Cet article a initialement été publié dans la revue Fiscalité internationale – Février 2019 – Editions JFA Juristes & Fiscalistes Associés. Il est reproduit sur notre blog avec l’accord de l’éditeur.
Dans une note approuvée par le Cadre inclusif de BEPS le 23 janvier 2019, complétée par un document soumis à consultation publique le 13 février, l’OCDE a fait part des réflexions en cours et des étapes à venir en vue de traiter les défis de la digitalisation de l’économie en matière de taxation. Si les pistes dégagées doivent traiter de l’imposition des groupes multinationaux de l’économie numérique, l’OCDE indique que l’impact de ces travaux devrait être plus vaste, en affectant potentiellement tous les groupes internationaux.
Sur demande des pays membres du G20, l’OCDE a engagé en 2012 ses travaux BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), destinés à proposer aux pays des recommandations ayant vocation à lutter contre la fraude et les doubles non impositions dans les transactions internationales, en s’appuyant sur la cohérence, la substance et la transparence. Dans le cadre de ces travaux de lutte contre l’érosion des bases fiscales des États, les pays membres de l’OCDE se sont attachés à élargir la portée de leurs réflexions à des États non membres de l’OCDE, au sein d’un « Cadre inclusif » permettant à ces derniers de faire part de leurs positions et de participer à l’élaboration du consensus.
L’une des actions importantes de ces travaux porte sur l’imposition des activités numériques, alors que les administrations fiscales estiment souffrir pour prendre en compte correctement les activités, par nature insaisissables, des groupes de ce secteur d’activité dont la présence internationale s’est rapidement développée.
Alors que le consensus peine à se dégager sur ce sujet délicat de l’imposition des activités numériques (V. ci-dessous), l’OCDE vient de partager une note de portée générale, présentant les principes retenus pour la poursuite des travaux dans ce domaine et leurs prochaines échéances, ainsi qu’un document plus complet en vue d’une consultation publique, y compris à l’occasion d’échanges à l’OCDE les 13 et 14 mars 2019.
Les travaux seront ainsi structurés pour examiner l’ensemble des propositions recensées dans deux directions (l’OCDE retient le terme de « pilier ») : la première visera à déterminer les règles d’allocation du droit d’imposer et la seconde à traiter des autres sujets permettant de lutter contre l’érosion des bases imposables. La note précise ainsi que les travaux doivent être exhaustifs et s’intéresser à l’allocation du droit d’imposer, notamment en ajustant les règles portant sur la présence d’un groupe dans un État (le « nexus ») et les règles d’allocation du profit, ainsi que les règles de lutte contre l’érosion fiscale.
L’OCDE prend le soin de mentionner que les différentes propositions à explorer le seront sous toutes réserves et que ces échanges sur certaines d’entre elles n’engageront pas les États participants, à ce stade. Il est ainsi clair que les travaux sur la base de ces pistes de réflexion n’ont pas nécessairement vocation à se concrétiser par des recommandations. Seront présentées ici de manière très synthétique les pistes de réflexion ainsi retenues par l’OCDE.
Les pays du Cadre inclusif ont accepté d’explorer des propositions conduisant à modifier profondément les principes de taxation internationale
Dans le cadre du premier axe de travail portant sur l’allocation du droit d’imposer, les pays du « cadre inclusif » ont accepté d’explorer des propositions conduisant à modifier profondément les principes de taxation internationale admis jusqu’à présent, y compris celui de la présence physique dans le pays de taxation. Les documents rendus publiques relèvent que ces changements pourraient conduire à modifier les conventions fiscales, notamment s’agissant de la définition de l’établissement stable, qui pourrait être fondé sur le principe d’une « présence numérique/digitale significative ».
L’objectif d’identifier des solutions à la fois efficaces et simples de mise en oeuvre a été rappelé, telles que des retenues à la source qui devraient préserver le principe de non-double imposition. La note de l’OCDE indique que les pays impliqués dans ces travaux ont conscience que ces derniers pourraient conduire à des recommandations qui n’affecteraient pas seulement les groupes fortement digitalisés mais également l’ensemble des groupes multinationaux.
Trois propositions d’identification d’un établissement stable et de détermination du profit qui devrait leur être reconnu seront en effet examinées.
La prise en compte de la participation des utilisateurs des services (pour les sites de réseaux sociaux, les moteurs de recherches, les market places) conduirait à reconnaître un droit d’imposer aux pays dans lesquels se trouvent les utilisateurs et à accorder aux structures établies dans ces pays une part du profit résiduel en plus du profit de routine.
La reconnaissance de l’existence d’un incorporel marketing permettrait d’accorder un droit d’imposer aux pays dans lesquels se trouve le marché de consommation et d’allouer une rémunération de routine au titre de cet incorporel.
La recherche d’une présence économique conséquente (par exemple sur la base de critères tels que la responsabilité de la livraison finale dans le pays, l’existence d’un site internet dans la langue du pays ou/et les activités de ventes et de marketing) autoriserait à reconnaître un droit d’imposer aux pays dans lesquels cette présence significative est établie et le résultat imposable serait déterminé par utilisation d’une formule de répartition, qui pourrait être fondée sur l’utilisation de facteurs tels que les ventes, les actifs et les salariés.
Privilégiant une approche coordonnée, les pays du Cadre inclusif vont examiner la possibilité d’imposer des revenus alloués à des États à faible taux d’imposition
Dans le cadre du second axe de travail, les pays du Cadre inclusif ont choisi d’examiner la possibilité pour les États de soumettre des revenus à l’impôt lorsque ces derniers sont alloués à des États à faible taux d’imposition (à l’instar de la taxe GILTI introduite aux États-Unis lors de la dernière réforme fiscale). Même si les États restent ainsi libres de choisir leur niveau d’imposition nationale, les travaux menés dans ce cadre devraient conduire à examiner la possibilité d’inclure dans la base taxable des États les revenus faiblement taxés par leurs partenaires : soit par l’inclusion dans la base taxable d’un pays des revenus pas ou peu soumis à l’impôt dans le pays auquel le droit d’imposer a été attribué, soit par rejet des charges déductibles lorsque les revenus correspondant sont pas ou peu taxés dans le pays de perception.
L’OCDE rappelle que les pays membres ont également reconnu qu’une approche coordonnée est préférable aux mesures unilatérales prises récemment par certains pays et que les recommandations à venir ne doivent conduire ni à une taxation alors qu’aucun profit n’est constaté, ni à une double imposition.
La poursuite de ces travaux sera organisée selon un programme de travail à définir, qui sera validé en mai 2019, conduisant à partager un rapport d’étape avec le G20 en juin 2019 en vue de recommandations finales proposées en 2020.
Le document recensant l’ensemble des propositions à examiner est soumis à une consultation publique organisée les 13 et 14 mars 2019 à Paris, lors de la réunion du Groupe de réflexion sur l’économie numérique.
L’oeil de la pratique
Depuis l’engagement de ses travaux BEPS en 2012, l’OCDE a engagé le débat sur l’imposition des groupes du secteur du numérique, lui dédiant un groupe de travail spécifique (action 1 des travaux BEPS), seul groupe de ces travaux co-présidé, par la France et les États-Unis. Les positions des participants se sont révélées difficiles à concilier, notamment en raison des approches différentes des États- Unis et de certains grands pays européens. Preuve que le consensus s’avère délicat à trouver, les travaux n’ont pas encore conduit à la publication du rapport initialement attendu fin 2015, moment auquel les conclusions ont été rendues pour les autres actions de ces travaux BEPS. L’OCDE a partagé des rapports d’étape et mené des travaux de concertation, notamment en associant publiquement l’ensemble des acteurs du secteur intéressés par les conclusions à venir. Pour autant, ces documents qui viennent d’être rendus publiques ont naturellement recueilli le consensus nécessaire à leur publication parmi l’ensemble des États associés à ces réflexions, soit plus de 125 pays et juridictions qui collaborent à la mise en oeuvre des mesures issues du plan BEPS. La note peut en particulier être interprétée comme une réaction de l’OCDE à la pression des pays qui ont montré leur impatience, en introduisant de manière unilatérale des mesures nationales non coordonnées conduisant à de potentielles doubles impositions, telles que la digital service tax (DST) au Royaume-Uni1, comme l’Union européenne cherche à le faire de son côté2 et comme la France s’apprête à créer sa propre taxe sur certains services numériques.
La portée de ces premières indications de tendance est difficile à apprécier sur la base de ces documents. Toutefois, ces derniers donnent des indices sur les possibles recommandations à venir : elles pourraient consister en une profonde modification des principes de fiscalité internationale, d’abord en privilégiant l’imposition à la source (le pays dont est issu le revenu, par opposition à celui dans lequel se trouve celui qui le collecte) dans le cadre de la fiscalité directe des transactions internationales (ce principe est historiquement plus utilisé dans le cadre des taxes indirectes à la consommation3), ensuite en considérant que le critère historique de l’établissement stable, caractérisé par une présence physique dans un État, pourrait être dépassé et donc remplacé dans certaines circonstances, notamment par une simple présence immatérielle.
1 V. FI 1-2019, n° 11, § 61
2 V. FI 1-2019, n° 2, § 40.
3 V. plus loin le commentaire d’Emmanuel Llinares sur la décision South Dakota vs Wayfair (FI 1-2019, n° 4, § 39).