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Abus de droit et conventions fiscales : le dispositif de sous-capitalisation à l’épreuve de la convention franco-américaine

Abus de droit et conventions fiscales : le dispositif de sous-capitalisation à l’épreuve de la convention franco-américaine

Pour contrôler la qualification d’abus de droit, le traitement fiscal de l’opération réalisée est comparé à celui de l’opération telle que requalifiée en faisant une application théorique de la convention qui aurait été applicable. En l’espèce, la convention franco-américaine modifie le plafond de déductibilité des intérêts prévu par la règle de sous-capitalisation française.

Une société française avait contracté un emprunt auprès de sa société sœur néerlandaise afin d’acquérir un groupe français. Une demande d’assistance administrative a révélé que la société néerlandaise avait elle-même contracté un prêt du même montant auprès de l’unique associée de la société française, établie aux Etats-Unis.

Les règles de sous-capitalisation applicables aux exercices clos avant le 1er janvier 2007 interdisaient à la société emprunteuse de déduire la fraction des intérêts versés aux associés ou actionnaires la contrôlant et excédant 1,5 fois son capital social (CGI, art. 212, 1°), tout en prévoyant une exception pour les intérêts rémunérant les avances consenties à une filiale par sa société mère au sens de l’article 145 du CGI (CGI, art. 212, 1°, b). Cette exception ne pouvait bénéficier aux filiales françaises d’une société étrangère puisque celle-ci ne répondait pas à cette définition fiscale de la société mère.

Mettant en œuvre la procédure d’abus de droit, le service vérificateur a considéré que l’emprunt contracté par la société française devait être regardé comme ayant été en réalité conclu directement auprès de son actionnaire américain et que l’interposition dans la relation contractuelle de sa société sœur néerlandaise avait eu pour but unique d’échapper à la règle de limitation de la déductibilité des intérêts. Il a ainsi remis en cause la déduction d’une partie des intérêts afférents à cet emprunt.

Pour se défendre, la société invoquait la clause de non-discrimination prévue au paragraphe 3 de l’article 25 de la convention fiscale franco-américaine. Elle soutenait que celle-ci aurait fait obstacle à l’application de la règle de sous-capitalisation si la société mère lui avait prêté les sommes en cause. L’interposition ne lui avait donc pas permis d’échapper au dispositif de sous-capitalisation puisque si le prêt avait été consenti par la société mère américaine, ce dispositif n’aurait pas (non plus) été applicable. L’abus de droit n’était pas constitué.

Pour les juges du fond, la question de savoir si l’interposition de la société néerlandaise présentait un but exclusivement fiscal avait été uniquement examinée au regard du droit interne. Or, au regard de celui-ci, la déductibilité des intérêts n’était permise sans restriction, qu’en faveur de la société sœur néerlandaise. L’interposition de celle-ci présentait donc bien un intérêt fiscal.

La question de principe posée au Conseil d’Etat dépassait largement le cadre du litige en cause. Il s’agissait de savoir si, pour apprécier le caractère abusif de l’interposition d’une société, il faut comparer le traitement fiscal du flux financier dans les deux situations (avec interposition et sans interposition) uniquement au regard du droit interne, ou s’il convient de procéder à une comparaison parfaite prenant en compte les dispositions de la convention fiscale qui aurait été applicable sans l’interposition (Conseil d’Etat, 21 juillet 2017, n°392908, SAS Thermo Electron Holdings).

La particularité de la clause de non-discrimination de la convention fiscale franco-américaine

L’article 25 § 3 de cette convention fiscale énonce que les intérêts payés par une entreprise d’un Etat contractant (ici, la France) à un résident de l’autre Etat (ici, les Etats-Unis) contractant sont déductibles du résultat imposable dans les mêmes conditions que s’ils avaient été payés à un résident du premier Etat. Il précise par ailleurs que ces dispositions ne font pas obstacle à l’application de l’article 212 du CGI « si et dans la mesure où cette application est compatible avec les principes contenus dans le paragraphe 1 de l’article 9 (Entreprises associées) ». Ce dernier article stipule que les entreprises associées qui, dans leurs relations commerciales ou financières, sont liées par des conditions différentes de celles qui auraient été convenues entre des entreprises indépendantes, peuvent se voir réintégrer les bénéfices qu’elles ont réalisés grâce à ces conditions préférentielles. Ainsi, si les stipulations de la convention ne font pas obstacle, par principe, à l’application de l’article 212 du CGI, la mise en œuvre de ce dernier est conditionnée à la normalité – ou non – de la relation financière entre les sociétés concernées.

On notera que les dispositions de l’article 25 § 3 présentent une certaine particularité puisqu’elles renvoient à l’article relatif aux entreprises associées (art. 9 § 1), comme l’y invite la convention modèle OCDE, quand la majorité des conventions comportant une telle clause n’effectuent pas ce renvoi.

Pour caractériser un abus de droit : l’avantage fiscal recherché doit être établi par l’articulation du droit interne et du droit conventionnel qui se serait appliqué

Pour rechercher s’il y a eu abus, il faut rechercher l’effet qu’aurait produit la convention fiscale qui aurait été applicable à la situation prétendument évitée, pour établir si un impôt a été éludé.

La décision de l’espèce va plus loin que la décision rendue dans l’affaire Bank of Scotland (CE, 29 décembre 2006, n° 283314). Il ne s’agit pas ici de refuser un avantage fiscal prévu par la convention applicable au flux requalifié mais bien de déterminer si la convention qui se serait appliquée – en l’absence d’interposition – aurait permis à la requérante d’échapper à la règle de la limitation de la déduction des intérêts, et de ce fait, si la conclusion de l’emprunt avec la société sœur néerlandaise n’aurait pas permis d’échapper au mécanisme de sous-capitalisation (puisqu’il n’aurait pas joué non plus).

Le Conseil d’Etat a ainsi accepté d’examiner l’incidence théorique qu’aurait eu la convention fiscale franco-américaine sur la transaction concernée et ainsi, la question de savoir si l’article 25 § 3 de la convention franco-américaine faisait en l’espèce obstacle à l’application du dispositif prévu à l’article 212 du CGI.

La convention franco-américaine instaure un plafond de déductibilité des intérêts fixé au regard du principe de pleine concurrence

Le Conseil d’Etat juge que la clause de non-discrimination de la convention franco-américaine fait obstacle à l’application des règles de sous-capitalisation françaises, lorsque qu’elles conduisent à attribuer à l’emprunteur (ici, la société française) des bénéfices supérieurs à ceux qui, compte tenu des conditions de l’emprunt, notamment de son taux d’intérêt et de son montant, auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence.

Cette analyse est fondée sur les commentaires OCDE publiés en 1992 (que l’on retrouve aujourd’hui au point 3 de l’article 9 § 1), et la circonstance que ni la France, ni les Etats-Unis, n’ont formulé d’observations particulières.

La convention France/US ne fait pas obstacle à l’application des règles de sous-capitalisation, sous réserve que les dispositions relatives aux entreprises associées de l’article 9 § 1 de la convention soient respectées (art. 25 § 3 b). Cet article permet à la France de procéder à la réintégration de bénéfices lorsque des transactions entre entreprises associées ont été conclues à des conditions qui ne sont pas celles du marché. Cela étant, les règles de sous-capitalisation ne doivent pas avoir pour effet de porter les bénéfices imposables de l’entreprise considérée à un montant supérieur à celui qu’ils auraient dû atteindre dans des conditions de pleine concurrence (art. 9 § 1, et commentaires OCDE).

Ainsi, l’article 212 ne peut être mis en œuvre que si les intérêts réintégrés sur son fondement ne correspondent pas à des intérêts que la société française auraient dû supporter si le prêt avait été conclu à des conditions de pleine concurrence. Autrement dit, la convention franco-américaine prévoit un plafond de déductibilité des intérêts, fixé au regard du principe de pleine concurrence.

L’article 212 du CGI sera amené à jouer pour la fraction d’intérêts qui dépasserait le montant que l’emprunteuse française aurait versé à un prêteur indépendant dans des conditions analogues (taux d’intérêts et montants).

Dans l’affaire en cause, la question de fait, renvoyée à la CAA de Nantes, est celle de savoir si l’emprunt contracté par la société française a été accordé dans des conditions de pleine concurrence (pour vérifier si l’application de l’article 212 aurait conduit à attribuer à l’emprunteur des bénéfices supérieurs (par la déduction d’un volume d’intérêts inférieur) à ceux qui, compte tenu des conditions de l’emprunt, notamment de son taux d’intérêt et de son montant, auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence. Pour caractériser l’existence d’un abus de droit, il conviendra de rechercher si ces conditions étaient ou non remplies.

Si la rédaction de l’article 212 du CGI a été modifiée et son contenu étoffé, la solution retenue en l’espèce par le Conseil d’Etat reste applicable dès lors que l’article 25 § 3 de la convention fiscale franco-américaine n’a fait l’objet d’aucune modification : le plafond de déductibilité des intérêts est fixé au regard du principe de pleine concurrence et reste différent de celui fixé par l’article 212 du CGI.

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