Par une décision inédite en matière d’IFI, le Tribunal judiciaire de Compiègne juge que la clause anti-abus, qui écarte certaines dettes dans l’évaluation des parts sociales, ne s’applique pas dès lors que la mise en balance de l’économie d’impôt réalisée avec d’autres avantages obtenus, ne permet pas de caractériser un objectif principalement fiscal.
Rappel
Les parts ou actions de sociétés et organismes (établis en France ou à l’étranger), sont imposables à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) pour la seule fraction de leur valeur représentative de biens ou droits immobiliers détenus directement ou indirectement par la société ou l’organisme.
Le redevable doit donc déterminer la valeur vénale de ces titres, en suivant les règles en vigueur en matière de mutation par décès, puis lui appliquer un coefficient de taxation correspondant au ratio immobilier de la société.
Des règles anti-abus font obstacle à ce que, dans le cadre de cette évaluation, soient prises en compte certaines dettes contractées, directement ou indirectement, par la société ou l’organisme notamment auprès du redevable et des personnes de son foyer fiscal ou de son groupe familial (CGI, art. 973, II).
Il ne doit ainsi pas être tenu compte des dettes contractées par la société :
- pour l’acquisition d’un actif imposable au redevable ou à un membre de son foyer fiscal qui contrôle, seul ou conjointement avec son foyer fiscal, la société ;
- auprès d’un redevable ou d’un membre de son foyer fiscal pour l’acquisition d’un actif imposable ou pour le financement de certaines dépenses afférentes à un tel actif ;
- auprès d’un membre du groupe familial du redevable (autre que son conjoint et ses enfants mineurs) pour l’acquisition d’un actif imposable ou pour certaines dépenses afférentes à un tel actif ;
- auprès d’une société contrôlée, directement ou par l’intermédiaire de plusieurs sociétés interposées, par le redevable ou un membre de son groupe familial pour l’acquisition d’un actif imposable ou pour le financement de certaines dépenses afférentes à un tel actif.
Toutefois, la clause anti-abus ne s’applique pas lorsque le contribuable démontre que le prêt n’a pas été contracté dans un objectif principalement fiscal, ou en cas de prêt contracté auprès d’un membre du groupe familial, lorsqu’il établit que le prêt a été conclu dans des conditions normales, notamment au regard du respect des échéances, du montant et du caractère effectif des remboursements (CGI, art. 973 II, al. 6 et 7).
L’histoire
Afin de réorganiser leur patrimoine familial, un couple a constitué deux SCI en 2019, dans la perspective de transmettre leurs biens à leurs enfants. En 2020 et 2021, l’une de ces SCI a ainsi acquis plusieurs immeubles appartenant à l’un des époux. Cette acquisition a été financée en partie par un emprunt bancaire et en partie par des apports en compte courant d’associés.
Ce n’est qu’en 2022 que le couple a procédé à une donation-partage au profit de leurs enfants.
Dans leurs déclarations d’IFI, les contribuables ont évalué la valeur de leurs parts sociales en tenant compte des dettes contractées à l’occasion de ces opérations.
L’administration fiscale, se fondant sur la clause anti-abus prévue à l’article 973, II du CGI, a remis en cause cette évaluation pour les années 2020 et 2021. Elle estime en effet que le couple ne démontre pas que les dettes souscrites l’ont été dans un objectif autre que principalement fiscal, celles-ci ayant pour effet de minorer l’assiette de l’IFI. Elle relève également que la donation-partage n’est intervenue qu’en juin 2022, soit plusieurs mois après les premiers échanges relatifs à la proposition de rectification adressée en mars 2022.
Dans ces conditions, l’Administration considère que les contribuables ne justifient ni du caractère patrimonial réel de l’opération, ni de l’absence d’objectif fiscal.
La décision du Tribunal judiciaire de Compiègne
Le Tribunal judiciaire de Compiègne rend une décision inédite en la matière et accueille la demande des contribuables.
S’appuyant sur la doctrine administrative, il rappelle que la notion d’« objectif principalement fiscal » visée par la clause anti-abus est plus large que celle de « but exclusivement fiscal » au sens de l’article L. 64 du LPF relatif à l’abus de droit (BOI-PAT-IFI-20-30-30 du 5 juin 2024, n° 230).
Le Tribunal souligne que, lorsque la dette contractée par la société poursuit plusieurs objectifs, l’appréciation du caractère principal de l’un d’eux relève d’une analyse factuelle tenant notamment compte du rapport entre, d’une part, l’économie d’impôt résultant de la minoration de l’assiette de l’IFI et, d’autre part, l’ensemble des gains ou avantages de toute nature attachés au montage. Il précise que cette mise en balance ne peut être strictement mathématique, au regard de la rédaction des textes applicables.
En l’espèce, le Tribunal retient que les opérations contestées s’inscrivent dans une stratégie patrimoniale d’ensemble visant à organiser la transmission du patrimoine des contribuables par la création de deux SCI et la mise en place d’une donation-partage. Son raisonnement se décompose en deux temps :
1. Une analyse globale du montage, au cours de laquelle il observe notamment que :
- l’acquisition des biens financée en partie par des apports en compte courant d’associés a été suivie d’une donation-partage ;
- la clause de sauvegarde de l’article 973, II, al. 6 du CGI n’impose pas d’apprécier l’objectif fiscal « dans une unité de temps », de sorte que le décalage entre la constitution des SCI (2019) et la donation-partage (2022) se justifie par plusieurs circonstances factuelles (état de santé d’un contribuable, crise sanitaire liée au Covid-19, modification de la structure de l’étude notariale, etc.) ;
- l’acte notarié retraçant l’ensemble des opérations atteste de leur cohérence : en tant qu’anciens agriculteurs, les contribuables disposaient d’un patrimoine essentiellement immobilier et souhaitaient dégager des liquidités pour leur retraite tout en équilibrant leur patrimoine en vue de sa transmission future.
2. Une analyse économique, au terme de laquelle le Tribunal constate que l’économie d’impôt réalisée apparaît marginale au regard de l’ensemble des opérations effectuées.
Le Tribunal en conclut que les contribuables apportent la preuve que l’objectif poursuivi n’était pas principalement fiscal. Dès lors, la clause anti-abus de l’article 973, II du CGI n’a pas vocation à s’appliquer en l’espèce.
