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Interview de Philip Kermode par Michel Aujean

Philip Kermode est, depuis 2008, le Directeur de la « Fiscalité directe, coordination fiscale, analyse économique et évaluation » au sein de la Direction générale « Fiscalité et Union douanière » (TAXUD) de la Commission européenne. A ce titre, il est à l’origine des travaux entrepris par la Commission en matière de fiscalité directe et notamment des initiatives récentes visant à renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale (Voir le site de TAXUD).

Lutte contre la fraude et l’évasion fiscales : état des lieux des travaux de la Commission européenne

MA : En introduction, puis-je vous demander où en sont les travaux et en particulier quelles sont les mesures que vous considérez comme prioritaires, celles qui ont progressé ou les plus susceptibles de progresser à court terme ?

PK : En premier lieu, notons que des progrès significatifs ont été accomplis au titre de la mise en œuvre du plan d’action de la Commission de décembre 2012 pour renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Plusieurs actions ont été réalisées, par exemple au titre du renforcement de la coopération avec d’autres organes chargés de faire respecter la loi ou encore, de la promotion du recours aux contrôles simultanés et de la présence de fonctionnaires étrangers lors des contrôles. D’autres actions sont par ailleurs en bonne voie, en particulier le format électronique pour l’échange automatique d’informations qui est approuvé depuis juillet 2013, avec toutes les spécifications requises, mais aussi le développement d’un code européen du contribuable à travers les travaux d’un groupe de projet FISCALIS.

Les deux mesures auxquelles vous faites plus particulièrement allusion sont des Recommandations, c’est-à-dire des instruments juridiques non contraignants pour les Etats membres. L’une (C8805) concerne les paradis fiscaux1 , l’autre (C8806) la planification fiscale agressive. Ces deux Recommandations sont actuellement discutées au sein de la Plateforme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal qui s’est déjà réuni trois fois depuis juin 2013.

MA : Justement, quel est son programme de travail ? En particulier, on parle beaucoup de « country by country reporting » depuis la publication du template de l’OCDE destiné à encadrer cet exercice. La Commission a-t-elle l’intention d’élargir le champ de la directive 2013/34/UE relative aux états financiers consolidés, etc., au-delà des industries extractives pour la partie concernant les rapports sur les paiements effectués aux gouvernements ?

PK : Le programme de travail de la Plateforme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal est disponible sur son site Internet, il comprend :

Concurrence fiscale en Europe

MA : Parmi les mesures envisagées dans le plan d’action, on voit que la concurrence fiscale fait de nouveau l’objet des préoccupations de la Commission mais aussi du Conseil des ministres des finances (ECOFIN), lequel a notamment souhaité lors de la session de décembre dernier que soit révisé le critère 3 du code qui concerne le fait que « des avantages sont accordés même en l’absence de toute activité économique réelle ou de présence économique substantielle ». Y a-t-il un regain de concurrence fiscale ? La concurrence fiscale prend-elle des formes nouvelles auxquelles les instruments existants ne peuvent répondre et qui rendrait les critères du Code de 1997 inefficaces? Peut-on dire qu’il y aurait beaucoup moins de « planification fiscale agressive » pour reprendre les termes de votre communication s’il y avait moins de régimes fiscaux dommageables développés par les Etats membres de l’Union ? Quelle est la place des pays tiers (et en particulier de la Suisse) dans ces préoccupations ? Pouvez-vous évoquer l’état des discussions au sein du Groupe « Code de conduite » avec la Suisse et le Liechtenstein sur leurs régimes dommageables ?

PK : Le Code de conduite reconnaît les effets positifs de la concurrence fiscale équitable. Il vise à réduire la concurrence fiscale dommageable entre les États membres. Depuis qu’il a commencé ses travaux en 1998, le Code a abouti à la suppression de plus de 100 régimes européens dommageables. Cependant, la suppression des régimes fiscaux dommageables n’est pas suffisante pour éliminer la planification fiscale agressive, parce qu’une situation peut aussi découler des asymétries entre les systèmes fiscaux nationaux plutôt que des régimes fiscaux dommageables. Je ne peux pas en dire beaucoup sur nos discussions avec la Suisse, sauf qu’elles se poursuivent dans un esprit constructif. Cependant, nous nous félicitons de l’annonce faite par la Suisse selon laquelle cet Etat aurait l’intention de mettre fin aux régimes fiscaux de type « ring-fencing »2. Bien sûr, nous sommes conscients qu’il ne s’agit à ce stade que d’un rapport de consultation et qu’un certain temps est nécessaire pour aboutir à un changement législatif réel. Il semble évident que la Suisse ait été fortement influencée par l’opinion internationale et que l’approche cohérente du Groupe « Code de conduite » y ait contribué. Je pense que cela montre l’importance pour l’Union européenne de faire valoir des positions coordonnées et l’impact réel que le Groupe « Code de conduite » peut avoir.

« Planification fiscale agressive » : quelles approches et avancées ?

MA : Parmi les mesures envisagées, une place importante semble être dévolue aux dispositifs anti-abus. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette approche ? Certains considèrent que les mesures anti-abus générales sont d’application difficile, accroissent l’incertitude pour les opérateurs et peuvent freiner les investissements. Quelles difficultés engendrent-elles et comment les surmonter ?

PK : La Recommandation de la Commission du 6 décembre 2012 relative à la planification fiscale agressive encourage effectivement les Etats membres à adopter une règle anti-abus générale qui tient compte de la jurisprudence de la Cour de Justice et des travaux dans le cadre de l’Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt des Sociétés (ACCIS). Cela étant, il ne s’agit ici que d’un instrument juridique non contraignant. Seuls les Etats membres qui le souhaitent mettront donc en place un dispositif général anti-abus de ce type étant donné que la plupart d’entre eux disposent déjà de dispositifs comparables, validés par leur jurisprudence nationale.

MA : La récente proposition de Directive amendant la Directive mère-filiale est l’un des instruments retenus dans cette approche. Où en sont les travaux au Conseil, quelles sont les perspectives d’adoption de ce texte ?

PK : Comme annoncé dans son plan d’action et confirmé par les conclusions du Conseil européen du 22 mai 2013, la Commission a présenté une proposition visant à amender la Directive mère-fille afin, d’une part, de prévenir les cas de double non-imposition par utilisation d’instruments de financement hybrides et, d’autre part, de promouvoir un dispositif anti-abus renforcé.

Cette proposition a été discutée pour la première fois au Conseil le 10 janvier dernier. Les Etats membres ont, d’une façon générale, soutenu les amendements proposés relatifs aux montages hybrides. Les discussions continuent.

MA :Y a-t-il eu des avancées sur ce thème ?

PK : Cette recommandation a été discutée au sein de la Plateforme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal pour la première fois le 6 février dernier et doit se poursuivre lors de la prochaine réunion qui aura lieu, en principe au mois de juin prochain. Le compte-rendu de la dernière réunion sera bientôt disponible sur la page internet de la Plateforme. Aucun Etat membre n’a mentionné avoir déjà commencé à introduire cette disposition dans ses conventions préventives de la double imposition (ci-après DTC). Certains Etats membres se sont prononcés contre cette disposition qu’ils trouvent trop générale ou préfèrent attendre l’aboutissement des travaux au sein de l’OCDE. La majorité ne s’est pas encore prononcée sur ce point.

MA : L’ECOFIN a récemment invité le Groupe « Code de conduite » à poursuivre l’examen du projet d’orientations sur les asymétries des entités hybrides et des établissements stables hybrides, quels sont les travaux en cours dans ce domaine et quel en sera le débouché ?

PK : Le Groupe « Code de conduite » travaille sur des solutions susceptibles de mettre un terme aux effets dommageables de dispositifs hybrides impliquant des entités hybrides et des établissements stables hybrides. Le travail du Groupe s’applique à empêcher les montages visant à créer des asymétries fiscales telles que la double non-imposition des revenus transfrontaliers. Dans son rapport de décembre 2013 au conseil ECOFIN, le Groupe a indiqué que son travail progressait et était actuellement centré sur les situations asymétriques à l’intérieur de l’Union européenne. Tout en constatant que des progrès importants avaient été accomplis en abordant les dispositifs hybrides, le Conseil ECOFIN a convenu que l’examen de cette question devait se poursuivre. A titre d’exemple, un travail d’analyse important doit encore être réalisé sur les asymétries entre les Etat membres et les pays tiers.

Fiscalité du numérique

MA : Un groupe d’experts de la Commission dans le domaine de la fiscalité de l’économie numérique a aussi été créé récemment, il en est à sa 3e réunion, où en êtes-vous dans ce domaine, n’est-ce pas un doublon par rapport aux travaux de l’OCDE, y a-t-il des particularités européennes qui justifient une analyse distincte ?

PK : Le mode de fonctionnement des grandes entreprises de l’économie numérique ne permet pas toujours de déterminer avec précision le lieu géographique de l’activité et donc le lieu d’assujettissement à l’impôt sur les sociétés. Les règles fiscales ont été conçues pour taxer les entreprises traditionnelles et certains principes semblent difficiles à appliquer aux entreprises virtuelles, en particulier la notion d’établissement stable utilisée dans toutes les conventions fiscales pour l’attribution de droits d’imposition sur les bénéfices réalisés au niveau local par des entreprises étrangères.

En outre, les entreprises de l’économie numérique mettent en œuvre des techniques de planification fiscale agressive identiques à celles appliquées par les autres multinationales. Elles bénéficient d’ailleurs en la matière d’un certain avantage puisque le développement des activités électroniques étant relativement nouveau, leur croissance a été accompagnée par la mise en place de structures d’optimisation conçues dès le départ pour minorer ou échapper à l’impôt sur les sociétés dû par leurs concurrents implantés sur le territoire des Etats membres. Cette situation, considérée comme injuste par bon nombre de nos concitoyens, est régulièrement dénoncée dans la presse.

Une solution européenne est recherchée par la Commission dans le cadre du groupe d’experts sur la fiscalité de l’économie numérique actuellement mis en place. Ce groupe rendra ses conclusions fin juin 2014. Une solution plus globale est recherchée dans le cadre des travaux de l’OCDE relatifs à l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices3 . Le rapport de l’OCDE sera publié en septembre prochain.

Echanges automatiques d’informations entre Etats : quel état des lieux ?

MA : Dans un tout autre domaine, celui des échanges d’informations, les choses ont beaucoup avancé tant du fait de FATCA que des travaux de l’OCDE et du G-20, on en voit la trace dans les propositions que la Commission a été amenée à présenter étendant à bien d’autres formes de revenus le champ de l’échange automatique d’information de la Directive de coopération administrative. Quelles sont les perspectives d’adoption des différentes propositions? Où en sont les négociations avec les pays tiers suite aux mandats visant à renforcer les accords sur la fiscalité de l’épargne avec Andorre, le Liechtenstein, Monaco, Saint Marin et la Suisse ? Comment seront coordonnées les différentes initiatives: FATCA, OCDE, UE ?

PK : Comme cela est souligné à juste titre, des progrès ont été accomplis en matière d’échange d’informations, notamment à travers la proposition de la Commission, adoptée le 12 juin 2013, modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal. Les négociations sont en cours au Conseil et la cohérence avec le standard global fait particulièrement l’objet de discussions approfondies. Ces discussions pourraient se traduire par un accord politique sous la Présidence grecque. C’est une priorité pour la Commission.

L’ACCIS enfin mise en œuvre ?

MA : Enfin, la Commission a récemment remis l’assiette commune consolidée d’imposition des sociétés au rang de ses priorités en déclarant que l’ACCIS serait la meilleure solution pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises. Faut-il s’attendre à une intensification des travaux dans ce domaine, quelles sont les perspectives ?

PK : La proposition de directive concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés a été présentée sur le fondement de l’article 115 du TFUE, lequel requiert l’unanimité au Conseil. Le Parlement européen et le Comité économique et social européen ont été consultés et se sont prononcés favorablement. Le Comité des régions a par ailleurs également soutenu cette proposition. Au niveau du Conseil, le groupe de travail chargé des questions fiscales a achevé fin décembre 2012 une première lecture de la proposition de directive, article par article. Les présidences danoise, irlandaise et lithuanienne ont présenté des propositions de compromis. Sous présidence grecque, les travaux se poursuivent : six documents de travail ont été discutés lors de la réunion du 7 janvier dernier.

 


 

1 Son titre exact est : Recommandation relative à des mesures visant à encourager les pays tiers à appliquer des normes minimales de bonne gouvernance dans le domaine fiscal
2 C’est-à-dire, les régimes dont les avantages sont totalement isolés de l’économie domestique, de sorte qu’ils n’ont pas d’incidence sur la base fiscale nationale
3 Cf. plan d’action de l’OCDE publié le 19 juillet 2013, Action n°1 : « Relever les défis fiscaux liés à l’économie numérique »