concl.B. Coudert, note C. Silberztein et G. Caulliez ; RJF 4/17, n° 306.).

Plus récemment, pour la société Engie, dont il ne fait guère de doute qu’elle relève de l’article L. 13 AA du LPF et non de l’article L. 13 B, le tribunal administratif de Montreuil, suivant les conclusions de son rapporteur public, a validé la substitution par l’Administration d’une méthode transactionnelle du partage du bénéfice à une méthode de cost + appliquée par la société (TA Montreuil, 1re ch., 14 janv. 2021, n° 1812789, Sté Engie : Dr. fisc. 2021, n° 15, act. 227 ; Fiscalité internationale 2021, n° 2, chron. et concl. C. Noël.).

C’est une litote de dire qu’il ne nous semblerait pas illogique que, concrètement, l’Administration ne puisse pas revenir sur la méthode qu’une entreprise a utilisée pour documenter ses prix de transfert, mais soit seulement autorisée à en contester les modalités de mise en oeuvre,y compris en modifiant les comparables retenus ou les correctifs qu’il convient d’y apporter. En premier lieu, cela permettrait de donner beaucoup plus de sécurité juridique aux entreprises. En second lieu, nous ne voyons pas de raison justifiant qu’une entreprise ayant fourni spontanément une documentation au début d’une vérification de comptabilité, comme le prévoit l’article L. 13 AA du LPF, soit traitée différemment au regard des règles gouvernant la preuve qu’une autre de plus petite taille qui ne serait pas soumise à ces dispositions, et produirait cette documentation en cours de contrôle, le cas échéant à la suite de la mise enoeuvre de l’article L. 13 B du LPF.

Sur la portée de la décision au regard de la charge de la preuve

Dans ses conclusions sous l’affaire ST Dupont, Romain Victor précisait que « Si le recours à l’article L. 13 B ne métamorphose pas la procédure de rectification, en la faisant passer d’une procédure contradictoire à une procédure d’imposition d’office, la mise en jeu de ces dispositions est (…) de nature à autoriser l’Administration à partir de ses propres éléments d’appréciation et de sa propre méthode de détermination des prix de pleine concurrence, en l’affranchissant corrélativement de l’obligation de partir des éléments qui lui sont soumis par l’entreprise, ce qui, dans la suite du contentieux, n’implique certes aucun renversement de la charge de la preuve, mais intervertit les positions respectives des parties dans la dialectique de la preuve : dans ce cas en effet, l’Administration tire la première et c’estàlasociété de répliquer, encritiquant la méthode de l’Administration, et non l’inverse ».

Avouons-le avec beaucoup de prudence et d’humilité : nous avons lu et relu cette phrase, avec perplexité.Les conclusions du rapporteur public sont-elles conformes à la solution retenue par le Conseil d’État sur ce point ? Si tel est le cas, il nous semble bien que le point 10 de la décision ST Dupont prévoit dans les faits une modification, que nous analysons pour notre part comme substantielle, de la charge de la preuve.Pour reprendre l’expression de Romain Victor, il ne s’agit pas juste de « tirer le premier », cela change les cartouches avec lesquelles on va pouvoir le faire.

Le rapporteur public en est d’ailleurs peut-être conscient car il écrivait par ailleurs, dans ses conclusions,que l’article L. 13B du LPF, lorsque le contribuable n’a pas répondu, ou pas correctement, confère à l’Administration un avantage qu’il qualifie de « relatif ».

Une analogie avec les reconstitutions de recettes qui conduit à se demander jusqu’où le Conseil d’État ira dans son contrôle à l’avenir

Selon les principes dégagés dans la décision ST Dupont, lorsque l’entreprise n’aura pas répondu ou pas suffisamment répondu in fine à une demande dans le cadre de l’article L. 13 B, et que le Service aura déterminé ses prix de transfert selon sa propre méthode, cette entreprise pourra contester la méthode retenue par l’Administration, dans son principe ou dans ses modalités de mise enoeuvre, et établir le caractère exagéré du montant de cet avantage, le cas échéant en proposant une méthode alternative.

Une telle formulation présente de nombreuses analogies avec la jurisprudence relative aux reconstitutions de recettes. En effet, conformément à une jurisprudence constante, lorsque l’Administration écarte une comptabilité comme n’étant pas sincère ou pas probante, et procède à une reconstitution de recettes, le contribuable peut alors soit critiquer la méthode d’évaluation suivie par l’Administration pour démontrer que cette méthode aboutit à un résultat exagéré, soit proposer au juge une autre méthode permettant d’obtenir un résultat plus précis, soit encore essayer de démontrer que la méthode de reconstitution administrative est radicalement viciée dans son principe ou excessivement sommaire.

Il sera intéressant de voir, à l’usage, quel degré de contrôle exercera leConseil d’État sur les critiques qu’un contribuable apportera le cas échéant à la méthode retenue par l’Administration.

Jusqu’à présent, en matière de prix de transfert, le Conseil d’État, s’il laisse à l’appréciationsouveraine des juges du fond, sous réservede dénaturation, la preuve de l’existence d’un avantage consenti par une entreprise établie en France à une entreprise établie hors de France, exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur l’existence d’un transfert indirectde bénéfices devant être réintégré aux résultats imposables de l’entreprise établie en France sur le fondement de l’article 57 du CGI (CE, 9e et 10e ch., 23 nov. 2020, n° 425577, min. c/ Sté Ferragamo : JurisData n° 2020-019181 ; Dr. fisc. 2021, n° 13, comm. 198, concl. É. Bokdam-Tognetti ; RJF 2/21, n° 116, concl. É. Bokdam-Tognetti.).

Restera-t-il sur un contrôle de qualification juridique des faits,ou entrera-t-il dans les mêmes raffinements que ce qu’il a défini pour les reconstitutions de recettes ? Pour ces dernières en effet, ainsi que le rappelle de manière fort pédagogique Gilles Bachelier (JCl. Procédures fiscales, fasc. 444-10 : CONSEIL D’ÉTAT. – Juge de cassation. – Portée du contrôle. – Contrôle du bien-fondé de la décision juridictionnelle, par G. Bachelier.), « les critères de distinction entre la notion de méthode radicalement viciée et celle de méthode sommaire mettent en jeu des questions de droit et donnent lieu à un contrôle de cassation sous l’angle de l’erreur de droit » (CE, 9e et 8e ss-sect., 28 févr. 1996, n° 128767, SARL Le Colonis : RJF 4/96,
n° 486). En outre, le Conseil d’État exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur le caractère radicalement vicié dans son principe d’une méthode de reconstitution du bénéfice (CE, 8e et 3e ss-sect., 29 oct. 2003, n° 239914, SA Meubles Ortelli : JurisData n° 2003-080447 ; Dr. fisc. 2004, n° 9, comm. 288 ; RJF 1/04, n° 66, concl. G. Bachelier ; BDCF 1/04, n° 15. – CE, sect., 22 avr. 2005, n° 257254, Sté Limelight Boy’s : JurisData n° 2005-080686 ; Lebon, p. 168 ; Dr. fisc. 2005, n° 24, comm. 481, concl. P.Collin, note O. Fouquet ; RJF 7/05, n° 724, chron. F. Bereyziat, p. 463, concl. P. Collin ; BDCF 7/05, n° 92, obs. O. Fouquet.) . En revanche, il laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond, sous réserve de dénaturation bien entendu, d’une part, le caractère excessivement sommaire de la méthode (CE, 9e et 10e ss-sect., 19 mars 2001, n° 197352, Renoux : JurisData n° 2001- 061982 ; Dr. fisc. 2001, n° 40, comm. 895, concl. J. Courtial ; RJF 6/01, n° 818, concl. J. Courtial. – CE, 8e et 3e ss-sect., 29 oct. 2003, n° 239914, SA Meubles Ortelli : JurisData n° 2003-080447 ;Dr. fisc. 2004, n° 9, comm. 288 ; RJF 1/04, n° 66, concl. G. Bachelier ; BDCF 1/04, n° 15.) et, d’autre part, la question de savoir si la méthode de reconstitution proposée par le contribuable est plus fiable (CE, 9e et 8e ss-sect., 9 avr. 1999, n° 115136, Rhein : JurisData n° 1999- 051285 ; Dr. fisc. 1999, n° 44, comm. 815 ; RJF 6/99, n° 723.) ou plus précise que celle du Service (CE, 9e et 8e ss-sect., 26 juin 1996, n° 135259, Corsetti : RJF 8-9/96, n° 1029. – CE, 9e et 10e ss-sect., 19 mars 2001, n° 197352, Renoux : JurisData n° 2001- 061982 ; Dr. fisc. 2001, n° 40, comm. 895, concl. J. Courtial ; RJF 6/01, n° 818,
concl. J. Courtial.).

Une sévérité grandissante de l’Administration et du juge administratif en matière de prix de transfert

L’affaire ST Dupont illustre la sévérité grandissante de l’Administration et du juge administratif en matière de prix de transfert, en particulier en ce qui concerne la possibilité pour l’Administration, sous certaines conditions, de changer de méthode pour asseoir sa rectification, et l’examen des comparables auxquels elle aura recours.

La possibilité pour l’Administration de changer de méthode

L’OCDE préconise, en matière de prix de transfert, cinq méthodes selon le type de fonction exercée, trois méthodes dites traditionnelles fondées sur les transactions (le prix comparable sur le marché libre, le prix de revente, le prix de revient majoré) et deux méthodes dites transactionnelles fondées sur les bénéfices (la méthode du partage des bénéfices et la méthode transactionnelle de la marge nette).

La méthode du prix de revente consiste à retenir le prix de vente final et à défalquer de ce prix une marge bénéficiaire appropriée (« resale less » ou« resale minus »).Autrement dit,dans le cas simplifié d’une vente, il convient de partir du prix de vente final, auquel le revendeur vend les marchandises, et de remonter la chaîne pour déterminer à quel prix le vendeur initial aurait dû vendre lui-même au revendeur pour que celui-ci ait une marge jugée normale (schéma dans lequel un vendeur initial vend à un distributeur qui lui-même revend la marchandise) (Bruno Gouthière, Les impôts dans les affaires internationales, § 75960.).

La méthode du prix comparable (« comparable uncontrolled price » ou CUP) consiste quant à elle à fixer le prix par référence aux opérations comparables réalisées entre un acheteur et un vendeur qui ne font pas partie du même groupe. Ainsi, pour déterminer si un prix est conformeau prix de pleine concurrence, il convient de déterminer quel serait le prix pratiqué pour des transactions comparables entre entreprises indépendantes ou bien entre entreprises d’un groupe et une entreprise indépendante.

Pour l’OCDE, « Lorsqu’il est possible d’identifier des transactions comparables sur le marché libre, la méthode du prix comparable sur le marché libre constitue lemoyen le plus direct et le plus fiable pourmettre en oeuvre le principe de pleine concurrence. En conséquence, cette méthode doit être dans ce cas préférée à toute autre » –  Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, Principes directeurs n° 2.15.

Comme le comparable exact ou parfait n’existe pas, il est possible d’admettre que les caractéristiques économiques des situations prises en compte soient suffisamment comparables ou que des ajustements suffisamment fiables puissent être apportés pour supprimer les effets matériels des différences constatées – Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, Principes directeurs n° 2.15.  Lorsqu’il n’est pas possible de trouver des éléments de comparaison satisfaisants, ou de définir des ajustements suffisamment précis, le comité des affaires fiscales de l’OCDErecommande,pour les transactions portant sur les marchandises, les méthodes du prix de revente ou du cost plus.

Considérée en théorie comme la méthode de prix de transfert idéale, la méthode CUP est finalement peu utilisée, précisément en raison des problèmes de comparabilité. Son application pratique se limite ainsi souvent à des transactions financières (prêts) ou portant sur des matières premières.Et même là, il est parfois difficile de trouver la bonne référence. Par exemple, en matière de prix de pétrole brut, le cours du Brent (Mer du Nord) diffère de celui du WTI (Texas), rendant les comparaisons parfois hasardeuses.

Dans l’affaire ST Dupont, la société avait eu recours à la méthode du prix de revente minoré, et l’Administration lui a substitué une CUP. En appel, la société avait vainement contesté le recours par l’Administration à la CUP. La cour lui a en substance répondu que l’Administration pouvait écarter la méthode du prix de revient majoré, compte tenu des insuffisances de la documentation de cette méthode, et que rien n’interdisait à l’Administration de faire une CUP (Point 21 de l’arrêt.).

Il ne semble pas que ce changement de méthode ait été contesté en tant que tel en cassation. On ne peut que le regretter, pour l’issue du litige elle-même mais aussi, plus largement, pour l’intérêt doctrinal qu’aurait revêtu un tel moyen.

En effet, les principes généraux actuellement posés par le comité des affaires fiscales de l’OCDE rappellent qu’il n’existe pas de hiérarchie entre les méthodes de détermination des prix de transfert, et affirment que la méthode sélectionnée doit être la plus appropriée au cas d’espèce, en fonction de la nature de la transaction contrôlée,de la fiabilité des informations disponibles, du degré de comparabilité, de la fiabilité des ajustements.

Dans ces conditions, interpréter la volonté du législateur, qui a prévu au 3e alinéa de l’article 57 du CGI, que si le contribuable n’a pas ou mal répondu à une demande dans le cadre de l’article L. 13 B du LPF, l’Administration peut évaluer les bases d’imposition « à partir des éléments dont elle dispose », comme signifiant que cette Administration peut « écarter la méthode du contribuable » et « mettre en oeuvre la méthode qu’elle estime la plus appropriée », et que le contribuable devra alors critiquer ce qu’aura fait l’Administration, ne relevait pas de l’évidence. Maintenant que cette règle est posée, on peut souhaiter qu’à tout le moins les critiques qui seront apportées par le contribuable à ce qu’aura fait ensuite l’Administration soient examinées avec beaucoup d’attention et d’exigence

Les critiques à apporter aux comparables retenus par l’Administration

La société ST Dupont avait fait valoir que les comparables retenus (SJ Duko et les boutiques duty free) n’exerçaient pas les mêmes fonctions,que les marchés pertinents (Hong Kong et la Corée du Sud) n’étaient pas comparables,que les quantités de produits vendus n’étaient pas similaires et qu’il n’y avait, en réalité, qu’un seul et unique comparable.Chacun de ces points mérite d’être examiné successivement.

Sur le profil des entités retenues

De manière générale, en matière de prix de transfert, l’étude des prix pratiqués au sein d’une entreprise multinationale implique d’analyser au préalable les différentes fonctions de ses entités : fabrication, montage, recherche et développement, prestations de services, distribution, transport, publicité, etc.

Cela suppose notamment d’appréhender la structure et l’organisation du groupe, de déterminer quelle entité assume les risques, ou encore qui sont les propriétaires économiques des marques.

La comparaison avec d’autres entreprises doit être suffisamment précise et tenir compte de la situation réelle des clients comparés, notamment en termes de fonctions dans le processus économique 10. Dans cette affaire, l’Administration avait démontré que les prix pratiqués avec des distributeurs intragroupe étaient inférieurs à ceux pratiqués avec des clients externes, et la cour avait omis de rechercher si les distributeurs étaient dans la même situation que les autres clients consommateurs finaux. En outre, la circonstance que le prix moyen de vente intragroupe ait pu être inférieur au coût de revient calculé a posteriori par l’Administration ne permettait pas d’établir l’existence d’un prix de vente inférieur à la valeur vénale réelle dès lors, notamment, que les prix demarché auxquels le produit était venduvariaient selon les pays et les négociations commerciales entre sociétés (CAA Nantes, 3e ch., 23 déc. 2016, n° 16NT00965, SARL Amycel France).

En l’espèce, la société ST Dupont faisait valoir, devant les juges du fond, que STDM exerçait une activité de grossiste et de détaillant, alors que SJ Duko avait essentiellement une activité de grossiste. Elle en déduisait que l’Administration avait utilisé un comparable qui n’était pas pertinent,faute de profil fonctionnel similaire. La cour lui aopposé l’absencede tout élément permettant d’évaluer la nature et le coût des différences de fonctions qui existeraient entre STDM et SJ Duko, compte tenu notamment des actifs utilisés et des risques supportés. Le Conseil d’État a confirmé cette analyse.

La Haute Assemblée a relevé par ailleurs que la société soutenait également que les différences de fonctions exercées par la société ST Dupont et les boutiques « duty free » faisaient obstacle à ce que les secondes soient retenues comme comparables, mais que cette critique était nouvelle en cassation et par suite inopérante.

Cette affirmation est surprenante. Nous n’avons pas eu connaissance des pièces du dossier et faisons donc part avec prudence de notre étonnement sur ce point : dans les visas, la cour administrative d’appel a considéré que la société soutenait que « l’Administration vicie sa méthode en incluant des transactions avec des boutiques duty free »

L’affirmation est également frustrante, car il existe bel et bien de fortes différences avec les duty free. Créée en 1946 en Irlande, une boutique duty free (« Libre de taxe » en anglais.),aussi appelée « comptoir de vente » ou « boutique hors taxes », est un magasin qui n’applique pas les différentes taxes du pays dans lequel elle se trouve (pas de TVA ou de droits de douane notamment), et est le plus souvent installée dans des zones dites « internationales » comme des aéroports ou des ports.

L’accès aux magasins est limité aux personnes qui voyagent et donc en possession d’une carte d’embarquement ; les boutiques l sont souvent ouvertes en continu et fournissent un service composé d’une équipede ventemultilingue, la majorité desmarchandises vendues sont produites spécifiquement pour ce marché (gammes de produits spéciales et limitées, promotions, etc.) et ne sont pas accessibles dans les boutiques hors zone de transit.

Enfin, les boutiques duty free paient en général des redevances très élevées aux aéroports et sont exposées à des structures de coûts très différentes des boutiques plus classiques. Il s’agit donc d’un canal de distribution unique et différent de la vente en boutique.

Sur la comparabilité des marchés géographiques

Dans l’affaire ST Dupont, pour déterminer les prix qui auraient dû être pratiqués avec une filiale située à Hong-Kong, l’Administration s’est appuyée sur des comparables situés en Corée du Sud.

La société s’était prévalue de ce que les marchés n’étaient pas comparables. Le Conseil d’État a refusé de faire droit au moyen, aussi bien sur le terrain de l’erreur de droit, que sur celui de la dénaturation ou du renversement de la charge de la preuve, en relevant que la cour avait puse fonder sur « la circonstance que la charte des prix de transfert de la société ST Dupont précisait elle-même que les prix de détail étaient établis de manière uniforme par zone continentale » (décision, pt 17)

Le fait que les prix de vente préconisés soient identiques se comprend fort bien pour des produits de luxe, afin d’éviter les phénomènesdemarché gris et d’export parallèle. En effet, la cible marketing est une clientèle aisée, pour laquelle le prix final n’est pas le principal levier d’achat, et qui est particulièrement mobile, susceptible donc d’acheter indistinctement dans un pays ou un autre. Ainsi, il est parfaitement cohérent pour ST Dupont de chercher à avoir un prix unique pour ses produits, indépendamment de questions de parités de pouvoirs d’achat. Cette stratégie est d’ailleurs appliquée de manière analogue par de nombreux acteurs du luxe.

Toutefois, ce n’est pas parce qu’un prix de vente est identique, qu’un prix d’achat doit l’être,en particulier lorsque la méthode appliquée est la méthode du prix de revente minoré appliquée par la société requérante.En effet, les Principes OCDE indiquent clairement que la marge brute accordée au distributeur doit permettre de couvrir « ses frais de vente et autres dépenses d’exploitation » permettant, « à la lumière des fonctions assumées (en tenant compte des actifs utilisés et des risques encourus), [de réaliser] un bénéfice convenable » 10. Ainsi, pour définir le juste prix, c’est l’ensemble de la structure de coûts du revendeur doit être prise en considération.

La même logique s’applique également à la méthode CUP, laquelle n’a de sens que lorsque tous les éléments de réalisation de la transaction sont identiques.

Ainsi, telle qu’elle est rédigée, la solution nous surprend. Certes, elle ne remet certes pas en cause dans l’absolu le fait que, conformément à des principes bien établis, les marchés doivent être comparables 12.Toutefois, la seule circonstance, à la supposer avérée, que les produits seraient vendus au même prix à Hong-Kong qu’en Corée du Sud dans des boutiques de duty free, ne signifie pas que les entités correspondantes accepteraient d’acheter ces produits au même prix, dans des conditions de pleine concurrence pour elles.

En outre, il convient également de tenir compte des volumes, nous y viendrons au point suivant, mais aussi des charges. Il est possible que les frais de douane, les frais de logistique, le coût de la maind’oeuvre soient très différents d’un pays à l’autre. Il importe aussi de prendre en considération notamment les conditions économiques et sociales, la typologie et les habitudes des consommateursouencore la situation géographique.

Or, à part le fait de faire partie des 4 dragons,qu’ont en commun le pays du matin calme et la bouillonnante Hong-Kong ? À titre d’exemple, pour l’année 2012, le rapport réalisé par UBS montre des différences parfois importantes entre Hong-Kong et Séoul 13. Le niveau des salaires,en le rapportant à une base de 100 pour Zurich, était de 41,8 à Séoul et 32,6 à Hong-Kong. Le pourcentage de cotisations sociales était quant à lui de 9 % à Hong-Kong, et de 24 % à Séoul.

Enfin, la lecture de l’arrêt de la cour administrative d’appel contient d’autres considérations que le Conseil d’État n’a pas retenues, qui permettent finalement de mieux comprendre les raisons pour lesquelles le contribuable n’a pas été suivi. La cour a en effet relevé que la société se bornait « à énumérer l’emplacement géographique, la taille des marchés, l’importance de la concurrence et la nature et la portée de la règlementation administrative, alors que le seul élément produitaudossier sur ce point, exclusif de tout élément quantauxprix de transfert au regard des zones géographiques, est la charte des prix de transfert fournie à l’Administration, qui se borne à préciser que les prix de détail étaient établis de manière homogène par zones continentales afin d’empêcher tout transfert de produits entre territoires » (Arrêt pt 23).

Sur les volumes de vente

De manière générale, les conditions de vente doivent être homogènes et, en particulier, les volumes doivent être comparables, pour tenir compte de la situation réelle des clients comparés 14.

Dans l’affaire STDupont, la cour a admis que les quantités étaient différentes et que ces différences étaient significatives. Elle a toutefois retenu qu’il ne résultait pas des tableaux joints à la proposition de rectification, qui détaillent les ventes de produits à ces sociétés,que les prix de vente respectifs auraient été fixés en fonctions des quantités vendues. Le Conseil d’État a considéré que cette appréciation souveraine était exempte de dénaturation et d’erreur de droit.

À défaut de disposer des conclusions du rapporteur public sous l’arrêt de la cour, il est difficile de savoir plus précisément quels éléments avaient été avancés, mais la solution peut sembler sévère a priori.

Sur la possibilité d’avoir un seul comparable et la nécessité d’apporter des correctifs

Le dernier point de contestation portait sur la pluralité ou l’unicité des comparables utilisés par l’Administration. Comme le rappelle le rapporteur public, la société ST Dupont avait fait valoir que l’Administration avait entendu tenir compte de ce que les boutiques duty free n’étaient pas des grossistes, à la différence deSTDMet de SJ Duko, mais de simples détaillants, en corrigeant les prix constatés du différentiel de marge constaté entre SJ Duko (le grossiste jugé comparable) et les duty free. La société soutenait que cela revenait à n’avoir qu’un seul point de comparaison, en l’espèce les transactions avec SJ Duko.

Au point 25 de l’arrêt, la cour a jugé que la réfaction à laquelle il avait été procédé, fondée sur la circonstance que les boutiques duty free présentaient des différences fonctionnelles qui avaient une influence sur le niveau de prix, n’avait pas eu pour effetde disqualifier ce terme de comparaison. Le Conseil d’État n’a pas trouvé à y redire. Là encore, les éléments en notre possession ne permettent pas de savoir si la réfaction additionnelle de 50 % permettait un ajustement satisfaisant. Mais la lecture de la décision nous inspire le questionnement suivant. Si la société avait d’elle-même procédé avec la même méthodologieque celle du Service, en prenant des comparables situés dans des pays différents, et en pratiquant des correctifs analogues, ne lui aurait-on pas demandé de justifier précisément les ajustements qu’elle aurait appliqués ? Cette exigence doit jouer dans les deux sens, que les correctifs soient appliqués par le contribuable lorsqu’il détermine ses prix de transfert,ou ensuite par l’Administration lorsqu’elle décide de le rehausser.

Enfin, dans ses conclusions, Romain Victor a indiqué qu’« au demeurant il y a lieu de penser qu’un seul comparatif pertinent pourrait suffire ». Cette indication n’est pas reprise par le Conseil d’État. De manière générale, la fiabilité relative d’une des cinq méthodes est fonction du degré d’exactitude des correctifs qui peuvent être apportés aux fins de comparabilité. C’est encore plus vrai pour la méthode CUP. Si, avec cette dernière, on n’envisage qu’un seul comparable, il faut vraiment que ce dernier présente des caractéristiques analogues en termes notamment de marché et de volume des ventes. Cette méthode est en effet la méthode la plus simple sans doute, en tout cas la plus directe, mais aussi la plus exigeante en termes de comparables. Sinon, à défaut de correctifs vraiment fiables, ainsi que le recommandent les principes OCDE, il conviendra de privilégier une autre méthode 15.

Au final, on pourrait retenir que, pour reprendre une expression sans doute un peu triviale, si l’Administration décide de comparer des choux et des carottes, le contribuable doit alors être capable de démontrer qu’un chou n’est pas une carotte, et ne pas seulement l’affirmer,même si cela peut sembler pour lui relever de l’évidence.

On l’ignore ou on l’oublie trop souvent : en règle générale, le temps qu’un juge administratif, rapporteur ou rapporteur public, pourra consacrer à l’examen d’une affaire est bien moindre que celui que l’entreprise et son conseil dédieront à la préparation de leurs écritures et de leur défense. Les sociétés doivent donc veiller à solidement étayer et documenter leur demande au juge pour que ce dernier puisse faire droit à leur requête.

Une tentation d’écourter le débat contentieux lorsque le contribuable n’aura pas spontanément fourni des informations suffisantes à l’Administration qui appelle à la vigilance

Un contexte d’intensification des contrôles en matière de prix de transfert où le manque de transparence n’a pas sa place

Romain Victor déclarait il y a 5 ans que « lamise en oeuvre de l’article 57 du CGI par l’Administration prend parfois des allures de chemin de croix » (Concl. ss CE, 8e et 3e ch., 19 sept. 2018, n° 405779, min. c/ Sté Philips France : JurisData n° 2018-015843 ; Dr. fisc. 2018, n° 46, comm. 471, concl. R. Victor, note É. Bonneaud ; RJF 12/18, n° 1216.). Les dernières jurisprudences et, surtout, le durcissement des contrôles fiscaux invitent toutefois à se demander si les aiguillages de ce chemin ne seraient pas en train de s’inverser. Le contrôle fiscal des prix de transfert représente des enjeux financiers très significatifs enmatière de finances publiques.L’administration fiscale a eu recours à l’article 57 du CGI à 403 reprises en 2022 (385 en 2021 et 203 en 2020), pour un montant de rehaussements en base ayant atteint près de 3,39 milliards d’euros (contre 2,86 Md € en 2021 et 1,2Md € en 2020) (Projets de loi de finances pour 2022, 2023 et 2024, Documents de politique transversale « Lutte contre l’évasion fiscale et la fraude en matière d’impositions de toutes natures et de cotisations sociales ».).

Les praticiens constatent par ailleurs un recours de plus en plus important aux pénalités par les services vérificateurs, notamment pour manquement délibéré.Dans ce contexte,l’aménagement récent du verrou de Bercy a accru les enjeux du contrôle fiscal des prix de transfert. Au 30 septembre 2022, sur les 315 dossiers dont était saisi le Parquet National Financier pour atteinte aux finances publiques et blanchiment de ce délit,pasmoinsde 5 concernaient les prix de transfert. Enfin, la combinaison de ces enjeux financiers et de la part grandissanteprises par les transactions intragroupetransfrontalièresdans le commerce international ont conduit les législateurs européen et français à obliger les contribuables à fournir beaucoup plus d’informations désormais, et à doter l’administration fiscale de moyens accrus pour contrôler les prix de transfert.

L’importance de pouvoir contester de manière effective quel que soit le stade du contrôle ou de la procédure

L’article 57 du CGI n’institue qu’une présomption simple, qui peut être combattue par le contribuable (CE, 3e et 8e ss-sect., 2 mars 2011, n° 342099, Sté Soutiran et Cie : JurisData n° 2011-003451 ; Lebon T., p. 1109 à 1112 ; Dr. fisc. 2011, n°18-19, comm.339, concl. É. Geffray ; RJF 6/11, n° 733 ; BDCF 6/11 n° 73, concl. É. Geffray). Certes, les principes posés dans l’affaire ST Dupont ne remettent pas frontalement en cause cette règle, mais pourraient conduire à l’écorner dans les faits. Or, il importe qu’en pratique, la mise en oeuvre de la dialectique de la preuve n’entraîne pasunepreuve excessivementdifficile voire impossible pour le contribuable.

Dans ses conclusions sous l’affaire JB3C, Marie-Astrid Nicolazode Barmon écrivait, fort justement, qu’en matière de reconstitution de recettes, « l’« égalité des armes » suppose une réciprocité des modes de preuve admissibles entre l’Administration et le contribuable dans l’établissement des revenus reconstitués » (CE, 9e et 10e ch., 22 juill. 2020, n° 424052 et 424062, Sté JB3C et M. et Mme B :JurisData n° 2020-010393 ; Dr. fisc. 2020, n° 46, comm. 439, concl. M.-A.Nicolazo de Barmon.), et invitait la formation de jugement à admettre qu’un contribuable puisse, tout comme l’Administration, se prévaloir dans certaines conditions de données postérieures à la période vérifiée, sous réserve d’apporter les correctifs adaptés.

Cette égalité des armes doit valoir aussi pour les prix de transfert, notamment lorsque les dispositions du 3e alinéa de l’article L. 13 B du LPF seront mises oeuvre, et que le contribuable aura fourni des informations qui seront regardées par l’Administration comme insuffisantes. Le juge administratif devra selon nous être vigilant sur ce point, notamment parce que la doctrine de l’Administration laisse entendre que le service vérificateur aura une approche beaucoup moins ouverte en pareil cas 16.

Enfin,si le contribuable se rendcompte,àunmomentquelconque du contrôle fiscal ou du contentieux juridictionnel, qu’il a donné des éléments incompletsouinexacts,et est capable de ledocumenter, ilne devrait pas lui être refusé, ni par principe ni dans les faits, de pouvoir mettre en avant ces éléments. Pour ne reprendre que l’exemple de ST Dupont,mêmesi la société a indiqué dans sa charte sur les prix que les prix étaient les mêmes dans tous les pays d’Asie, si dans les faits tel n’est pas le cas, il ne devrait pas lui être interdit de démontrer le contraire, on pourrait seulement attendre d’elle qu’elle soit capable d’en justifier de manière précise.

La volonté actuelle du législateur est clairement de sanctionner l’absence de transparence.Outre l’augmentation des amendes, le projet de loi de finances introduit une notion d’opposabilité de la documentation en matière de prix de transfert (AN, projet de loi n° 1680, 27 sept. 2023, de finances pour 2024, art. 22). Il s’agirait, dans l’hypothèse où la méthode de détermination des prix de transfert d’une entreprise s’écarterait de celle mise à la disposition de l’Administration en application des articles L. 13 AA et L. 13 AB du LPF, de prévoir que l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée serait réputé constituer un transfert indirect de bénéfices à l’étranger au sens de l’article 57 du CGI. Si ces dispositions sont adoptées, elles seront à n’en pas douter de nature à faire encore évoluer le « rapport de force » qui s’instaure dans le cadre des contrôles fiscaux et la dialectique de la preuve au contentieux. Alors on ne saurait que trop recommander aux contribuables, pour éviter de tels écueils, de documenter au mieux leur prix de transfert, et de répondre entoute transparence aux demandes de l’Administration.

L’OCDE souligne qu’en toute hypothèse « la fixation des prix de transfert n’est pas une science exacte et nécessite une appréciation personnelle de la part de l’administration fiscale comme du contribuable » (Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, Principes directeurs, n° 1.13. 352 Études 10 ©).

Puissent les agents de l’Administration, les juges administratifs mais aussi les Procureurs de la République désormais l’avoir bien à l’esprit s’agissant de l’éventuelle application de pénalités pour manquement délibéré en matière de prix de transfert !


1 Ces dispositions existent depuis la loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009. Pour plus de détails, le lecteur pourra utilement se reporter au JCl. Procédures fiscales, fasc. 373 : Contrôle et rectification des opérations internationales, par C. Lebon et P. Luquet.

La procédure peut être mise en oeuvre à l’égard des entreprises susceptibles « soit d’être sous la dépendance ou de posséder le contrôle d’entreprises situées hors de France, soit d’être sous la dépendance d’une entreprise ou d’un groupe possédant également le contrôle d’entreprises situées hors de France » (BOICF- IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 120). Ainsi elle s’applique à toute société située dans la chaîne de contrôle de la société française, soit actionnaires, soit filiales

L’article L. 13 B permet à l’Administration de demander des informations et documents portant sur 1° La nature des relations entre cette entreprise et une ou plusieurs sociétés liées, situées à l’étranger ; 2° la méthode de détermination des prix de ses opérations avec ces sociétés ; 3° les activités exercées par ces sociétés en lien avec les opérations qu’elles réalisent avec elle 4° le traitement fiscal réservé à ces opérations.

On le comprend d’autant plus qu’en l’espèce un débat oral et contradictoire avait eu lieu en amont de l’envoi de la demande.

Le projet de loi de finances pour 2024 prévoit d’abaisser ce montant à 150 millions d’euros (AN, projet de loi n° 1680, 27 sept. 2023, de finances pour 2024, art. 22 : Dr. fisc. 2023, n° 40, comm. 298).

Là où Monsieur le rapporteur public y voit une inversion, nous y voyons un renversement de la charge de la preuve.

L’article 1735 ter du CGI dispose que : « Le défaut de réponse ou la réponse partielle à la mise en demeure mentionnée au III de l’article L. 13 AA et au second alinéa de l’article L. 13 AB du livre des procédures fiscales entraîne l’application, pour chaque exercice vérifié, d’une amende pouvant atteindre, compte tenu de la gravité des manquements, le plus élevé des deux montants suivants : / 1° 0,5 %du montant des transactions concernées par les documents ou compléments qui n’ont pas été mis à disposition de l’Administration après mise en demeure ; / 2° 5 %des rectifications du résultat fondées sur l’article 57 du présent code et afférentes aux transactions mentionnées au 1° du présent article. / Le montant de l’amende ne peut être inférieur à 10 000 €. ».L’article 22 du projet de loi de finances pour 2024 prévoit de porter le montant minimal de cette amende à 50 000 €.

L’Administration n’avait pas utilisé la possibilité prévue par le 4e alinéa dans cette affaire. Rien d’étonnant compte tenu de sa doctrine, qui énonce sur ce point que le recours à la méthodologie permise par le 4e alinéa « n’est pas automatique » et que « l’Administration devra privilégier, dans la mesure du possible et malgré le défaut de réponse de l’entreprise, le recours aux autres méthodes reconnues par l’OCDE » (BOI-CF-IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 560).

La cour a considéré que l’analyse fonctionnelle faisait ressortir que la succursale rendait des services qui révélaient une véritable activité de commercialisation dont l’exécution aboutissait à la distribution de produits.

10 CE, 9e et 10e ss-sect., 16 mars 2016, n° 372372, Sté Amycel France : JurisData n° 2016-005256 ; Lebon T., p. 740 ; Dr. fisc. 2016, n° 49, comm. 639, concl. F. Aladjidi, note C. Silberztein et L. Ngûyen-Lapierre ; RJF 6/16, n° 514, chron. N. Labrune, p. 689.

11 Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, Principes directeurs n° 2.27.

12 À titre d’exemple, la jurisprudence a précisé que « la situation des marchés à l’exportation peut justifier que les prix facturés à la société allemande soient différents de ceux pratiqués avec les clients français » (CE, 7e et 8e ss-sect., 21 févr. 1990, n° 84483 :Dr. fisc. 1990, n° 27, comm. 1305, concl.O. Fouquet ; RJF 4/90, n° 376).

13 Prix et salaires. Une comparaison du pouvoir d’achat dans le monde : Rapp. UBS, éd. 2012 ; http://gesd.free.fr/ubspa12.pdf.

14 V. not. CE, 8e et 7e ss-sect., 28 sept. 1988, n° 60805 : Lebon T., sur ce point ; Dr. fisc. 1989, n° 7, comm. 240 ; RJF 11/88, n° 1254. Le fichage indique : « Un marchand, qui exploite à Paris, à titre individuel, une galerie de peintures, a sous sa dépendance une société américaine exerçant à New-York la même activité et dont il assure la direction, laquelle lui a acheté entre les deux tiers et la moitié des toiles qu’il a vendues. Compte tenu du volume des affaires traitées avec ce seul client, la circonstance, seule invoquée par l’administration fiscale, que les prix de vente consentis à la société américaine étaient, en moyenne, très sensiblement inférieurs à ceux qui étaient généralement pratiqués par le contribuable pour les ventes de tableaux à ses autres clients, ne suffit pas à établir l’existence de transferts de bénéfices par voie de minoration de prix au sens des dispositions de l’article 57 du CGI ».

15 L’exemple pris dans les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales 2022, Principes directeurs au paragraphe 2.24. de la vente de café en grains de Colombie avec ou sans marque est assez parlant.

16 L’Administration énonce en effet que « l’entreprise pourra toujours contester cette évaluation, en produisant ses propres éléments, notamment en réponse à la proposition de rectifications. Cette situation sera toutefois défavorable pour elle, dans la mesure où il s’agira d’une production tardive de documents et d’informations, non fournis durant la procédure de l’article L. 13 B du LPF et que le service vérificateur n’aura donc pas été en mesure d’examiner lors des interventions sur place dans l’entreprise » (BOI-CF-IOR-60-50, 12 sept. 2012, § 550).ncl. ss CE, 8e et 3e ch., 19 sept. 2018, n° 405779, min. c/ Sté Philips France : JurisData n° 2018-015843 ; Dr. fisc. 2018, n° 46, comm. 471, concl. R. Victor, note É. Bonneaud ; RJF 12/18, n° 1216.

 

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