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Rendues à quelques mois d’intervalle, deux décisions viennent préciser les conditions dans lesquelles l’administration fiscale doit apprécier les taux d’intérêts consentis à l’occasion de prêts intragroupe. Même si elles sont de forces inégales, elles vont conduire les services de contrôle à revoir profondément leur approche de la « normalité » des taux d’intérêt retenus par les groupes.
La déduction des intérêts financiers à l’occasion d’opérations intra-groupes a toujours fait l’objet d’une attention particulière de la part des services de contrôle. La nature immatérielle de cette relation a conduit les administrations fiscales à redouter qu’elle laisse aux groupes la possibilité de réduire le montant de leur résultat imposable, voire à délocaliser une part de leur base taxable hors des pays dans lesquels ils développent leurs activités opérationnelles. Les travaux de l’OCDE dans le cadre du projet Beps ont notamment porté sur ce sujet, dans le cadre de l’action 4 visant à « limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et d’autres frais financiers » (cf. le rapport de l’OCDE rendu public en novembre 2015 et actualisé en 2016).
La France a également cherché sans cesse à adapter son arsenal de dispositions destinées à contrôler la déduction des intérêts financiers, en précisant la rédaction des dispositions de l’article 212 du CGI, comme le montrent les nombreux ajustements apportés au cours des années récentes. Son paragraphe I, en particulier (sa rédaction actuelle a été introduite par la loi de finances du 30 décembre 2005), est clairement conçu comme un dispositif anti-abus et permet à l’administration de plafonner le montant des intérêts financiers déduits du résultat fiscal de l’entreprise.
Deux décisions intéressantes sont venues préciser chacun des deux temps du raisonnement qui préside à l’appréciation de la normalité (au sens de leur conformité à une transaction identique réalisée avec un tiers) des intérêts payés au sein du groupe : la nature de la preuve à apporter, d’abord, l’appréciation des caractéristiques à retenir pour déterminer le taux d’intérêt, ensuite.
Le tribunal administratif de Montreuil a précisé la nature et l’étendue de la preuve incombant à la société pour justifier du taux d’intérêt retenu à l’occasion de ces transactions financières intra groupe (TA Montreuil 1re ch., 30-3-2017 n° 1506904, société BSA : RJF 8-9/17 n° 780). De son côté, le Conseil d’Etat, dans un considérant limpide, vient de détailler les conditions dans lesquelles doit être mesuré l’avantage dont bénéficie la filiale d’un groupe, du fait de son appartenance à ce dernier, lors de l’appréciation de la solvabilité de cette filiale à l’occasion de la détermination du taux d’intérêt (CE 9e-10e ch. 19-6-2017 n° 392543, Société Général Electric France : FR 31/17 inf. 1 p. 3).
La nature de la preuve est libre
Le tribunal administratif de Montreuil rappelle que l’administration n’est pas fondée à exiger de l’entreprise la production d’une offre de prêt contemporaine aux opérations pour justifier de la pertinence du taux d’intérêt pratiqué. Même si ce point ne fait pas systématiquement débat avec les services de contrôle, cette précision est intéressante, dès lors que certains services se refusent encore à examiner des éléments apportés par les groupes, y compris des documents faisant état de propositions de prêt—mentionnant le ou les taux qui seraient consentis par les établissements financiers—mais ne présentant pas le formalisme d’une offre de prêt, au motif que seule une telle offre de prêt serait un élément de preuve recevable.
Au demeurant, la doctrine administrative avait déjà clarifié ce point en indiquant que, « s’agissant d’un emprunt, la preuve sera considérée comme apportée si l’entreprise justifie, par exemple, d’une offre de prêt à la date à laquelle cet emprunt a été contracté ». Le doute était ainsi levé, l’offre de prêt constitue un élément parmi d’autres de nature à démontrer la normalité du taux retenu par le groupe (BOI-IS-BASE-35-20-10 n° 110).
Les sociétés peuvent démontrer la normalité du taux d’intérêt au moyen d’études, comme elles le feraient en matière de prix de transfert pour d’autres transactions
La lecture attentive des travaux parlementaires préparatoires à la loi 2005-1719 du 30 décembre 2005, ayant entraîné la modification de l’article 212,I du CGI, montre que le législateur s’est clairement « inspiré » des méthodes applicables en matière de prix de transfert, en faisant référence aux méthodes de l’OCDE (cf. Rapport AN n° 2568, Tome III, et Rapport Sén. n° 99, Tome III).
Le tribunal administratif de Montreuil, dans son jugement de mars 2017, retient cette même approche. Il accepte de prendre en considération les éléments apportés par la société au soutien de sa démonstration que les taux d’intérêts des prêts intragroupe étaient identiques à ceux que le groupe aurait pu obtenir d’établissements financiers indépendants dans des conditions analogues. En l’espèce, il s’agit de trois études, chacune d’entre elles venant justifier chacune des trois variables composant les taux retenus par le groupe, et les explications tenant à la situation de l’entreprise emprunteuse.
Tenant compte de ces éléments, la rédaction du jugement montre que le tribunal est entré dans l’approche classique de la charge de la preuve, puis a laissé place à la dialectique de la preuve.
L’article 212,I du CGI dispose que « les intérêts afférents aux sommes laissées ou mises à disposition d’une entreprise par une entreprise liée, directement ou indirectement, au sens du 12 de l’article 39, sont déductibles : a) dans la limite de ceux calculés d’après le taux prévu au premier alinéa du 3° du 1 du même article 39 ou, s’ils sont supérieurs, d’après le taux que cette entreprise emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues (…) ». Il revient ainsi clairement à la société vérifiée de justifier la normalité du taux d’intérêt retenu lors des transactions financières intragroupes. Il ne fait dès lors aucun doute que la charge de la preuve pèse sur le contribuable.
Or, dans un premier temps, le jugement relève que la société a produit des études destinées à expliquer en quoi le taux d’intérêt appliqué par le groupe était conforme au marché. Le tribunal énumère les éléments apportés, en détaille la nature comme l’intérêt pour cette justification et les analyse. Il confirme ainsi que la société s’est bien débarrassée du fardeau pesant initialement sur elle. Il retient en effet que des éléments ont été apportés, qu’ils sont utiles aux débats et qu’ils peuvent a priori être considérés comme techniquement solides pour expliquer la composition du taux choisi par le groupe.
Puis, dans un deuxième temps, le jugement ouvre le débat classique en matière de dialectique de la preuve. Les éléments apportés étant suffisamment sérieux, le tribunal cherche à savoir si l’administration les a discutés ou contestés, ou bien si elle a produit des informations montrant que la société emprunteuse aurait pu bénéficier de taux inférieurs. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce et le jugement considère donc que, à défaut d’avoir examiné les éléments présentés et de les avoir rejetés à l’issue d’une analyse critique, le service n’a pas justifié ses propositions de rectification. Les éléments apportés par la société étant recevables, le dispositif anti-abus ne trouve plus à s’appliquer et le plafond de déduction issu du taux de l’article 39,1-3 du CGI auquel renvoie l’article 212,I ne peut plus servir de référence au service.
Le soutien du groupe à une filiale ne peut être présumé, lors de l’appréciation de la solvabilité de la filiale en vue de déterminer le taux d’intérêt
L’appréciation du caractère normal du taux d’intérêts retenu dans les échanges financiers au sein du groupe, conduit à examiner un ensemble d’éléments. A titre d’exemple, dans l’affaire soumise au tribunal administratif de Montreuil sont mentionnés le lien entre taux fixe et taux variable, la prime d’annulation, la marge de crédit, la durée de l’emprunt. Dans son arrêt du 19 juin 2017, le Conseil d’Etat s’est penché sur l’un de ces éléments : le risque de crédit. La solvabilité de la société emprunteuse est naturellement un élément déterminant du prix à payer pour la mise à disposition des sommes puisque le prêteur assume un risque plus ou moins important selon la qualité de son emprunteur.
Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat, le vérificateur avait réintégré une part des intérêts versés, considérés excessifs dès lors que la prime de risque intégrée à ces derniers lui avait paru exagérée au regard de la capacité de remboursement de la société vérifiée, en dépit de la note pourtant attribuée par une agence de notation. Le Conseil d’Etat reconnaît bien qu’un indépendant aurait en effet tenu compte de « la capacité du débiteur à rembourser sa dette (…) jusqu’à l’échéance ». Il renvoie à un document qui pourrait être présenté aux vérificateurs dans le cadre de la mise en oeuvre des dispositions de l’article 212,I du CGI : les notations périodiques que les agences de notation attribuent aux sociétés. L’arrêt précise que ces notes sont le fruit d’une analyse de l’environnement de l’emprunteur (état de ses comptes, stabilité de sa politique financière à long terme, rentabilité et profitabilité de ses capitaux, les données moyennes du secteur, les liquidités de l’emprunteur, son positionnement concurrentiel, la qualité de ses salariés et de ses dirigeants).
Or, le service de contrôle avait considéré que, la société appartenant à un groupe (de taille internationale importante en l’espèce), sa capacité de remboursement ne devait pas être appréciée sur le fondement de sa seule capacité de remboursement mais devait également tenir compte du soutien que le groupe était en mesure de lui apporter au besoin. Le service avait ainsi modifié la note de la société emprunteuse, en vue de la bonifier en tenant compte de celle dont bénéficiait le groupe.
Le Conseil d’Etat vient rappeler que cette condition liée à l’appartenance à un groupe est naturellement à prendre en compte au cours de cette analyse de solvabilité. En revanche, soulignant que cette appréciation doit être réalisée comme le ferait un tiers indépendant de la société emprunteuse, il indique que le soutien susceptible d’être apporté par le groupe ne peut être présumé, sur la seule base de cette appartenance.
Le Conseil d’Etat renvoie ainsi à l’appréciation, retenue habituellement par l’administration, de la situation de la société comme si cette dernière était indépendante. Seule la formalisation d’un soutien, par la signature d’un contrat de cautionnement expressément mentionné par le Conseil d’Etat, pourrait être pris en compte, comme il le serait s’agissant d’un tiers. Il est au demeurant intéressant de noter que cette position est identique à celle recommandée par l’OCDE dans son rapport Beps sous les actions 8 à 10 (aligner le calcul des prix de transfert sur la valeur ajoutée).
De la sorte, comme le tribunal administratif de Montreuil, le Conseil d’Etat considère que la charge de la preuve porte sur l’administration si cette dernière souhaite s’écarter des éléments présentés par la société ; le service de contrôle ne peut pas modifier la note attribuée par une agence de notation indépendante à défaut d’élément permettant de démontrer que l’appartenance au groupe n’a pas été déjà prise en compte par la note attribuée à la société.
En conclusion
Ces deux décisions rappellent que, à l’occasion de l’appréciation de la normalité des intérêts financiers, la charge de la preuve pèse sur les services de contrôle lors de certaines étapes des échanges avec les sociétés vérifiées, et en tout cas pour contester les éléments présentés par ces dernières. Les vérificateurs devront désormais accepter de se placer sur le terrain de l’analyse technique et engager le débat sur la base des éléments apportés par les sociétés. Leur position pourra uniquement être fondée sur les éléments qu’ils auront recueillis, afin de permettre l’échange avec la société et le contrôle du juge au besoin.
La question subsidiaire de la contemporanéité des éléments apportés avec la mise en place des contrats donnant lieu au versement des intérêts semble également réglée, dès lors que les informations présentées par la société permettent bien d’apprécier les taux à la date de leur mise en place, quelle que soit la date de la réalisation de ces études, y compris postérieure et contemporaine de la vérification.