Si cet arrêt est l’occasion de rappeler la nécessité de rémunérer les garanties financières consenties à des sociétés liées, il laisse en suspens l’épineuse question des modalités pratiques de détermination d’une telle rémunération, conformément au principe de pleine concurrence.
Rappel
En application d’une jurisprudence constante, le fait pour une société d’accorder une garantie ou de donner sa caution à des filiales étrangères sans percevoir de rémunération caractérise un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du CGI (en ce sens, voir CE, 17-02-1992, n°74272, Carrefour et CAA Paris, 20-10-1994, n°93PA00715). L’Administration est alors en droit de réintégrer dans les comptes de la société française un revenu en contrepartie du service rendu.
Plus précisément, octroyer une garantie sans contrepartie constitue un avantage par nature, qui est considéré comme intrinsèquement anormal par le juge. Le Conseil d’État a également jugé comme étant constitutif d’un avantage par nature : la prise en charge, sans refacturation, du salaire d’un cadre détaché dans une filiale étrangère (CE, 30-3-1987, n°52754, SA Labo Industries), la prise en charge gratuite des frais d’assistance technique exposés en faveur d’une filiale étrangère (CE, 19-10-1988, n°56218, SARL Laboratoires Sicca), la renonciation à percevoir des intérêts sur des avances ou des prêts consentis à une société étrangère liée (CE, 9-11-2015, n°370974, Sodirep Textiles SA NV ; CE, 2-6-1982, n°23342, Compagnie générale de radiologie), un abandon de créance détenue sur une filiale étrangère (CE, 27-11-1981, n°16814) ou encore la renonciation à percevoir une redevance en contrepartie de la mise à disposition gratuite de la société mère étrangère d’un nom de domaine (CE, 7-12-2016, n°369814, Sté Ebay France).
En revanche, dès lors qu’une prime est versée en contrepartie de la garantie, quel que soit le niveau de cette prime, l’existence d’un transfert indirect de bénéfices ne se joue plus sur le terrain de l’avantage par nature mais sur celui de l’avantage par comparaison, qui consiste à évaluer le caractère « normal » de la prime en la comparant à ce que des parties indépendantes auraient convenu.
L’histoire
Une société française, appartenant à un groupe du secteur bancaire, exerçait une activité de garantie du risque de crédit au profit d’entités étrangères du groupe.
Elle a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices 2007 à 2010, à l’issue de laquelle l’Administration a considéré que les primes qui lui étaient versées par certaines succursales étaient insuffisantes, et que cette insuffisance devait être regardée comme un transfert indirect de bénéfice au sens de l’article 57 du CGI.
En pratique, les primes versées par les entités du groupe étaient égales à 0,1 % du solde des comptes de bilan et 0,05 % des comptes hors bilan, nets des engagements reçus. Ces taux de rémunération avaient été déterminés en 2004 lors de la mise en place des contrats intragroupes et reposaient sur les quatre paramètres suivants : un niveau de perte attendue de 0,4 % par an par rapport à l’encours, une corrélation de 19 %, un nombre de prêts accordés de 100, et un seuil de déclenchement de la garantie de 2,4 % de l’encours observé en 2004, correspondant à un seuil moyen pour toutes les filiales.
L’Administration a tout d’abord soutenu que ces primes étaient insuffisantes en raison (i) de l’absence d’actualisation du seuil de déclenchement de la garantie depuis 2004 (alors même que les contrats étaient conclus pour une période d’un an renouvelable), et (ii) de l’absence de prise en compte d’un seuil propre à chaque filiale (plutôt que d’un seuil moyen commun à l’ensemble des entités clientes comme l’avait pratiqué le groupe dans une logique de mutualisation des risques). Afin de démontrer le caractère anormal des primes versées, l’Administration a réutilisé le modèle de risque du groupe en mettant à jour et en individualisant le seuil de déclenchement des garanties. Cette analyse a permis à l’Administration de mettre en évidence que les primes effectivement versées par certaines succursales étaient inférieures aux primes qui auraient dû être versées après modification de ce paramètre.
En 2016, le Tribunal administratif de Montreuil a donné raison à l’Administration en considérant qu’elle avait prouvé l’existence d’un avantage anormal caractérisé par un écart injustifié entre la prime facturée et la valeur vénale des garanties accordées, « sans qu’il soit besoin pour [elle] de comparer les facturations de la société à celles d’entreprises similaires exploitées normalement ».
Toutefois, en 2019, la Cour administrative d’appel de Versailles a infirmé ce jugement au motif que l’Administration n’avait pas prouvé l’existence d’un tel écart. Cette dernière s’était en effet contentée de reprendre la formule de calcul utilisée par la société et de modifier un seul paramètre, le seuil de déclenchement des garanties, sans pour autant modifier un second paramètre, le niveau de perte attendu, qui reposait lui aussi sur un système de mutualisation, avec un taux uniforme pour l’ensemble des succursales du groupe. L’Administration appliquait ainsi une méthode incohérente puisque non systématique pour l’ensemble des paramètres de la formule considérée. La Cour en a déduit que la société était fondée à soutenir que, faute pour l’Administration d’évaluer avec une certitude suffisante la valeur vénale des prestations en cause, elle ne pouvait être regardée comme établissant l’existence d’un écart injustifié entre le prix convenu et la valeur vénale du service rendu.
Néanmoins, la Cour administrative d’appel de Versailles a tout de même confirmé la rectification sur le fondement de l’existence d’un avantage par nature, en s’appuyant sur des nouveaux éléments apportés par l’Administration. La Cour a ainsi considéré que les contrats intragroupes retenaient un seuil de déclenchement des garanties de 2,4 % de l’encours couvert, tandis que dans les faits, le seuil effectivement appliqué était de 0 %, si bien que les succursales étaient indemnisées dès le premier euro de sinistre sans verser de primes correspondantes.
Par une décision du 19 juillet 2021, le Conseil d’État a cassé la décision de la Cour administrative d’appel de Versailles au motif que celle-ci avait dénaturé les pièces du dossier duquel il ne ressortait pas que le seuil contractuel de déclenchement de la garantie avait été fixé à 2,4% de l’encours couvert. Ce taux n’était prévu qu’au niveau de l’ensemble des succursales et uniquement pour contribuer au calcul des primes.
Le Conseil d’État a ensuite renvoyé l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Versailles, qui a statué par un arrêt du 6 juillet 2023.
La décision de la Cour administrative d’appel de Versailles du 6 juillet 2023
La Cour administrative d’appel de Versailles a finalement donné raison au contribuable en suivant le raisonnement du Conseil d’État.
En effet, la Cour a considéré en seconde instance que, contrairement à ce que soutenait l’Administration – et ce qu’elle avait retenu en première instance – les primes calculées et les pertes indemnisées étaient bien conformes aux clauses contractuelles convenues entre les parties. Dès lors, l’Administration n’avait pas prouvé l’existence d’un avantage par nature et la rectification fondée sur l’article 57 du CGI devait être annulée.
On notera tout de même que la Cour souligne que la rectification doit être annulée au motif que les conditions contractuelles sont respectées (et qu’il n’y a donc pas d’avantage par nature) sans pour autant revenir sur le point de savoir si l’Administration pouvait ou non soutenir que les primes ne correspondaient pas à un prix de marché (« en conclusion, et dès lors que l’Administration n’entend plus soutenir que ces primes ne correspondent pas au prix de marché, l’Administration n’est pas fondée à soutenir […] l’existence d’un transfert indirect de bénéfices »).
L’avis des praticiens : Thomas Pautrat et Eléonore Christiaens
Le sujet des garanties financières en matière de prix de transfert est un sujet complexe pour lequel des éclaircissements de la part du juge auraient été les bienvenues.
En effet, face à la délicate question du caractère de pleine concurrence des primes versées dans le cadre des garanties intragroupe, les jurisprudences sont rares et peu fournies. A cet égard, si la jurisprudence Carrefour du Conseil d’Etat de 1992 a été l’occasion de valider au cas d’espèce une prime établie au taux de 0,25 % des sommes garanties, en tenant compte du risque encouru par le garant, aucune indication complémentaire n’a été apportée sur la manière dont un contribuable pourrait justifier du caractère de pleine concurrence des primes versées au sein d’un groupe.
La présente affaire aurait pourtant été l’occasion de revenir sur les modalités de calcul d’une telle prime et d’éclairer le contribuable sur ce sujet.
Ainsi, face au cas d’espèce, on ne peut qu’être déçus que le débat portant sur les modalités de calcul de la garantie, et notamment les épineuses questions tenant à l’utilisation de données mutualisées ou non actualisées, ait été éclipsé, alors même que ces sujets étaient au cœur du redressement opéré par l’Administration.
Ces questions restent malheureusement sans réponse à l’issue de ce dernier arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles, qui s’est bornée à constater que le contrat avait été correctement appliqué et qu’aucun avantage par nature ne pouvait être caractérisé – contrairement à ce qu’avançait l’Administration.
Ce cas d’espèce permet toutefois de rappeler, s’il en était besoin, la nécessité (i) de rémunérer les garanties intragroupes, qui à défaut pourraient facilement être qualifiées par l’Administration d’avantages par nature, et (ii) d’être en mesure de justifier de leur méthode de calcul afin d’établir leur caractère de pleine concurrence.
Enfin, on peut s’étonner du fait que le Tribunal administratif de Montreuil ait validé l’approche de l’Administration qui consistait à considérer que les primes versées étaient insuffisantes, se plaçant ainsi sur le terrain de l’avantage par comparaison. En effet, comme l’a précisé le contribuable, « dans la dialectique de la preuve, lorsque l’Administration ne conteste pas l’existence de contreparties mais se borne à critiquer le caractère excessif ou, comme ici, insuffisant du prix, il lui appartient d’établir elle-même le prix de pleine concurrence […]. Pour [l’]établir […], la méthode prioritaire doit être le recours à une étude de comparables pertinents, ce que le juge contrôle de façon stricte ». Pourtant, le Tribunal administratif conclut en l’existence d’un avantage anormal, « sans [selon lui] qu’il soit besoin […] de comparer les facturations de la société à celles d’entreprises similaires exploitées normalement ». Encore plus surprenant, si la Cour administrative d’appel de Versailles invalide le jugement du Tribunal, c’est uniquement lié au fait que la méthode de l’Administration n’était pas cohérente puisque non systématique. La Cour ne remet aucunement en question l’approche de l’Administration qui ne se fonde pas sur une étude de comparables, et ne considère pas que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’application des règles qui gouvernent la charge de la preuve. Bien au contraire, la Cour mentionne que « le moyen tiré de ce que le Tribunal aurait méconnu les règles de la dévolution de la charge de la preuve, relatif au bien-fondé du jugement, est sans influence sur sa régularité. De même, le moyen tiré du défaut de motivation du jugement, tel qu’il est soulevé, tend en fait à remettre en question la méthode des premiers juges et non la régularité de leur jugement ».
Face à un tel raisonnement de la Cour, on ne peut qu’espérer que cette affaire ne préjuge pas d’une atténuation des règles applicables en matière de dévolution de la charge de la preuve, au détriment du contribuable.