Au début du XXe siècle, sous l’égide de quelques grands acteurs dont l’ICC, le système fiscal international entamait une libéralisation destinée à favoriser la croissance du commerce mondial. La priorité était de lutter contre les doubles impositions pour encourager l’investissement international.
Depuis 2008, les Etats membres du G20 ont entamé un retour vers le protectionnisme. L’imposition du commerce mondial devient la priorité, au détriment de la lutte contre les doubles impositions. La croissance du commerce mondial n’est plus une priorité : d’ailleurs il est désormais en contraction.
Pour les entreprises internationales, la question la plus urgente n’est pas de juger les mérites de ce protectionnisme fiscal, mais d’adapter leurs gouvernances à cette nouvelle donne afin de préserver leur compétitivité. Cette conduite du changement est particulièrement importante pour les entreprises européennes qui, contrairement à leurs concurrentes américaines, sont confrontées à un marché régional fragmenté fiscalement et à des administrations nationales moins protectrices de leurs intérêts économiques.
Cette évolution entraîne trois chantiers :
- Sécuriser les organisations matricielles
- Mettre en place des outils de reporting interne
- S’assurer que la répartition mondiale de leurs comptes de résultats fiscaux reflète l’image sincère et fidèle de la réalité économique
La sécurisation des organisations matricielles, et notamment des business model centralisés
Les nouvelles obligations en matière de transparence de la charge fiscale par pays vont mettre en évidence les distorsions entre répartition de base fiscale et localisation des actifs économiques. Chacun de ces écarts devra être justifié ou ajusté. Cela va contraindre les entreprises à justifier la répartition des comptes de résultats fiscaux, et donc sociaux, au regard de leur création de valeur ajoutée. Cette démarche d’alignement des résultats sociaux avec l’analyse de la performance économique n’entre pas aujourd’hui dans la gestion des groupes. La gestion du changement sera majeure et passera par trois enjeux :
La répartition des gains de localisation
L’économie, donc le profit notionnel, engendrée par les localisations dans les pays émergents doit désormais être partagée avec ces derniers, alors qu’auparavant, elle était allouable à l’investisseur. Partage et fiscalité font mauvais ménage. Ce nouveau principe international entraînera de nombreuses doubles impositions contre lesquelles les entreprises ne pourront se prémunir que par une structuration appropriée en amont de l’investissement, ou, en aval, par la gestion du contentieux fiscal international.
Toutes les entreprises doivent revoir la rentabilité de leurs capacités de production dans ces pays, ne fût-ce que pour repenser leurs investissements futurs.
Le partage des synergies intra-groupe
L’activité de centralisation doit être rémunérée comme un service et les gains résultants des synergies partagées au sein du groupe répartis en fonction de la contribution de chacun aux synergies.
Cette approche oblige à repenser un grand nombre de structurations internationales mises en place au cours des dernières années. Il est désormais nécessaire d’aligner répartition du retour sur investissement et allocation des actifs incorporels et humains au sein du groupe. Cet alignement est complexe car il force la translation des organisations matricielles dans une grille d’analyse de comptabilité sociale qui n’a pas été conçue pour un tel exercice.
Les déploiements d’ERP et la réalité des marchés vont continuer à pousser les groupes à se centraliser, ce qui doit les amener à aligner leur structure opérationnelle avec la structure fiscale.
Revoir le seuil de déclenchement de l’imposition locale
Les entreprises qui génèrent des ventes régulières sur un territoire via un commissionnaire ou un agent deviennent taxables localement, sauf si ces derniers sont indépendants. Mais ne peut être indépendant qu’un commissionnaire ou un agent qui n’a que son groupe comme client.
Plus généralement, la fiscalité internationale s’oriente vers une logique d’imposition locale à partir du moment où l’entreprise génère une activité significative avec des moyens locaux. Ce changement de paradigme oblige à revoir l’ensemble des structures juridiques et des contrats pour s’assurer que les résultats fiscaux sont bien déclarés dans les pays qui ont les droits d’imposer.
Elaborer un système de reporting lié aux prix de transfert
Les obligations documentaires en prix de transfert ont pris une telle ampleur qu’elles ne peuvent être traitées par la seule intervention humaine. Les entreprises doivent mettre en place collecte, centralisation et archivage des données d’origine, et le cas échéant des résultats intermédiaires, concernant leurs transactions intra-groupe et leurs positions fiscales dans tous les pays. Cela équivaut à faire entrer les entreprises européennes dans un système de bénéfice mondial allégé. La mise en place de tels systèmes suppose à la fois la capacité technologique et l’expertise fiscale pour déterminer les critères de reporting adéquats.
Le plan de la nouvelle documentation prix de transfert permet de visualiser l’ampleur du chantier. Elle suit trois parties, certaines anciennes mais renforcées, d’autres nouvelles.
Le masterfile
Il est constitué par le siège mondial et doit être communiqué aux filiales, soit directement, soit par le biais des communications entre administrations fiscales.
Il prévoit les éléments suivants :
- Une description organisationnelle du groupe
- Une description économique détaillée
- L’analyse des incorporels
- L’analyse du financement
- Les positions financières et fiscales du groupe
Le local file
Il est destiné à l’entité locale pour servir de support au contrôle fiscal.
Il comprend :
- La description de la structure locale
- La définition d’un seuil de matérialité
- L’analyse des transactions impactant l’entité locale
- L’analyse économique
Le reporting par pays
Il fera figurer la liste complète des entités du groupe et le montant de l’impôt dû, hors impôts différés, par pays avec la qualification normée de l’activité des pays. Il représente un puissant outil de contrôle de cohérence des prix de transfert.
Sur le processus en tant que tel, un rapport prix de transfert établi selon cette norme s’apparente à un rapport d’audit. Outre les diligences importantes qu’il suppose, il entraîne la constitution et l’archivage d’une piste d’audit qui lie la documentation fiscale avec la donnée d’origine comptable, contractuelle ou économique. Pour réaliser cet exercice, les fiscalistes devront encore plus s’impliquer au cœur des opérations.
La certification fiscale
Les nouveaux principes en matière de prix de transfert marquent une rupture par rapport au passé, en ce sens qu’ils privilégient les logiques de partage de profits pour justifier de la répartition des bases fiscales entre les pays. Cela accroît fortement la subjectivité des analyses prix de transfert, et par conséquent les risques de doubles impositions.
L’intérêt d’un chantier documentaire est par conséquent de renverser la charge de la preuve sur l’Administration, d’éviter les pénalités mais aussi de bénéficier d’une présomption d’innocence vis-à-vis des parties prenantes non fiscales : médias, ONG, employés.
On ne peut pas y parvenir sans une démarche de certification de la documentation, qu’elle soit interne, externe ou mixte.
Cette certification est rendue d’autant plus complexe par le traitement des incorporels et avantages concurrentiels, qui doivent désormais faire l’objet de partage de la base imposable entre les différentes parties du groupe selon leurs contributions respectives à la création de valeur. La nouvelle structure documentaire préconisée oblige les groupes à aborder ce partage de manière transparente et approfondie. Ces analyses figurent parmi les plus complexes de la micro-économie et n’appellent jamais de réponses univoques. Ainsi, pour sécuriser l’incertain et le subjectif, la mise en place d’une procédure certifiant la conformité de la politique fiscale devient inévitable.
Dès lors, la convergence vers les problématiques d’audit apparaît clairement, ce qui n’est pas paradoxal dans la mesure où les prix de transfert représentent le sous-jacent des comptes sociaux. De la même façon que les entreprises doivent faire certifier la sincérité de leur communication financière, la nouvelle donne fiscale fait qu’elles devront désormais attester de la sincérité de leur communication fiscale, ce qui permettra de traiter par là même, les risques d’image.
En conclusion, les entreprises sont durablement confrontées à une nouvelle forme de gestion du Taux Effectif d’Impôt (TEI). Jusqu’à présent, elles géraient le niveau et la volatilité. Désormais, elles doivent aussi revoir la décomposition géographique et intégrer la communication aux parties prenantes non fiscales. A chaque fois qu’un dirigeant prendra connaissance de son TEI, il aura quatre questions en tête : est-il exact, est-il compétitif, est-il stable, est-il acceptable ?
Cet article a été publié dans la revue de l’ICC France : Echanges Internationaux N° 105