La Commission européenne a publié le 12 septembre 2023 un projet de directive sur les prix de transfert, qui devrait être transposé par les Etats membres de l’UE d’ici le 31 décembre 2025, pour une 1re à compter du 1er janvier 2026.
L’objectif affirmé du Projet de Directive est d’harmoniser la pratique des prix de transfert dans l’Union Européenne afin de réduire les coûts de conformité pour les entreprises et la complexité née d’interprétations divergentes, par les 27 Etats membres, des Principes de l’OCDE en matière de prix de transfert.
Le Projet de Directive repose sur 3 idées : incorporer le principe de pleine concurrence au corpus juridique de l’Union Européenne et plus généralement donner aux Principes de l’OCDE une valeur normative, harmoniser certaines règles clés, et permettre à terme à la Commission Européenne de créer des règles communes sur des sujets spécifiques dans le respect des Principes de l’OCDE.
Le principe de pleine concurrence et les conditions de son application
Le Projet commence par réaffirmer le principe de pleine concurrence et les conditions générales de son application (Articles 1 et 4).
Les dispositions du Projet s’appliqueront dès lors qu’un contribuable est établi ou imposable dans un Etat membre de l’UE (Article 2). Elles ne couvrent que les transactions intragroupes transfrontalières et non pas celles à l’intérieur d’un même Etat (Article 4).
Les transactions entre entreprises liées, y compris entre un siège et sa succursale, doivent respecter le principe de pleine concurrence, qui prévoit que les transactions aient lieu comme entre tiers (Article 3).
Afin d’éviter des divergences quant aux conditions d’application du Principe de pleine concurrence, le Projet donne une définition d’une entreprise liée. Cette définition retient différents critères non cumulatifs, dont l’influence significative dans la conduite des affaires, la détention de 25 % au plus des droits de vote, la détention directe ou indirecte de plus de 25 % du capital social, le droit de prétendre à 25 % ou plus du bénéfice d’une entité (Article 5). Il convient de remarquer que les critères retenus sont plus étendus que ceux prévus à l’article 39-12 du CGI pour la définition d’une entreprise associée dans le cadre de l’application de l’article 57 du CGI.
Dans les cas où le prix des transactions intragroupes n’est pas conforme au Principe de pleine concurrence, le Projet de Directive prévoit des mécanismes d’ajustements à mettre en œuvre par les autorités fiscales des Etats membres et par les entreprises (Articles 6 et 7).
Le premier mécanisme d’ajustement correspond aux redressements en matière de prix de transfert que réalisent les autorités fiscales à l’issue d’un contrôle afin de faire respecter le Principe de pleine concurrence (Article 6). Il s’agit d’un ajustement dit primaire, c’est-à-dire qu’il modifie la base taxable de l’entité contrôlée. A cet ajustement primaire est associé un ajustement corrélatif qui permet d’éliminer la double imposition née du redressement en diminuant la base taxable de l’entreprise liée partie à la transaction redressée. Ces concepts proviennent des mécanismes de l’élimination de la double imposition prévus par les traités fiscaux. Le Projet de Directive innove cependant en prévoyant une nouvelle procédure d’élimination des doubles impositions entre Etats membres. Ainsi, sous de nombreuses conditions, dont la reconnaissance du bien-fondé de l’ajustement primaire par l’autre Etat dans les 180 jours d’une demande faite par le contribuable, un ajustement corrélatif pourra être réalisé en dehors des procédures prévues par les traités d’élimination de la double imposition ou de la Convention Européenne d’Arbitrage de 1990.
Le second mécanisme d’ajustement correspond à un ajustement à l’initiative du contribuable (Article 7). Il s’agit pour le contribuable d’ajuster le profit d’entreprises liées afin de respecter le Principe de pleine concurrence (ajustement dit de fin d’année). Reprenant la définition contenue dans les Principes de l’OCDE, le Projet semble ouvrir la voie à un ajustement des résultats fiscaux des entreprises concernées sans modification des comptabilités correspondantes pour l’année considérée. En effet, si l’ajustement doit être reflété dans les comptabilités des entreprises concernées avant l’établissement de leurs déclarations de résultats, il n’est pas précisé sur quel exercice les écritures comptables devraient être passées (par exemple : prise en compte fiscale d’un ajustement pour un exercice fiscal donné tandis que les écritures comptables correspondantes ne sont passées que l’exercice suivant). Si cette interprétation est correcte, cette mesure de simplification serait inédite pour la France où le résultat fiscal est essentiellement calculé à partir du résultat comptable de l’année après retraitements. La mesure serait néanmoins fortement encadrée avec, en particulier, la nécessité pour le contribuable de démontrer qu’il s’est efforcé de respecter le principe de Pleine concurrence avant d’avoir eu à procéder à l’ajustement et d’expliquer les écarts qui nécessitent le recours à celui-ci.
Harmonisation de certaines règles clés dans les législations nationales
La deuxième idée forte du Projet de Directive est l’inscription dans les lois nationales d’éléments clés d’une analyse de prix de transfert afin de s’assurer d’une harmonisation des législations dans ce domaine. Ces éléments sont directement issus des Principes de l’OCDE. Cependant le Projet est plus normatif dans leur application.
Tout d’abord, la nécessité de procéder à la définition précise des transactions réelles, est rappelée (Article 8). Les transactions sont à appréhender en tenant compte non seulement des éventuels contrats intra-groupes mais aussi des caractéristiques économiques des transactions, du comportement réel des parties et du contexte général de ces transactions. L’analyse des prix de transfert doit ainsi aller au-delà de la simple forme, le contrat écrit, pour apprécier la substance, c’est-à-dire l’ensemble des éléments pertinents.
Le Projet reprend la définition des 5 méthodes de prix de transfert reconnues par l’OCDE, c’est-à-dire, la méthode du prix comparable sur le marché libre, la méthode du prix de revente, la méthode du coût majoré, la méthode de la marge nette transactionnelle, et la méthode de partage des bénéfices (Article 9).
Conformément aux Principes de l’OCDE, la méthode la plus appropriée devra être employée (Article 10). Les contribuables ou les autorités fiscales qui utiliseraient une autre méthode qu’une des 5 reconnues devront prouver qu’aucune de celles-ci n’est applicable et que la méthode alternative produit un résultat de pleine concurrence. Le Projet établit une présomption en faveur des 5 méthodes reconnues qui n’est pas formulée de manière aussi directe dans les Principes de l’OCDE.
Le Projet rappelle l’importance de l’identification de transactions comparables à l’issue de l’analyse fonctionnelle pour permettre l’application des méthodes de prix de transfert (Article 11). Dès lors, les contribuables comme les Etats membres documenteront leurs processus de recherches de transactions comparables indépendantes. Cette disposition vise à permettre la transparence et le débat en cas de contestation des comparables présentés à l’appui d’une analyse des prix de transfert.
L’utilisation de l’intervalle interquartile est rendue obligatoire lorsque la détermination d’un intervalle est nécessaire (Article 12) alors que les Principes de l’OCDE ne sont pas aussi directifs. Si les résultats de la partie testée sont dans l’intervalle interquartile, les Etats membres ne devraient pas procéder à un redressement, sauf s’il est prouvé au regard des circonstances de l’espèce qu’un point différent de l’intervalle est justifié. Il est à noter qu’il n’y a pas de jurisprudence constante en France traitant d’un redressement lorsque les résultats du contribuable sont dans l’intervalle interquartile des résultats des comparables. Enfin, il est précisé que si les résultats de la partie testée sont en dehors de l’intervalle interquartile, le redressement doit être effectué en principe à la médiane de l’intervalle sauf à prouver qu’un autre point de l’intervalle est le plus approprié. Cette disposition instituerait une présomption en faveur de l’interquartile qui n’existe pas aujourd’hui en droit français puisqu’il appartient à l’Administration comme au contribuable d’apporter des éléments permettant de déterminer quel est le point le plus approprié dans l’intervalle.
Délégation donnée à la Commission pour établir des règles communes sur des sujets spécifiques
Enfin, le Projet de Directive prévoit une délégation de pouvoirs à la Commission Européenne afin que celle-ci, après consultation d’experts désignés par les Etats membres, puisse établir des règles communes futures qui s’imposeraient aux Etats membres (Article 18). Ainsi l’établissement de règles en matière de documentation (modèle, langue, délais de remise) est spécifiquement mentionné dans le texte du Projet de Directive (Article 13), tandis que le mémorandum explicatif évoque des applications plus étendues telles que l’établissement de régimes de protection (« safe harbours ») sur des sujets précis pour accroître la sécurité juridique.
En conclusion, pour un pays comme la France où les Principes de l’OCDE sont communément appliqués par l’administration fiscale et les tribunaux, l’adoption de la Directive n’aurait probablement dans l’immédiat que peu de conséquences en pratique (extension de la définition des entreprises liées, modalités des ajustements de fin d’année, présomption simple quant à l’utilisation de la médiane en cas de redressement, procédure supplémentaire d’élimination de la double imposition entre Etats membres).
En revanche, au travers de la délégation de pouvoirs donnée à la Commission, des changements significatifs dans la pratique des prix de transfert dans l’Union Européenne sont envisageables. Il n’est cependant pas certain que les Etats membres acceptent unanimement l’engagement a priori de modifier leurs législations et leurs pratiques de contrôle fiscal au gré de décisions futures de la Commission – même soumises à un droit de véto du Conseil Européen – et des évolutions des Principes de l’OCDE.
Par ailleurs, à l’exception des quelques concepts repris directement dans le Projet de Directive, celui-ci ne diminue pas les risques d’interprétations divergentes des Principes de l’OCDE qui reconnaissent eux-mêmes que « […] la fixation des prix de transfert n’est pas une science exacte et nécessite une appréciation de la part de l’administration fiscale comme du contribuable » (Principes de l’OCDE, Janvier 2022, §1.13).