Le 17 juin 2015, la Commission a adopté un Plan d’action pour une fiscalité des entreprises équitable et efficace dans l’Union européenne1. Le texte reprend un certain nombre des thèmes et des actions déjà abordées dans les communications précédentes en matière de lutte contre l’évasion fiscale, mais surtout il place au centre du débat la question qui agite tant le monde fiscal actuellement avec cet objectif : taxer les profits des entreprises multinationales là où ils sont générés !
Si la question divise tant c’est avant tout parce que, en dépit du fait qu’elle a été débattue depuis des décennies, aucune solution généralement acceptable n’a semblé émerger jusqu’à présent. Les nouveaux modèles de développement des activités et des marchés apparus tant avec la globalisation que sous l’effet de la digitalisation des économies n’ont fait qu’aggraver le problème et exacerber les oppositions.
Pendant longtemps les travaux entrepris sous l’égide de l’OCDE (mais souvent à la remorque des développements intervenants aux Etats-Unis) sur les prix de transfert ont été considérés comme susceptibles d’offrir une solution durable, quoique les signaux venant des multinationales les plus dynamiques montraient déjà que l’approche par les prix de pleine concurrence et les comparables n’était pas la panacée annoncée. Ici encore, on en trouve la trace dans les débats entre les Etats des Etats-Unis, la Californie cherchant en premier lieu à capter plus efficacement une partie du gâteau fiscal par une autre approche que celle recommandée au plan international par l’OCDE. Aujourd’hui nous voyons aisément que l’approche traditionnelle par les prix de transfert n’est plus tenable sans de profondes modifications, même si le discours officiel de l’OCDE continue de miser sur la notion de prix de transfert et de rejeter comme totalement hérétique toute idée d’une approche générale par une formule de répartition.
Le recours à l’idée de prix de pleine concurrence néglige deux aspects fondamentaux de la raison d’être des multinationales2 et de leur mode de génération des profits :
- le fait qu’une multinationale vaut plus que la somme de ses parties, le profit étant alors largement le résultat de l’intégration économique du groupe et du processus de création de valeur (alors que les obligations fiscales reposent sur la fiction de comptabilités séparées des membres du groupe multinational3) ;
- et l’économie des échanges entre filiales d’un même groupe qui, aujourd’hui, portent le plus souvent sur des produits spécifiques utilisés dans un processus de production intégré faisant intervenir un actif incorporel unique et pour lesquels il n’existe pas un marché indépendant susceptible de fournir des comparables : l’instrument essentiel de la logique des prix de pleine concurrence fait donc défaut.
Dès lors on peut et on doit s’interroger : comment la Commission espère-t-elle rapprocher la fiscalité de là où les profits sont générés et assurer une imposition effective des profits ?
A cet égard on constate souvent une certaine confusion entre l’endroit où l’activité économique est réalisée, c’est-à-dire le plus souvent là où travail et capital sont réunis pour créer le produit objet de la transaction, et l’endroit où les profits sont générés, ce qui doit s’entendre de l’endroit, s’il existe, où tout à la fois la production et la réalisation de la vente créent le profit, ce qui est certainement plus complexe et ne se situe pas nécessairement au même «endroit ». C’est tout le débat qui a présidé à l’élaboration de la proposition d’assiette commune consolidée d’imposition (ACCIS) présentée par la Commission européenne en mars 20114. L’approche retenue dans cette proposition reposait sur une analyse exhaustive des obstacles à l’activité transfrontière des entreprises au sein du marché unique, conduite en 20015, et des solutions (tant ciblées que globales) qui permettaient d’y porter remède. Le groupe de travail assistant la Commission à l’époque, composé de représentants des milieux économiques, avait très largement soutenu l’idée d’une assiette commune qui serait consolidée au niveau du groupe (à définir) afin tout à la fois d’éliminer le besoin de recourir aux prix de transfert pour les transactions intragroupe au sein de l’UE et de compenser profits et pertes des membres du groupe afin de ne taxer que le profit net du groupe. Dès lors, le partage de l’assiette imposable entre les entreprises membres du groupe (et les juridictions compétentes pour les imposer) ne pouvait résulter que d’une répartition dont il s’agissait alors de trouver la bonne clé6, c’est-à-dire celle qui reflète au mieux la génération des profits imposables du groupe.
Dans une approche de ce type, la notion de groupe et les critères à retenir pour définir le groupe à consolider sont des éléments essentiels et délicats à traiter. Le choix opéré par la Commission pour l’éligibilité à la consolidation, après maintes discussions avec les représentants des administrations fiscales au sein du groupe de travail ACCIS, a été de consolider selon des critères juridiques portant sur le contrôle (plus de 50% des droits de vote détenus directement et indirectement par la société mère) et la propriété (plus de 75% du capital) ou les droits aux bénéfices (plus de 75% des droits à la répartition des bénéfices).
L’autre volet délicat est bien sûr celui de la formule de répartition. La Commission a longuement consulté, notamment dans les pays fédéraux appliquant ce type d’approche pour l’imposition des multinationales dans les Etats fédérés (en particulier les Etats-Unis et le Canada) avant d’établir sa proposition.
A cet égard, soyons clair : une formule de répartition ne peut en aucun cas constituer une solution totalement équitable pour répartir l’assiette au regard du seul critère de l’équité entre société mère, filiales et sœurs dans la création de valeur (et par conséquent entre les juridictions où est généré le profit). En revanche elle peut être une simplification efficace et constituer une approximation raisonnable de cette équité, beaucoup moins aléatoire et beaucoup moins coûteuse que les règles actuelles en matière de prix de transfert. Le travail conduit par la Commission dans ce domaine a eu le grand mérite de s’appuyer sur la connaissance de nombreux experts, sur l’expérience des pays fédéraux et d’être conduit en totale transparence, tous les travaux et documents étant mis à disposition du public7.
La proposition de 2011 reprend les principes suivants :
- Un mécanisme de répartition fondé sur une formule uniforme sur l’ensemble du territoire de l’UE ;
- Qui s’applique à l’ensemble de l’assiette imposable du groupe (business et non-business income) sans isoler et traiter séparément certains revenus (passifs) ou en les allouant directement à une juridiction ;
- Qui répartit l’assiette entre les sociétés du groupe sur base de la part des facteurs spécifiques qui ont contribué à engendrer le revenu imposable ;
- En retenant pour chaque société (et non par juridiction) : 1/3 Main d’œuvre + 1/3 Immobilisations + 1/3 Chiffre d’affaires
La combinaison de ces trois facteurs est considérée comme plus difficile à manipuler et reflétant mieux les éléments qui ont généré les profits à savoir le travail (en termes de salaires versés et de nombre d’employés afin d’équilibrer ces deux aspects de la quantification du facteur travail), les immobilisations qui reflètent le capital investi pour générer des profits et le chiffre d’affaires (c’est-à-dire les ventes à destination des opérateurs non membres du groupe) sans lequel il n’y aurait pas de profit. Chacun d’eux présente des difficultés pratiques que la proposition s’efforce d’examiner et de résoudre si possible. Retenons qu’aujourd’hui un réexamen du contenu réel de chacun des trois facteurs serait indispensable pour améliorer l’efficacité et l’équité de la proposition. Ainsi, concernant les immobilisations, la question du traitement des actifs incorporels reste insatisfaisante, ceux-ci sont ignorés pendant une 1re période puis, après cinq ans, les dépenses engagées pour produire des incorporels internes sont retenues comme méthode de valorisation de ceux-ci. A cet égard, si les travaux de l’OCDE sur le « profit split » apportaient des résultats utilisables, ils pourraient servir de base à la valorisation de ce facteur. Malheureusement ce n’est pas (encore) le cas, les conclusions du rapport OCDE/BEPS sur les prix de transfert8 restent à cet égard très prospectives : ”As part of the Report, a mandate is included for follow-up work to be done on the transactional profit split method, which will be carried out during 2016 and finalised in the first half of 2017. This work should lead to detailed guidance on the ways in which this method can usefully and appropriately be applied to align transfer pricing outcomes with value creation, including in the circumstances of integrated global value chains.”
Concernant enfin les ventes à destination retenues pour le chiffre d’affaires, celles-ci sont localisées dans le pays de leur destination finale sous réserve qu’il y ait un « nexus » (c’est-à-dire un établissement stable réalisant la vente). Il est clair que la digitalisation de l’économie se traduit souvent par l’absence d’établissement stable. Il faudra donc modifier la proposition pour tenir compte des révisions éventuelles de cette notion (sur base des travaux OCDE/BEPS) afin d’assurer que les profits résultant de ces ventes soient bien pris en considération. Ce réexamen et ces ajustements sont indispensables pour rendre la proposition aussi proche que possible de l’objectif : imposer là où les profits sont générés.
Cependant, la « révolution » annoncée dans différents articles n’aura peut-être pas lieu. En effet, le recul de la Commission européenne sur la partie consolidation/répartition de la proposition ACCIS, justifié par le fait que la proposition initiale était trop vaste pour pouvoir être adoptée en une fois, laisse perplexe.
La consolidation est en effet l’instrument principal permettant de « Rapprocher la fiscalité de là où les profits sont générés et assurer une imposition effective des profits », qui est l’objectif même du plan d’action.
Quant aux autres initiatives énoncées à cette même fin, on a du mal à imaginer qu’elles puissent substantiellement contribuer à l’objectif de façon coordonnée au niveau européen : « Il s’agit, par exemple, d’adapter la définition de l’«établissement stable » de sorte que les entreprises ne puissent pas éviter artificiellement une présence fiscale dans les États membres où elles exercent une activité économique et d’améliorer les règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées, qui garantissent que les bénéfices placés dans des pays à fiscalité faible ou nulle sont effectivement taxés.9».
Plus significatif encore est le chapitre consacré aux prix de transfert où l’on s’en remet largement aux orientations retenues dans les travaux de l’OCDE avec pour ambition que : « la Commission commencera à travailler avec les États membres et les entreprises pour renforcer ces règles et en assurer une mise en œuvre coordonnée et plus concrète au sein de l’Union européenne ».
Enfin, il est suggéré d’assurer le lien entre les régimes préférentiels et le lieu où la valeur est créée, notamment dans la mise en œuvre du critère OCDE pour les patents boxes (modified nexus approach). La Commission suggérant de fournir aux États membres des orientations sur les modalités de mise en œuvre des régimes fiscaux en question conformément à la nouvelle approche !
Sous l’angle de l’efficacité on ne peut que regretter que, faute de consolidation synonyme de compensation des pertes et profits, les entreprises perdent le droit de n’être taxées que sur le profit net du groupe. Et ce n’est pas l’indication selon laquelle « la proposition (ACCIS 1re étape) comprendra dans un premier temps un mécanisme transfrontière de compensation des pertes, en attendant que la consolidation soit réintroduite à un stade ultérieur. » qui pourra les rassurer à cet égard. On sait combien de propositions dans ce sens ont été rejetées par les Etats membres dans le passé, sans parler de la Communication de 200610 qui n’a même pas fait l’objet de la moindre discussion au Conseil ECOFIN !
Le moins que l’on puisse dire est qu’après cette lecture du plan d’action on reste sur sa faim et on ne voit guère comment, en l’absence du volet consolidation-répartition ou d’une autre solution11