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La règle de l’unanimité pour l’adoption de la législation fiscale européenne est-elle incontournable ?

Photo du Parlement européen

Lors de son discours sur l’état de l’Union du 13 septembre 2017 devant le Parlement européen, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a évoqué l’idée de contourner la règle de l’unanimité pour adopter la législation fiscale au niveau européen.

Je voudrais que, sur les questions importantes concernant ce marché, les décisions puissent être plus souvent et plus facilement prises au Conseil à la majorité qualifiée avec une participation égale du Parlement européen. Il n’est pas nécessaire de modifier les traités pour cela. Il existe des clauses dites « passerelles » dans les traités actuels qui nous permettent de passer au vote à la majorité qualifiée au lieu de l’unanimité dans certains cas, à condition que le Conseil européen le décide à l’unanimité.
 
Je suis d’avis que nous devrions introduire le vote à la majorité qualifiée sur les décisions concernant l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés, la TVA, une fiscalité juste pour l’industrie numérique et la taxe sur les transactions financières.

Il convient de rappeler que la législation communautaire est en principe décidée à la majorité qualifiée des Etats membres – le Parlement européen intervenant comme co-législateur -, à l’exception notoire de la fiscalité et de la protection sociale qui requièrent un vote à l’unanimité des Etats membres. La majorité qualifiée doit rassembler au moins 55 % des Etats membres (soit un minimum de 16 Etats) et 65 % de la population. Il existe une minorité de blocage qui doit inclure au moins quatre Etats membres représentant 35 % de la population.

La question que chacun se pose est de savoir si le Président était sérieux en faisant cette déclaration ou s’il s’agissait simplement d’un vœu pieux en vue notamment de répondre aux demandes du Parlement européen qui souhaiterait obtenir davantage de pouvoir en matière fiscale. Le Parlement européen a été très actif notamment dans le domaine de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales en établissement des commissions d’enquête parlementaire alors que statutairement il n’a qu’un pouvoir très limité voire symbolique. En effet, il n’intervient dans le processus décisionnel européen qu’en donnant des avis non contraignants sur les propositions de directive présentées par la Commission européenne. D’un point de vue démocratique, les demandes du Parlement européen paraissent néanmoins légitimes dans la mesure où au niveau européen c’est le seul organe élu démocratiquement au suffrage universel ! En fait au niveau européen, la règle de « no taxation without representation » deviendrait plutôt « representation without taxation » !

En fait, trois dispositions de Traité pourraient théoriquement permettre de contourner la règle de l’unanimité.

Article 48 paragraphe 7 du Traité de l’Union européenne.

Lorsque le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (c’est le cas des dispositions fiscales) ou le titre V du présent traité prévoit que le Conseil statue à l’unanimité dans un domaine ou dans un cas déterminé, le Conseil européen peut adopter une décision autorisant le Conseil à statuer à la majorité qualifiée dans ce domaine ou dans ce cas. Le présent alinéa ne s’applique pas aux décisions ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense.

Lorsque le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne prévoit que des actes législatifs sont adoptés par le Conseil conformément à une procédure législative spéciale, le Conseil européen peut adopter une décision autorisant l’adoption desdits actes conformément à la procédure législative ordinaire.

Toute initiative prise par le Conseil européen sur la base du premier ou du deuxième alinéa est transmise aux parlements nationaux. En cas d’opposition d’un parlement national notifiée dans un délai de six mois après cette transmission, la décision visée au premier ou au deuxième alinéa n’est pas adoptée. En l’absence d’opposition, le Conseil européen peut adopter ladite décision.

Pour l’adoption des décisions visées au premier ou au deuxième alinéa, le Conseil européen statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen, qui se prononce à la majorité des membres qui le composent.

Le paragraphe 1er prévoit dans les cas où la règle de l’unanimité doit s’appliquer la possibilité pour le Conseil européen (les chefs d’Etats) d’autoriser le Conseil – les représentants des Etats membres, pour le matières fiscales, L’Ecofin (les ministres de Finances) – à statuer à la majorité qualifiée.

Seuls sont exclus les domaines militaires et de la défense.

Dès lors la décision de passer à la majorité qualifiée dépendrait avant tout de la volonté politique des chefs d’Etats. En plus, l’application de cet article permettrait d’éviter la révision des dispositions du Traité qui s’avère toujours un exercice lourd et complexe politiquement.

Etant donné la sensibilité de la question, le Conseil européen doit néanmoins statuer à l’unanimité, après approbation du Parlement européen qui doit se prononcer à la majorité de ses membres. L’implication du Parlement européen est logique dans la mesure où l’article 48 permet de « contourner » des dispositions du Traité, le fait qu’il doive l’approuver à la majorité simple ne devrait pas constituer un obstacle dans la mesure où le Parlement européen a constamment revendiqué une plus grande participation au processus législatif en matière fiscale. L’application de la procédure législative ordinaire (majorité qualifiée, articles 289§1 et 294 du Traité) permettrait au Parlement européen de devenir co-législateur avec le Conseil.

Par ailleurs, la décision du Conseil européen doit faire l’objet d’une consultation des parlements nationaux. Il suffit qu’un seul parlement national s’y oppose – dans un délai de 6 mois de la notification – pour que la décision du Conseil européen soit invalidée ! Les Parlements jouent dans ce cadre un rôle important, il n’est pas du tout certain que ceux-ci valident sans broncher une telle décision car leur souveraineté pourrait être affectée.

L’adoption de la décision du Conseil européen à l’unanimité constitue indéniablement un obstacle majeur. En effet il apparait difficilement concevable que les Etats membres qui actuellement s’opposent à toute avancée significative en matière fiscale puissent changer leur position aussi rapidement. Le Brexit dans ce contexte pourrait dans une certaine mesure faciliter les choses, la Royaume-Uni ayant toujours été un farouche opposant à tout changement de la règle de l’unanimité.

Mais comme souvent au niveau européen, la volonté politique est le facteur déterminant, une telle fenêtre d’opportunité pour progresser en la matière n’a jamais été aussi forte qu’actuellement.

Article 116 du Traité de l’Union européenne

Au cas où la Commission constate qu’une disparité existant entre les dispositions législatives, réglementaires ou administratives des États membres fausse les conditions de concurrence sur le marché intérieur et provoque, de ce fait, une distorsion qui doit être éliminée, elle entre en consultation avec les États membres intéressés.

Si cette consultation n’aboutit pas à un accord éliminant la distorsion en cause, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, arrêtent les directives nécessaires à cette fin. Toutes autres mesures utiles prévues par les traités peuvent être adoptées.

Il est important de rappeler que le Traité contient une disposition spécifique concernant la fiscalité indirecte, il s’agit de l’article 113 qui vise à harmoniser la législation des taxes indirectes dans la mesure où c’est nécessaire pour assurer l’établissement et le bon fonctionnement du marché intérieur et éviter des distorsions de concurrence.

En matière de fiscalité directe, aucune disposition particulière est prévue par le Traité, le rapprochement des législations dans cette matière se fondent sur l’article 115 du Traité qui concerne le rapprochement des législations – aucune référence spécifique à la fiscalité – qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur. Dans les deux domaines la règle de l’unanimité constitue la procédure législative à suivre.

L’article 116 constitue une disposition « spéciale » dont l’objectif vise à éliminer les disparités existant entre les Etats membres dans la mesure où celles-ci conduisent à fausser les conditions de concurrence sur le marché intérieur et provoquent dès lors des distorsions qui doivent être éliminées. Cet article n’excluant pas expressis verbis la fiscalité, il semble logique qu’il couvre aussi ce domaine dans la mesure où la fiscalité touche au fonctionnement du marché intérieur.

La question qui se pose est de savoir si l’article 116 pourrait être utilisé comme base juridique pour le rapprochement des législations en matière de fiscalité, et en particulier en matière de fiscalité directe.

Jusqu’à présent cet article n’a jamais fait l’objet d’une quelconque application en matière fiscale. Dans les années 60 une timide tentative a bien été faite, mais seul le premier paragraphe a été évoqué sans suite.

Quelles seraient les conditions pour appliquer l’article 116 ?

Trois conditions cumulatives devraient être satisfaites :

Disparité

Cette condition n’est pas aisée à vérifier, car il faudrait comparer les régimes fiscaux des Etats membres concernés. Or, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne a reconnu une large compétence aux Etats membres en matière de fiscalité directe, ceux-ci ont une large marge de manœuvre pour choisir leur système de fiscalité. Il demeure que des disparités entre régimes fiscaux des Etats membres pourraient entraîner des distorsions de concurrence qui affecteraient directement les opérateurs économiques qui agissent dans le cadre du marché intérieur. Les disparités devraient en principe concerner des mesures fiscales générales ou l’absence de dispositions fiscales, car si les disparités devaient résulter de régimes particuliers n’affectant pas tous les acteurs économiques, elles pourraient être considérées comme sélectives et constituer ainsi des aides d’état qui devraient alors être éliminées sur la base de l’article 107 du Traité.

Distorsions

La notion de distorsion n’est pas non plus aisée à interpréter. La Cour de Justice de l’Union a donné quelques indications en précisant que les distorsions pouvaient résulter tant de mesures particulières que de mesures générales dans la mesure où les deux pouvaient affecter (les coûts de production, l’emploi, etc.) les opérateurs économiques.

Les mesures doivent être éliminées

La procédure doit être activée par la Commission européenne. Quelles pourraient être les justifications pour éliminer ces mesures : des régimes fiscaux ciblés pour certaines catégories d’entreprises ou secteurs, mais aussi l’absence de règles fiscales dans certains Etats. On voit clairement qu’il pourrait y avoir des interférences avec le domaine des aides d’état et les travaux du Code de conduite qui visent également à éliminer des situations de distorsion de concurrence en mettant en œuvre des instruments juridiques différents (procédure de l’article 107 du Traité en ce qui concerne les aides d’état et la méthode inter-gouvernementale pour le Code de conduite).

Compte tenu des incertitudes voire des difficultés de mise en œuvre de l’article 116, il apparaît évident que cet article ne pourrait pas être valablement utilisé dans le but général de rapprocher les législations fiscales. Par ailleurs son application pourrait être considérée comme un détournement de pouvoir.

Il demeure que l’article 116 pourrait être appliqué pour résoudre des différends fiscaux particuliers entre Etats membres.

Finalement, cela dépend encore une fois de la volonté politique de la part de la Commission européenne et des Etats membres.

Article 20 du Traité

  1. Les Etats membres qui souhaitent instaurer entre eux une coopération renforcée dans le cadre des compétences non exclusives de l’Union peuvent recourir aux institutions de celle-ci et exercer ces compétences en appliquant les dispositions appropriées des traités, dans les limites et selon les modalités prévues au présent article, ainsi qu’aux articles 326 à 334 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
    Les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration. Elles sont ouvertes à tout moment à tous les États membres, conformément à l’article 328 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
  2. La décision autorisant une coopération renforcée est adoptée par le Conseil en dernier ressort, lorsqu’il établit que les objectifs recherchés par cette coopération ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble, et à condition qu’au moins neuf Etats membres y participent. Le Conseil statue conformément à la procédure prévue à l’article 329 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
  3. Tous les membres du Conseil peuvent participer à ses délibérations, mais seuls les membres du Conseil représentant les États membres participant à une coopération renforcée prennent part au vote. Les modalités de vote sont prévues à l’article 330 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
  4. Les actes adoptés dans le cadre d’une coopération renforcée ne lient que les Etats membres participants. Ils ne sont pas considérés comme un acquis devant être accepté par les Etats candidats à l’adhésion à l’Union

L’article 20 du Traité concerne la coopération renforcée. Cet article vise à permettre à un certain nombre d’Etats membres de progresser plus rapidement dans certains domaines couverts par le Traité.

La coopération renforcée doit respecter les conditions suivantes :

Les conditions à respecter sont assez strictes, cette procédure n’a été utilisée qu’une seule fois en matière fiscale, elle concerne la taxe sur les transactions financières. On peut difficilement affirmer que cette expérience soit positive dans la mesure où après 7ans de négociation, les Etats membres concernés (10, au départ ils étaient 11) ne sont pas encore parvenus à se mettre d’accord.

Eu égard aux conditions d’application, il est évident que la fiscalité indirecte (TVA et droits d’accises) ne sont pas susceptibles de bénéficier de cette procédure considérant le haut degré d’harmonisation déjà atteint.

Les seuls domaines auxquels la coopération renforcée pourrait théoriquement être appliquée sont l’ACCIS, probablement une taxe CO2 et en matière de coopération administrative. Mais la question qui se pose est de savoir si une application dans ces domaines ne risquerait pas de créer des situations de concurrence et serait dès lors dommageable pour les Etats membres qui participeraient à la coopération renforcée.

En conclusion de cette brève analyse, il est à craindre que la déclaration du Président Juncker représentait avant tout un vœu pieux destiné en particulier au Parlement européen.

Il demeure que l’application de la règle de l’unanimité en matière fiscale au niveau européen empêche tout véritable progrès en matière de rapprochement des législations fiscales.

Il est vrai qu’un certain nombre de propositions de directive ont été adoptées ces derniers mois, mais il s’agissait davantage de mettre en œuvre au plan communautaire des décisions prises dans le cadre du BEPS.

Il est à craindre que la règle de l’unanimité demeure encore longtemps, à moins qu’un sursaut politique ne vienne changer les règles, notamment après le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne !

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