Actions non cotées de sociétés étrangères : les rapports d’évaluation étrangers sont-ils opposables à l’administration fiscale française ?

Si l’évaluation des actions non cotées est un exercice classique et récurrent en finance, le choix de la méthode d’évaluation applicable et de ses nombreuses variables (décotes, etc.) continue d’être au cœur des débats contentieux devant les juridictions françaises.

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Dans le cadre de transactions internationales, les investisseurs d’un État peuvent être invités à investir dans des titres de sociétés situées dans un autre État. Bien que la meilleure pratique invite à ce que l’exercice d’évaluation reflète les exigences ou nuances spécifiques de l’État de résidence de l’investisseur, dans de nombreux cas pratiques la valeur de ces titres est déterminée selon les normes établies dans l’État de la société cible. C’est le cas, par exemple, pour les salariés de filiales françaises de sociétés étrangères qui épargnent dans des plans d’épargne étrangers équivalents à notre Plan d’Épargne d’Entreprise français (PEE) ; ainsi que dans le cas de management packages notamment lorsqu’un salarié français participe à un plan d’options d’achat d’actions étranger.

Dans certains États, les règles d’évaluation peuvent être soumises à une législation fiscale spécifique, avec des règles bien définies, soit directement par la loi, soit par une jurisprudence bien établie et/ou des instructions des autorités fiscales locales. À titre d’illustration, le dispositif d’évaluation du Royaume-Uni renvoie à plus d’un siècle de jurisprudence et l’administration fiscale anglaise, HM Revenue & Customs, dispose d’une division spécialisée dans l’évaluation chargée d’examiner et de négocier les positions d’évaluation.

L’évaluation fiscale des titres de sociétés non cotées

En France, il n’existe ni textes législatifs spécifiques ni commentaires détaillés de l’Administration sur l’évaluation fiscale. Toutefois, on peut faire mention de commentaires sporadiques de l’administration fiscale, notamment en ce qui concerne les actions gratuites qualifiées françaises(ou Restricted Stock Units (RSU) en anglais).

L’administration fiscale française a d’ailleurs publié un rapport sur l’évaluation en 2006, spécifique à l’évaluation des entreprises (i.e. hors instruments/valeur mobilières) et non opposable à l’Administration.

Cela étant, il y a un certain nombre de jurisprudences fiscales en France dans lesquelles l’évaluation a été prise en compte, en particulier en ce qui concerne le type de rabais (ou décotes) et les taux qui pourraient leur être appliqués. Ces jurisprudences concernant aussi bien l’impôt sur le revenu que l’impôt sur la fortune immobilière et les droits d’enregistrement.

Sous réserve des questions qui pourraient se poser dans le cadre des décisions du Conseil d’État du 13 juillet 2021 (n°428506, n°435452 et n°437498), la jurisprudence française récente appelle les commentaires suivants.

L’approche multicritères

Lorsque des transactions comparables n’existent pas ou ne sont pas pertinentes, l’administration fiscale française s’attendra à tout le moins à une approche multicritères : par exemple, en ce qui concerne les actions gratuites qualifiées françaises, ou RSU, elle précise (BOI-RSA-ES-20-20-20 §140) que la méthode multicritères doit être envisagée en tenant compte des caractéristiques propres de la société, de sa situation nette comptable, de sa rentabilité et de ses perspectives d’activité.

Le choix des méthodes à utiliser dans l’approche multicritères dépendra également du type d’instrument utilisé (actions ordinaires, actions de préférence, stock-options, etc.). Par exemple, la pratique de marché en matière de management packages tend à utiliser généralement les méthodes Black-Scholes, binomiale, Discounted Cash-Flow (DCF) ou Monte-Carlo pour valoriser les instruments optionnels (ou les instruments ayant une substance économique similaire aux options). Une approche multicritères est conforme aux normes internationales d’évaluation et majoritairement attendue par les autorités fiscales du monde entier.

Le taux de rabais

En second lieu, il convient d’examiner si le taux de rabais (ou décote) éventuellement appliqué est conforme à la jurisprudence, notamment concernant l’impact d’une clause d’agrément sur la décote d’illiquidité (Cour de cassation n°20-19.451, 15 février 2023), ou, encore, concernant une décote de minorité de 20 % (Cour de cassation n°09-17.295, 23 novembre 2010).

Il est toutefois important de noter que, même si la jurisprudence peut fournir certaines indications, les rabais (ou décotes) appliqués doivent être choisis en fonction des faits et des circonstances spécifiques aux titres en question.

L’appréciation d’un écart significatif

Enfin, en pratique, les autorités fiscales françaises procèdent elles-mêmes à l’évaluation des titres et comparent cette valeur à celle déterminée par le contribuable. Si l’écart entre ces deux valeurs est jugé significatif, la valeur déterminée par le contribuable sera probablement remise en cause. Traditionnellement, les juges considèrent qu’un écart de 20 % est significatif. On notera cependant, un arrêt du Conseil d‘État du 7 avril 2023 (n°466247) retenant qu’un écart de 14,1 % était “significatif”, tandis qu’un arrêt de la CAA de Douai du 22 juin 2023 (n°21DA02705) a jugé qu’un écart entre 12 % et 15 % n’était pas significatif ! L’appréciation des juges est donc centrale pour déterminer la remise en cause de l’évaluation.

Lorsqu’une évaluation est remise en question, l’ajustement de l’évaluation des actions pour les bénéficiaires français peut être requis. L’Administration peut également traiter l’écart comme un avantage pour les salariés ou dirigeants français lors de l’acquisition de leurs titres, ce qui entraînerait un traitement fiscal global différent de celui attendu, c’est-à-dire une imposition à la date d’investissement en tant qu’avantage en nature (Conseil d‘État, 13 juillet 2021, voir ci-avant).

Nos recommandations

Sans une bonne compréhension des différences entre les attentes et les exigences de l’administration fiscale française en matière d’évaluation des titres acquis par les salariés ou dirigeants, ou en utilisant une évaluation préparée pour une juridiction différente, les entreprises risquent de s’exposer et d’exposer leurs salariés à des contestations en matière d’évaluation.

Dans cette optique, dès qu’un investissement est envisagé sur la base d’une évaluation qui n’a pas nécessairement été déterminée conformément aux règles fiscales et à la jurisprudence françaises connues, nous recommandons d’être particulièrement vigilant et de se rapprocher d’un conseil fiscal français pour confirmer si l’évaluation utilisée est susceptible d’être acceptée par l’administration fiscale française.

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Alexis Fillinger

Alexis Fillinger possède plus de 18 ans d’expérience en fiscalité individuelle, auprès des entreprises et de leurs dirigeants. Il a développé son expertise en matière d’actionnariat salarié, rémunérations différées, carried […]

Sophie Johann

Sophie est avocate en droit fiscal. Elle rejoint l’équipe Global Rewards de Deloitte Société d’Avocats Paris en 2016. Elle assiste des sociétés sur la mise en place de schémas d’actionnariats […]

Yacine Laoutak

Avocat au sein du département Global Rewards.

Sue Tilstone

Sue leads the firm’s Valuations team within Tax & Legal, which specialises in the valuation of unquoted business assets, such as private company shares, intangible assets and other business assets […]

Hannah Tipper

Hannah is a Chartered Accountant with over twenty years’ experience of delivering tax valuation solutions, specialising in the design and valuation of complex management incentives and of incentives in private […]