Site icon Deloitte Société d'Avocats

Une hiérarchie injustifiée : la prévalence des statuts sur le pacte d’actionnaires

Cet article a initialement été publié dans la revue La Semaine Juridique – Entreprise et Affaires – N°42 – 17 octobre 2019, éditée par LexisNexis. Il est reproduit sur notre blog avec l’accord de l’éditeur.

Les statuts rédigés après le pacte d’actionnaires devaient prévaloir sur celui-ci dans la détermination de la majorité nécessaire au vote de révocation des dirigeants-fondateurs du conseil de surveillance d’une SA.
Les statuts rédigés postérieurement au pacte d’actionnaire constituent un amendement implicite de celui-ci en application de l’article 1189, alinéa 2 du Code civil.
Bien que l’arrêt soit inédit, la formule posée par la Cour de cassation est suffisamment abstraite pour être importante.

Le 5 juin 2019, la Cour de cassation, en chambre commerciale, rendait une décision dont le fondement juridique ne se laisse pas aisément deviner.

En approuvant les juges du fond selon lesquels « les stipulations des statuts devaient prévaloir sur celles du pacte d’actionnaires », la chambre commerciale semble ébranler le lent échafaudage du régime des pactes d’actionnaires. On s’accordait pourtant, progressivement, à le stabiliser, à en clarifier les forces et faiblesses ; ainsi de l’arrêt du 27 juin 2018 (Cass. com., 27 juin 2018, n° 16-14.097 : Dr. sociétés 2018, comm. 203, R. Mortier) qui confirmait l’efficacité des stipulations issues d’un pacte extrastatutaire, auquel il était opéré un renvoi à partir des statuts (sur la question, en général, V. en dernier lieu, E. Lamazerolles, Quelques idées reçues sur les pactes d’actionnaires : JCP E 2019, 1394).

Cette formule posée sans ménagement, et sans être véritablement liée au seul cas d’espèce, lequel serait irréductiblement singulier, impose de s’y arrêter. Des esprits taquins observeront d’emblée que c’est donner trop d’importance à un arrêt qui n’en appelle pas tant, la Cour de cassation elle-même le laissant dans la catégorie des inédits.

C’est indiscutable, sauf à observer que, exceptionnellement, la Cour peut sous-estimer l’intérêt d’un arrêt. Mais surtout que l’accès désormais banalisé, généralisé, « big dataïser » des arrêts a réduit l’intérêt de la distinction. Les honneurs subtils des différentes diffusions (bulletin, flash…) permettent sans aucun doute d’identifier les orientations de politique jurisprudentielle de la Cour régulatrice. Cela ne saurait constituer une affirmation définitive de l’intérêt et de l’importance de l’arrêt. Aisément accessible, toute décision emporte désormais une solution potentiellement exploitée.

On enseigne classiquement que les statuts et le pacte sont de même nature, contractuelle, déployant dès lors la même force obligatoire : « Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits » dit le Code civil en son article 1103. Il n’y a pas, par essence, de supériorité des statuts en application du droit des sociétés. Tout dépendra du cas d’espèce selon la nature des clauses méconnues et des règles particulières du droit des sociétés, lesquelles peuvent faire prévaloir les statuts. C’est alors l’existence d’une règle impérative du droit des sociétés, créant un domaine réservé aux statuts, qui imposera la prévalence de ces derniers sur le pacte extrastatutaire dans l’hypothèse de leur contradiction (not. Cass. com., 7 janv. 2004, n° 00-11.692 : JurisData n° 2004-021750).

L’arrêt du 5 juin pose une affirmation qui est, à première lecture, péremptoire. La justification de la solution est : les statuts devaient prévaloir sur le pacte. S’arrêter à cela serait pourtant une lecture (trop) hâtive, quand bien même l’arrêt soulève des discussions. L’examen des faits (1) permet de contester la primauté statutaire fondée sur la chronologie des actes au détriment du respect de la volonté des parties (force obligatoire) (2).

1. Les faits

Plusieurs personnes, dites « les fondateurs », créent une SAS, dont la croissance ultérieure repose sur l’entrée au capital d’un groupe d’investisseurs. À cette occasion, en juillet 2010, les fondateurs adoptent une délibération par laquelle la SAS est transformée en SA à directoire et conseil de surveillance et, parallèlement, un pacte d’actionnaires est conclu avec les investisseurs. Quelques mois plus tard, en décembre 2010, les statuts de la SA font l’objet d’une modification.

Le pacte d’actionnaires comportait notamment une clause par laquelle « les parties convenaient d’appliquer les lois en vigueur, les stipulations du pacte, les stipulations des statuts de la société ainsi que les amendements des statuts pouvant être adoptés dans la conduite normale des affaires » (article 27 du pacte d’actionnaires). Il était également décidé, par ce même pacte, de la composition du directoire et du nombre de membres du conseil de surveillance et prévu une règle de majorité spécifique pour le vote de la révocation des membres du directoire (article 28 du pacte d’actionnaires).

Quant aux statuts adoptés en décembre 2010 (amendement), ils reprenaient les mêmes éléments du pacte sur ces points mais sans reproduire la précision concernant la majorité qualifiée pour la révocation des membres du directoire.

Deux ans plus tard, les deux dirigeants fondateurs (membre du directoire conformément aux prévisions du pacte originel) sont révoqués par le conseil de surveillance. Ce dernier adopte cette décision à la majorité simple, telle que prévue aux statuts pour l’adoption des décisions du conseil de surveillance ; et donc sans faire application de la majorité qualifiée telle que prévue au pacte.

De fait, en raison des règles conventionnelles de composition du conseil de surveillance, issues des statuts et du pacte, et du sens du vote des associés fondateurs, leur révocation par les seuls investisseurs n’était dès lors possible qu’avec une majorité simple : elle n’aurait pas été possible en suivant l’exigence prévue au pacte d’une majorité qualifiée.

S’ensuit une contestation (par les fondateurs- dirigeants, évincés), le rejet de la demande en nullité de la délibération de révocation et de versement de dommages et intérêts ; enfin, le rejet du pourvoi formé contre l’arrêt d’appel (CA Toulouse, 2e ch., 8 mars 2017, n° 15/02434).

2. Une primauté statutaire fondée sur la chronologie au détriment d’une articulation entre les deux contrats

La demande d’annulation de la délibération décidant de la révocation est rejetée car, selon les juges du fond, approuvés en cela par la Cour de cassation, la rédaction des statuts étant postérieure au pacte d’actionnaires, alors que ce dernier comprenait une stipulation déclarant que les parties respecteraient les différentes sources normatives, constituait un amendement du pacte. Amendement implicite, décidé par les juges. Dès lors, la majorité qualifiée n’était plus une condition de la révocation des membres du directoire puisque les statuts postérieurs n’en faisaient pas mention. La Cour de cassation considère donc que les juges du fond ont bel et bien « recherché comment s’articulaient le pacte d’actionnaires et les statuts ».

Pour la Cour de cassation, il faut donc entendre que, désormais, une modification des statuts postérieure constitue un amendement du pacte d’actionnaires ; la solution (simpliste) reposant sur un principe temporel.

Tant le raisonnement que la solution sont contestables.

Puisque les statuts et le pacte, deux actes distincts, sont de nature juridique identique, c’est bien quant à la compatibilité des deux qu’il fallait s’attarder (comme le soutenait le pourvoi, mais sur le terrain de l’objet du litige).

L’articulation des conventions successives pouvait alors s’appuyer sur les principes d’interprétation prévus au Code civil.

Cela aurait pour avantage de favoriser la sécurité juridique, et non de laisser un tel arbitraire dans l’identification de la volonté des parties.

Pour arriver à la conclusion selon laquelle les statuts postérieurs constituaient un amendement, sans que cela ne soit clairement dit par les parties, ni révélé par d’autres faits constatés par les juges, ces derniers procèdent par simple affirmation.

En effet, l’article 27 du pacte se borne à dire que la relation des parties se fera en application de toutes les sources, légales et conventionnelles, présentes et futures, régissant leur situation, sans poser de règle de hiérarchie ou de priorité. Une telle prévision est bien évidemment possible, en raison de la liberté conventionnelle ; mais alors c’est l’application de la volonté des parties qui commande la solution ; ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

Pour respecter la volonté des parties il faut donc combiner les dispositions conventionnelles existantes. C’est ce qu’indique l’article 1189, alinéa 2, du Code civil en affirmant que « lorsque, dans l’intention commune des parties, plusieurs contrats concourent à une même opération, ils s’interprètent en fonction de celle-ci ».

Tout ce que l’on peut donc déduire de l’article 27 du pacte c’est bien que « dans l’intention commune des parties » les différents actes concourent à une même opération.

S’appuyer ensuite sur un critère chronologique exclusivement pour en déduire la volonté des parties est incompréhensible : il manque un chaînon dans le raisonnement. Encore aurait-il fallu relever l’incompatibilité des stipulations, supposant la recherche de la volonté des cocontractants. Or, dès lors que les actes pouvaient parfaitement se combiner entre eux, le respect de la force obligatoire des contrats imposait une application combinée.

C’est exactement ce qu’avait décidé la Cour de cassation, dans son arrêt du 15 février 1994 (Cass. com., 15 févr. 1994, n° 92-12.330 : JurisData n° 1994-003045), en invoquant les principes d’interprétation des conventions. Ce dernier ne pose pas en règle la priorité des statuts sur le pacte extrastatutaire, mais relève qu’en raison d’une situation qui « présentait une ambiguïté qu’il appartenait au juge de trancher dès lors qu’il existait une contestation à cet égard… (après) avoir rappelé les principales clauses du contrat l’arrêt retient, à raison de la cohérence d’ensemble de ses dispositions » une interprétation de la volonté des parties. Or, celle-ci consistait, in fine, à combiner une obligation de cession et un engagement de rachat (pacte extrastatutaire) et un droit de préférence (accordé par résolution adoptée en assemblée générale, « statutaire » donc).

La Cour de cassation retient bien la recherche de la volonté des parties telle qu’exprimée par la cohérence de l’ensemble des actes en présence, sans s’arrêter à un simple critère chronologique.

Celle-ci était tout aussi facilement identifiable en l’espèce, tant le contentieux s’avérait classique : les statuts prévoient, en application de la loi, que le conseil de surveillance peut révoquer les membres du directoire (C. com., art. L. 225-61, al. 1, qui réserve cette faculté, en l’absence de provision spécifique des statuts, à la seule assemblée générale) ; le pacte réservait sur un point spécifique un mode de fonctionnement particulier pour la révocation des dirigeants (majorité qualifiée).

Parfaitement compatibles entre eux, les statuts et le pacte exprimaient ainsi la volonté des parties.

Le fait que les statuts indiquaient, dans un autre article, que le conseil de surveillance prenait ses décisions à la majorité simple, sans faire mention de la révocation, n’y change strictement rien.

Considérer que cette volonté avait changé en quelques mois, sans que cela ne soit dit expressément, relève alors du divinatoire, car ce faisant, les juges ne respectent pas la volonté exprimée ni la force obligatoire des contrats en cause, mais projettent une interprétation de cette volonté dont les piliers sont posés dans des sables mouvants. La prévisibilité et le signal à l’égard des sujets de droit sont pour le moins malhabiles en ce que l’arrêt indique que l’application d’un pacte et des statuts n’est pas à rechercher dans le contenu cohérent des stipulations en présence, mais dans un simple principe temporel. Le dernier qui parle à raison !

Le simplisme n’est pas nécessairement une réponse pertinente à la recherche des équilibres subtils entre actionnaires. La solution est, de ce fait, très contestable.

Elle est, de plus, peu cohérente sociologiquement : il était d’autant plus facile de comprendre que les parties n’aient pas alourdi les statuts adoptés en décembre 2010, que le pacte prévoyait une solution spécifique protégeant les dirigeants actionnaires. Là encore, si la volonté avait été clairement d’abandonner l’exigence de majorité qualifiée pour la révocation, cela aurait été clairement indiqué de manière à neutraliser le pacte. L’argument est-il réversible : rien n’a été dit parce que les statuts ne reprenaient pas cet aspect particulier, signifiant de facto son abandon ? Cela revient à accepter de brader la force obligatoire des conventions, en admettant avec légèreté que les simples circonstances, non corroborées par un faisceau d’éléments de preuve, suffisent à invalider un acte juridique. Si une telle conception de la force obligatoire des conventions est concevable (mais qui n’a pas notre préférence toutefois) en présence d’actes conclus par des non professionnels du droit… cela est impossible à justifier en présence de conseils rompus au droit des affaires, et en présence d’investisseurs professionnels.

Enfin, ajoutons que, dans le contexte de la coexistence d’investisseurs et de fondateurs au sein d’une société, la protection de ces derniers est fondamentale. Psychologiquement, les fondateurs savent très bien que, face aux apporteurs de capitaux, ils se trouvent en position de faiblesse. D’où les clauses qui tendent à les protéger pour l’avenir. L’abandon d’une telle clause suppose donc une volonté clairement exprimée, et généralement compensée par un avantage (financier)… inexistant en l’espèce. La Cour de cassation, évidemment sans que cela ne soit son objectif, en rejetant ce pourvoi, signale favoriser les intérêts financiers sur ceux des entrepreneurs… à rebours de la loi PACTE (L. n° 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises : JO 23 mai 2019, texte n° 2 ; JCP E 2019, act. 359. – Pour un dossier sur la loi PACTE, V. JCP E 2019, 1317 et s.) et des débats actuels sur le modèle économique du XXIe siècle.

Afin d’écarter l’incertitude (qui a un coût important) que cet arrêt fait naître, il convient d’anticiper et de prévoir contractuellement les règles d’interprétation des différents actes concourant à la réalisation de l’opération. Il faudra donc entrer dans une ingénierie encore plus fine et subtile en prévoyant une hiérarchisation des actes, ou des principes de lecture les rendant compatibles ou tout simplement écarter toute possibilité de justification de la volonté des parties à la seule justification du moment d’adoption du texte.

La pratique est déjà, le plus souvent, en ce sens, en indiquant lors de l’adoption d’une résolution de modification des statuts, que le pacte sera lui-même modifié en conséquence, ou au contraire que cette modification statutaire est sans préjudice de l’application du pacte d’actionnaires. Il faut désormais le faire systématiquement.

Paradoxalement, la Cour de cassation alimente un double mouvement en comparaison du Common law, au détriment du droit civil : en faisant un usage arbitraire des règles d’interprétation des conventions, elle fait glisser ce dernier vers une méthode contractuelle très anglo-américaine imposant aux parties d’alourdir leurs actes, et fragilise la force obligatoire du contrat (respect de la volonté des parties), cette fois à l’opposé du Common law, bien plus prévisible et respectueux à cet égard. Le Code civil vient d’être « modernisé », en partie en raison de cette « compétition » normative : est-il encore nécessaire de s’évertuer à adopter des réformes ?

Exit mobile version