Méthode transactionnelle du partage des bénéfices – Analyse fonctionnelle

Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés – novembre 2024 et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

Dans une affaire mettant en cause le rôle d’une hol­ding française auprès de ses filiales étrangères au titre d’opérations d’achat et de vente de gaz naturel liquéfié, la CAA de Paris, à l’issue d’une analyse fine des rôles des parties aux transactions intragroupes, rejette le recours par l’administration à la méthode transactionnelle du partage des bénéfices. Cet arrêt illustre l’importance de la qualification des faits et de l’analyse fonctionnelle précise en matière de prix de transfert.


  • CAA Paris, 9e ch., 27 juin 2024, n°21PA01277 et n°22PA04298, Sté Engie, concl B. Sibilli, C (V. annexe 1)1 Pourvoi enregistré sous le n°496874


Rappel des faits

Le groupe ENGIE exerce une activité d’achat et de vente de gaz naturel liquéfié (GNL) par le biais de la société ENGIE SA, entité opérationnelle et société mère du groupe, et ses deux filiales établies au Luxembourg et aux États-Unis. Les opérations d’achat-revente de cargos de GNL sont réalisées en grande majorité dans le cadre de contrats de long ou moyen terme, conclus avec les producteurs et les acheteurs, direc­tement et individuellement par chaque société du groupe. Ces dernières conservent néanmoins un certain volume de GNL pour faire face aux imprévus, qu’elles écoulent avec leurs excédents, sur le marché à court terme ou au comptant, dit « spot ».

Ayant décidé, dans un objectif de meilleure performance opérationnelle, de regrouper leur action commerciale relative aux ventes de cargos sur le marché au comptant, la société EN GIE SA et ses filiales ont signé un contrat de service « Achat et Vente de Cargo» par lequel les filiales autorisent la société à intervenir sur le marché, comme prestataire unique d’intermédiation pour leur compte, afin de trouver des contreparties aux volumes excédentaires dont elles disposent.

Ces opérations sont encadrées par un contrat type d’achat et de revente standardisé, signé avec plusieurs acheteurs et vendeurs, dit « Master Sale and Purchase ABreement » (MSPA). En échange de ces services, la société est rémunérée selon la méthode du coût majoré, ainsi que prévu par des contrats, baptisés « single voice », qui regroupent différents services rendus aux filiales luxembourgeoise et américaine.

À l’issue d’une vérification de comptabilité, la société a fait l’objet d’une rectification sur le fondement de l’article 57 du CGI. Sur la base de sa propre analyse fonctionnelle, l’admi­nistration a estimé que le rôle de la société, lorsqu’elle réalise des opérations sur le marché spot, est celui d’un véritable co-entrepreneur, non limité à celui de simple prestataire de services. L’administration a considéré que la méthode appropriée pour rémunérer cette activité de la société était donc la méthode du partage de bénéfices, et non la méthode du coût majoré retenue par le groupe.

Saisi par la société, le TA de Montreuil s’est prononcé en faveur de l’administration, estimant que l’analyse présentée par cette dernière justifiait le recours à la méthode du partage de bénéfices2. La CAA de Paris infirme ce jugement.

L’analyse fonctionnelle est déterminante dans la résolution du litige

Au cas particulier, la question soumise au juge conduit à déterminer si la société exerçait pour le compte de ses filiales une activité fondamentalement différente de celle d’un cour­tier indépendant. Pour y répondre, le profil fonctionnel de la société doit être analysé avec précision.

L’analyse fonctionnelle est en principe fondée sur les conditions contractuelles existantes

L’administration a globalisé les diverses activités exer­cées par la société au profit de ses filiales, bien que ces acti­vités soient opérationnellement dissociables et puissent être considérées séparément.

Selon la CAA, les contrats intragroupes formalisant les prestations de services « single voice » sont indépendants et ne correspondent pas à une prestation intégrée. Sur la base de l’analyse des contrats de services « Achat et Vente de Car­gos » portant sur les opérations d’achat ou de vente réalisées sur le marché spot, la cour constate que la responsabilité contractuelle de la société porte uniquement sur son service d’intermédiation excluant tout risque opérationnel, financier ou de change, supporté par ailleurs par les filiales titulaires du contrat d’approvisionnement. De surcroît, la cour relève que le risque de contrepartie des filiales est inexistant et le risque de volume est couvert par le contrat d’achat ou de vente à terme conclu par ailleurs.

Cette position de la cour est conforme aux principes directeurs de l’OCDE3 aux termes desquels, lorsque des entreprises associées ont formalisé une transaction au moyen d’accords contractuels écrits, ces accords constituent le point de départ pour définir la transaction entre elles et pour déci­der de la répartition des responsabilités, risques et résultats escomptés de leurs relations au moment de la conclusion de l’accord4. Les principes OCDE précisent également qu’il est néces­saire de vérifier la cohérence entre les obligations contrac­tuelles et le comportement réel des parties : si la transaction ne se déroule pas conformément aux contrats écrits, le com­portement des parties concernées prévaudra.5

En l’espèce, l’administration a recensé les risques de crédit, de change, de prix, de volume et de transport endossés par la société. Toutefois, comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions (reproduites en annexe), « aucun de ces éléments allégués n’est démontré ni ne ressort des contrats versés au dossier », et « l’administration procède sur ce point par pure affirmation sans produire aucune justification ».


L’oeil de la pratique

L’approche de la cour confirme qu’en l’absence d’informations pertinentes permettant d’apprécier le comportement réel des parties, l’analyse fonctionnelle est par principe fondée sur l’analyse des conditions contractuelles existantes.


Le portefeuille d’accord-types ne saurait être considéré comme un actif unique et de valeur

L’administration a également estimé que le contrat­-cadre de courtage conclu par la société avec les acheteurs et vendeurs (MSPA) pourrait être considéré comme un actif unique et de valeur. La CAA rejette cet argument et semble privilégier une approche pragmatique de la notion d’actif unique et de valeur, en considérant que « plusieurs modèles d’accords-cadres de ce type sont aisément accessibles aux opérateurs du marché, de sorte que la détention d’un portefeuille de MSPA n’est pas assimilable à celle d’une clientèle ».

Les principes OCDE indiquent que peuvent être consi­dérées comme uniques et de valeur les contributions qui « ne sont pas comparables aux contributions apportées par des parties indépendantes dans des circonstances comparables », et « constituent un facteur clé de création d’avantages économiques réels ou potentiels dans l’activité commerciale exercée ».6

Pour rappel, un contrat cadre est un accord par lequel les parties conviennent des caractéristiques générales de leurs relations contractuelles futures7. Dès lors, un contrat, dont l’objectif premier est de déterminer un cadre général, ne peut être considéré comme un actif unique et de valeur en ce qu’il se borne à annoncer des conditions générales de vente. Celui-ci nécessite par ailleurs la mise en œuvre de contrats d’applica­tion afin d’en préciser les modalités d’exécution.

L’administration doit recourir à des comparaisons convaincantes, portant sur des situations suffisamment proches

Pour assoir sa position, l’administration a évalué l’activité de la vente sur le marché comptant en s’appuyant sur la clause de partage de profit à 50 % ; que l’on trouve généralement dans les contrats de vente à long terme et qui est utilisée par les par­ties pour répartir le profit additionnel généré par une opération de diversion du cargo, qu’elle a regardée comme constitutive d’un comparable interne. Cette clause offre la possibilité aux parties, les sociétés ou leurs clients, engagés contractuellement dans une relation de long terme, de modifier le lieu de livraison de la cargaison de GNL, soit parce qu’elles ont trouvé de meil­leures opportunités, soit parce que l’opération de vente à long terme ne peut être menée à bien par faute du vendeur ou de l’acquéreur. Les bénéfices sont alors partagés entre le vendeur et l’acquéreur à hauteur de 50 %. L’administration a considéré que cette pratique aurait dû être généralisée à l’ensemble des opérations réalisées au titre du dispositif « single voice ».

Selon la CAA, ce modèle ne saurait être regardé comme constitutif d’un comparable interne car les sociétés du groupe ont recours à ce contrat de manière exceptionnelle, exclusi­vement à l’occasion d’opérations de diversion. Ainsi, la cour retient qu’une opération ponctuelle, n’entrant pas dans le cadre du fonctionnement normal du contrat initial, ne peut être comparée à une opération menée sur le marché spot.

La doctrine administrative8 rappelle que la méthode du partage des bénéfices est particulièrement adaptée lorsque les projets ou les activités au sein du groupe sont à ce point communs et imbriqués qu’il n’est pas possible de déterminer etjou de justifier une valorisation pour chaque opération; ou bien lorsque les entreprises liées mettent en œuvre des actifs incorporels significatifs. À la lecture de l’arrêt de la CAA, il apparaît que l’ensemble des conditions justifiant l’applica­tion de cette méthode ne sont pas réunies. Comme l’indique le rapporteur public dans ses conclusions, le modèle retenu par l’administration pour justifier l’application de la méthode du partage des bénéfices « ne repose sur aucun élément concret autre que cette interprétation du contrat, explicitement donnée par l’administration dans ses propositions de rectification[. .. ] si vous rejetez le comparable comme nous vous y invitons, il ne reste plus aucun élément pertinent pour justifier la substitution ni, à plus forte raison, pour justifier la méthode retenue par l’administration ».

Il appartient à l’administration de comparer le prix de la transaction litigieuse avec le prix qui aurait été pratiqué entre sociétés indépendantes

La cour relève également que l’administration n’a pas déterminé la part de bénéfice devant selon elle revenir à la société directement en fonction du bénéfice tiré des opéra­tions d’achat ou de vente réalisées sur le marché spot. Elle n’a procédé à aucune comparaison entre la part de bénéfice ainsi susceptible d’être attribuée, notamment à titre de com­mission, à un intermédiaire indépendant, et celle résultant de l’application de la marge sur coûts attribuée à la société.

Plus précisément, la cour reprend à juste titre le raisonne­ment de la société en indiquant qu’à la lecture des contrats, les filiales américaines et luxembourgeoises demeurent décisionnaires finales sur le marché spot. Dès lors, la res­ponsabilité de la société sur ce marché n’apparait plus aussi importante que le service a tenté de le prétendre. Au cas présent, celui-ci n’apporte pas la preuve que la responsabilité dévolue à la société serait supérieure à celle d’un courtier indépendant.


L’oeil de la pratique

La décision de la CAA comme les conclusions du rapporteur public retiennent que l’administration cherchait à recourir à la méthode du partage de bénéfices sans démontrer que la rémunération de la société selon la méthode du coût majoré retenue par le groupe serait inférieure à celle d’un courtier indépendant. Par ailleurs, l’administration n’a pas davantage identifié le profit additionnel généré par la société à l’occasion des ventes sur le marché spot, compte tenu de l’ensemble des fonctions et risques assumés par la société par comparaison avec ceux d’un courtier indépendant. L’administration s’étant pourvue en cassation, on attendra désormais la décision du Conseil d’État.


 

Nd.A: Cet arrêt prend position sur la mise en œuvre des articles 209 B et 57 du CG! ; seul ce dernier fait l’objet des développements à suivre.

TA Montreuil, 14 janv. 2021, n » 1812789, Sté Engie, concl. C. Noël : FI 2-2021, n » 4, § 6, comm. A Glaize et M. Teissier.

Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales, § 1.42.

Ce développement semble par ailleurs cohérent avec les dernières décisions du juge sur le sujet (v. not. CE, 20 sept. 2022, n° 461639, SAP France Holding: Lebon T., et n° 461642, SAP France, concl. R. Victor: FI 4-2022, n° 4, § 2, comm. E. Lesprit et N. Aït-Hamadouche).

Principes OCDE, § 1.43 et 1.45.

Principes OCDE, § 2.130

C. civ., art. 1111.

BOI-BIC-BASE-80-10-10, 18 févr. 2014, § 190.

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Eric Lesprit

Eric a plus de 25 ans d’expérience en matière de fiscalité internationale, notamment en matière de prix de transfert. Il a exercé différentes responsabilités au sein de la Direction Générale […]

Daria Gavrilova

Daria a acquis de l’expérience dans le domaine des affaires internationales et du droit fiscal au cours de stages en France et en Russie. En tant que consultante pour Deloitte, […]