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Le nouveau siècle fiscal des entreprises

Photo des locaux de l'OCDE - Château de la Muette

Cet article a initialement été publié sur le site du journal Le Monde le 15 février 2019 et dans le journal Le Monde le 16 février 2019. Il est reproduit sur notre blog avec l’accord de l’éditeur.

Une note de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de deux pages, publiée le 29 janvier, propose de défaire l’ordre ancien de la fiscalité des entreprises, pour en transférer le barycentre vers les pays à grands marchés intérieurs, au détriment de ceux à forte innovation mais à demande intérieure plus étroite.

Depuis 1920, la fiscalité internationale reposait sur deux principes : la primauté de l’investissement sur la consommation, et la référence aux pratiques de marché. Malgré les critiques des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui considéraient que ces principes favorisaient l’Europe et les Etats-Unis, ils ont permis une remarquable croissance du commerce international et un recul corrélatif de la pauvreté dans le monde.

Tout est parti du débat, porté par la France, sur la fiscalité du numérique. Sous couvert de répondre aux enjeux de la numérisation, c’est l’ensemble des grands équilibres de fiscalité internationale qui sont bouleversés autour de deux axes de réflexion proposés par l’OCDE.

Trois propositions de l’OCDE

Le premier axe vise à répondre aux défis posés par la numérisation de l’économie, en repensant la répartition des droits de taxation entre, d’une part, les pays de consommation et, d’autre part, les pays d’investissement ou de propriété des actifs. Pour ce faire, l’OCDE avance trois propositions qui visent toutes à revoir le lien entre présence locale et imposition : une meilleure prise en compte des actifs incorporels, c’est-à-dire du rôle du distributeur local dans la création de valeur ; une meilleure prise en compte du rôle de l’utilisateur qui, par ses données personnelles, contribue à la création de valeur des sociétés numériques ; et enfin, le développement d’un concept de « présence économique significative » pour affirmer que, même sans présence physique, un certain niveau d’activité sur un territoire donné doit entraîner une imposition locale. Par ce biais, une entreprise pourra désormais être taxée à l’étranger quand bien même elle n’y exerce pas son activité, au grand dam des juristes et des économistes. L’impôt sur les sociétés de demain ressemblera beaucoup à la TVA.

Se pose ensuite la question de la mesure et de la répartition du profit. En indiquant que le marché dispose désormais d’actifs incorporels reconnus, on pense naturellement aux méthodes de partage de profit, souvent complexes à mettre en oeuvre. Or, au contraire, l’OCDE parle de simplification, et de la capacité pour les administrations fiscales à mettre en oeuvre efficacement les nouvelles mesures. Cela amène à se demander si l’OCDE n’a pas en tête l’application de formules forfaitaires de répartition des profits. Elle s’en est longtemps défendue, mais cette évolution pourrait être une suite logique du reporting pays par pays (CBCR), qui oblige déjà les groupes à communiquer aux administrations fiscales un tableau consolidé de leurs activités par pays.

Le second axe vise à mettre en place une clause de rapatriement des profits faiblement taxés à l’étranger. Ainsi, un pays qui aurait des transactions impliquant un pays étranger où les profits seraient faiblement taxés récupérerait un droit à imposer ces profits sur son propre territoire. Les mauvais esprits y verront un nouveau colonialisme fiscal. Cette mesure est néanmoins essentiellement cosmétique pour répondre aux attentes politiques de l’Europe ; en effet, les règles actuelles permettent déjà d’atteindre cet objectif mais de manière plus technique.

Il ne s’agit là encore que d’un projet, mais le Rubicon est franchi et les conséquences doivent être anticipées.

L’entrée dans ce nouveau siècle fiscal qui sera chinois, indien, brésilien bien plus qu’européen, n’a été possible que grâce au soutien des Etats-Unis, qui se pensent désormais comme un grand marché de consommation plus que comme une source d’innovation. Ce faisant, ils préparent la fin du principe de pleine concurrence selon lequel la répartition des bases fiscales devait refléter des pratiques de marché, au profit d’une logique politique de répartition des bases fiscales en fonction de la taille, et sans doute aussi de l’influence politique, des Etats concernés. La notion de marché est remplacée par celle d’équité qui, par construction, s’affranchit du droit.

Il ne s’agit là encore que d’un projet, mais ce dernier est soutenu par les acteurs qui font la fiscalité internationale, l’Europe se concentrant davantage sur la politique interne. Le Rubicon est donc franchi et les conséquences doivent être anticipées. Les Etats seront incités à favoriser leurs demandes intérieures, sans doute au détriment de leur investissement dans l’innovation. Les conséquences géopolitiques seront importantes. Pour les entreprises, il faudra s’adapter à un nouveau modèle fiscal à niveau élevé d’incertitude, où la priorité sera donnée à la gestion de la volatilité du taux effectif d’impôt. Fini le temps des certitudes, commence celui de la gestion probabiliste de l’impôt, nouvelle étape dans la financiarisation de la fiscalité.

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