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Pour une analyse économique du droit fiscal !

Soyons honnêtes : le droit fiscal a une image désastreuse auprès du grand public. Outre la douleur de payer chaque année ses impôts, le mot évoque un ensemble incompréhensible de textes écrits tout petit, remplis de références croisés à d’autres textes, parfois numérotés étrangement (bienvenue à l’article 235 ter GA-0 bis du CGI) et qui précisent les modalités de calcul d’exemptions, abattements, plus-value à long terme, etc. Même pour les juristes, la discipline a une réputation d’hermétisme et de complexité. Réputation qui n’est d’ailleurs pas forcément complètement usurpée, comme chacun pourra s’en convaincre en lisant cet extrait de l’article 210 A du CGI :

Lorsque la société absorbante a acquis les titres de la société absorbée moins de deux ans avant la fusion, l’éventuelle moins-value à court terme réalisée à l’occasion de l’annulation de ces titres de participation n’est pas déductible à hauteur du montant des produits de ces titres qui a ouvert droit à l’application du régime prévu aux articles 145 et 216 depuis leur acquisition. ( …)  L’application de ces dispositions est subordonnée à la condition que la société absorbante s’engage, dans l’acte de fusion, à respecter les prescriptions suivantes :(…) Elle doit réintégrer dans ses bénéfices imposables les plus-values dégagées lors de l’apport des biens amortissables. La réintégration des plus-values est effectuée par parts égales sur une période de quinze ans pour les constructions et les droits qui se rapportent à des constructions ainsi que pour les plantations et les agencements et aménagements des terrains amortissables sur une période au moins égale à cette durée ; dans les autres cas, la réintégration s’effectue par parts égales sur une période de cinq ans. Lorsque le total des plus-values nettes sur les constructions, les plantations et les agencements et aménagements des terrains excède 90 p. 100 de la plus-value nette globale sur éléments amortissables, la réintégration des plus-values afférentes aux constructions, aux plantations et aux agencements et aménagements des terrains est effectuée par parts égales sur une période égale à la durée moyenne pondérée d’amortissement de ces biens. Toutefois, la cession d’un bien amortissable entraîne l’imposition immédiate de la fraction de la plus-value afférente à ce bien qui n’a pas encore été réintégrée. En contrepartie, les amortissements et les plus-values ultérieurs afférents aux éléments amortissables sont calculés d’après la valeur qui leur a été attribuée lors de l’apport. »

Alors, la fiscalité c’est évidemment cela : des impôts, un dispositif de liquidation, de collecte, des textes juridiques précis et détaillés qui permettent de traiter avec la plus grande certitude possible de nombreux cas particuliers, des moyens de recours, une administration, des juges. Mais ce n’est pas que cela car, au fond, l’État moderne est fondé sur l’impôt, et la fiscalité pose donc à un niveau assez fondamental la question du rôle de l’État dans l’économie. Qu’est ce qui doit être produit par la puissance publique et qu’est-ce qu’on laisse au marché ? Comment prélever des fonds pour produire des services publics sans dissuader l’effort, l’investissement, l’épargne ? Comment doit-on répartir les charges publiques entre les ménages ? Est-ce que, au-delà de la production de services publics, l’État doit redistribuer la richesse pour limiter les inégalités ? Si oui, de quelle manière ? Quelle répartition de la richesse est alors la plus juste ? La concurrence fiscale internationale doit-elle être réduite ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour cela ? Comment partager justement les profits des multinationales entre les États où elles opèrent ?  

Dans les États modernes où les prélèvements obligatoires représentent entre un tiers et la moitié du PIB, toutes ces questions sont naturellement de première importance pour comprendre le fonctionnement de la société. Et il ne s’agit pas de pures spéculations, les sujets fiscaux font aujourd’hui les grands titres de la presse : barrières douanières et guerres commerciales, montée des inégalités et taxe Zucman, concurrence fiscale dommageable, réforme de la fiscalité internationale, BEPS et solution à deux piliers, taxation écologique et MACF/CBAM, taxation de l’héritage, déficit public et crise de la dette, les questions ne manquent pas.

Une autre caractéristique de la fiscalité est que les juristes et les fiscalistes ont généralement des angles de vue totalement différents sur la matière, qui est d’ailleurs enseignée de manière indépendante dans les facultés de droit et d’économie (du moins à l’époque où l’auteur de ces lignes faisait ses études). Alors que les juristes se préoccupent de la mécanique du droit fiscal, de sa cohérence interne et de son articulation avec d’autres domaines du droit (droit administratif, droit constitutionnel), les économistes envisagent la matière du point de vue du prince, en essayant d’évaluer l’effet d’un impôt donné sur le fonctionnement de l’économie, et d’en déduire les règles du « bon impôt ». Ainsi, les juristes ont-ils souvent une très bonne compréhension du fonctionnement d’une règle fiscale, de la difficulté qu’elle va poser aux contribuables, de ses chances d’être votée et de passer le couperet constitutionnel, de sa conformité au droit européen et aux conventions signées par la France, mais ils peuvent (parfois) perdre de vue les enjeux plus macro d’un dispositif fiscal et les arbitrages de politique publique auquel il peut donner lieu. Les économistes ont davantage l’habitude de manier des concepts théoriques, y compris des concepts normatifs, et ont une bonne compréhension des rouages de l’économie et de l’effet de l’impôt sur ceux-ci. En revanche, ils peuvent (parfois) être trop loin de la réalité, mésestimer la complexité pratique de mise en œuvre d’un impôt, son incohérence avec d’autres instruments, sa non-conformité à telle ou telle norme française ou internationale.

Cette présentation est bien sûr un peu sommaire, il y a des juristes fins connaisseurs du modèle de fiscalité optimale de Diamond Mirrlees et certainement, espérons-le, parmi celles et ceux qui élaborent la norme fiscale, mais la dichotomie entre l’approche juridique et économique de la matière est bien réelle et, à notre avis, un peu regrettable car les deux points de vue se complètent et s’enrichissent mutuellement.

Le projet de ce blog se trouve tout entier dans ces deux idées : présenter les questions fiscales sous l’angle de la politique publique, en mettant en avant leurs enjeux politiques et sociaux, et tenter de concilier les approches économiques et juridiques de la matière, dans un langage clair et accessible – du moins, nous ferons de notre mieux.

Vous trouverez donc ici, le plus régulièrement possible, des articles de fond, des synthèses de la recherche universitaire, des liens commentés vers des documents que nous jugeons intéressants et peut être d’autres types de post si l’idée nous en vient.

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Bonne lecture !

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