En avril 2009, dans ce même blog, le Pôle de prospective fiscale exposait l’intérêt que représente pour les entreprises européennes et internationales actives dans le commerce intra européen l’adoption d’une assiette commune consolidée d’imposition des sociétés dans l’Union européenne (cf. notre article du 15 avril 2009).
Après un long silence sur le sujet, motivé tant par les renouvellements du Parlement européen puis de la Commission européenne que par la situation économique et financière, le temps de la priorité au Marché unique est revenu dans les préoccupations des décideurs comme le montre la récente initiative du Commissaire au Marché intérieur, Michel Barnier, destinée à revigorer ce moteur de l’intégration économique et sociale en Europe.
Cet « Acte pour le Marché unique » 1 s’appuie sur le rapport que Mario Monti a adressé au Président Barroso qui indique que « la réalisation d’un marché unique approfondi et efficace est un facteur déterminant pour la performance macroéconomique globale de l’Union 2, tout en ajoutant que « s’il est moins populaire que jamais, il est pourtant plus nécessaire que jamais 3.
Cette ambition nouvelle au service « d’une économie sociale de marché hautement compétitive » avance des propositions dans 50 domaines jugés prioritaires pour leur pertinence au regard du marché unique. La Commission souhaite que « l’Acte pour le Marché unique » qui sera mis en débat dans toute l’Europe soit l’occasion d’ouvrir un large débat public (pendant quatre mois) sur la relance du Marché intérieur. A cette fin, cet Acte, traduit dans chacune de leur langue, sera adressé à tous les Parlementaires européens et nationaux, aux autorités régionales y compris des régions ultrapériphériques, ainsi qu’aux partenaires sociaux et aux acteurs économiques et sociaux et de la société civile.
Parmi ces cinquante domaines prioritaires figurent trois domaines où des initiatives fiscales sont avancées :
- Proposition n° 8 : La Commission adoptera en 2011 une proposition visant à réviser la directive sur la fiscalité de l’énergie, afin de mieux refléter les objectifs climatiques et énergétiques de l’UE dans le contexte fiscal en basant les taux minimaux de l’accise sur les émissions de dioxyde de carbone et sur le contenu énergétique.
- Proposition n° 19 : La Commission prendra des initiatives pour améliorer la coordination des politiques fiscales nationales, notamment par une proposition de directive visant à établir une assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS) en 2011.
- Proposition n° 20 : La Commission publiera une nouvelle stratégie sur la TVA en 2011, sur la base d’un livre vert opérant un réexamen en profondeur du système de TVA, prévu pour 2010.
Priorité est donc enfin reconnue à l’établissement d’une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (ACCIS). Le travail accompli depuis 2004 et la création à cette époque du groupe de travail ACCIS, lequel s’est réuni treize fois de 2004 à 2008, peut maintenant se traduire à l’initiative de la Commission en un projet de proposition de directive, lequel sera soumis à l’examen des Etats membres dans la perspective d’une décision à l’unanimité. C’est dire que pour importante qu’elle soit cette annonce est encore loin d’être décisive.
Le long cheminement vers une assiette commune consolidée d’imposition des sociétés
L’annonce récente par Algirdas Šemeta, Commissaire chargé de la fiscalité, qu’une proposition serait présentée le 16 mars prochain est venue confirmer le contenu de la réunion organisée en octobre dernier par les services de la Commission et invite à se pencher sur les détails de cette initiative tels que nous les connaissons.
L’architecture de l’ACCIS 4 telle qu’elle est décrite dans les trois documents de base 5 que le groupe de travail a examiné jusqu’en 2008 s’articule selon la séquence suivante :
- la définition de l’assiette commune : définition d’un corps de règles permettant de déterminer un résultat fiscal unique pour l’ensemble des activités exercées sur le territoire de l’UE par les entités d’un même groupe ;
- la consolidation : les résultats de toutes les entités du périmètre (principe dit du « all-in ou all-out » ou universalité du périmètre) sont agrégés pour déterminer le résultat d’ensemble, les transactions intragroupes étant éliminées ;
- le traitement des revenus de participations, des revenus de source étrangère et des autres revenus passifs : le principe retenu est l’exonération des participations financières importantes (>10%) – c’est-à-dire la neutralité à l’importation de capitaux (Capital Import Neutrality = CIN) – et l’imposition des revenus de portefeuille avec crédit d’impôt accordé pour l’impôt payé à la source -c’est-à-dire la neutralité à l’exportation de capitaux (Capital Export Neutrality = CEN). Un dispositif anti-abus fondé une clause de « switch over » faisant passer de l’exonération à l’imposition si le taux d’imposition des revenus étrangers participations financières importantes est inférieur à 40% du taux moyen d’imposition dans l’UE (+/- 9,5%) ;
- la répartition de l’assiette : une clé de répartition fondée sur trois facteurs : travail (salaires versés et nombre d’employés), capital (immobilisations corporelles) et ventes (à destination) afin de répartir l’assiette commune entre les entreprises de chaque Etat Membre appartenant au groupe ACCIS ;
- l’application du taux national d’imposition à cette quote-part : chaque EM conservant la liberté de fixer son propre taux d’imposition ;
- un guichet administratif unique assurant le fonctionnement administratif du système en s’appuyant sur les instruments de coopération administrative et d’échange d’informations disponibles.
Les derniers arbitrages techniques ?
Dans la perspective de finaliser le travail technique, la Commission a invité le 20 octobre dernier le groupe de travail élargi – c’est-à-dire réunissant non seulement les experts des administrations fiscales des 27 États membres mais aussi des représentants des milieux économiques (Business Europe, la Confédération fiscale européenne (CFE), la Fédération des experts comptables (FEE), la Confédération européenne des syndicats (CES), l’American Chamber of Commerce (AMCHAM EU) etc.) ainsi que des représentants des milieux académiques et universitaires – à se réunir. Deloitte Société d’Avocats était représenté par Michel Aujean.
Pour l’essentiel, la discussion a porté sur quatre documents de travail qui visaient expressément des sujets pour lesquels les discussions au cours de la période 2004-2008 n’avaient pas été totalement conclusives ou pour lesquels la réflexion n’était pas achevée :
- Les critères d’éligibilité des sociétés et la définition du groupe ACCIS ;
- Le traitement des restructurations d’entreprises dans l’ACCIS ;
- Les transactions et opérations entre le groupe ACCIS et les entités extérieures au groupe ;
- Les règles anti-abus dans l’ACCIS.
La nouvelle discussion s’est révélée être une initiative très utile, non seulement en faisant progresser la réflexion sur ces thèmes délicats mais aussi en tant que vérification de ce que les partenaires dans la discussion continuent de voir un intérêt fort à l’émergence d’une assiette commune et consolidée pour les besoins des activités transfrontières à l’intérieur de l’Union européenne. En particulier les représentants des entreprises ont montré l’intérêt renouvelé qu’ils portent à ce sujet et le soutien qu’ils apportent à l’initiative de la Commission.
Les critères d’éligibilité des sociétés et la définition du groupe ACCIS
Les critères d’éligibilité prévus sont au nombre de trois : détenir une participation directe ou indirecte de plus de 50% des droits de vote et disposer de plus de 75% des profits et avoir un droit à plus de 75% du capital. Bon nombre d’intervenants lors de la discussion ont indiqué leur préférence pour que les seuils soient identiques et si possible ramenés à 50%. Les règles d’entrée et de sortie pourraient être plus simples et respectivement rapportées au début et à la fin de l’année fiscale concernée. Le caractère optionnel de la participation à l’ACCIS semble devoir être maintenu même si un Etat membre a rappelé son opposition à cette idée.
Le traitement des restructurations d’entreprises dans l’ACCIS
Le document analyse tant les règles d’entrée dans un groupe ACCIS que les règles de sortie et à chaque fois il se préoccupe du traitement des pertes et du traitement des plus-values latentes. A cet égard, l’idée d’un cantonnement des pertes subies avant la consolidation est un choix qui tient compte des intérêts nationaux et semble acceptable. Ainsi, ces pertes restent attachées au système fiscal national dans le cadre duquel elles sont survenues et peuvent être imputées sur la partie de l’assiette fiscale consolidée attribuée à cet État membre. En revanche, le fait que les plus (ou moins) values latentes, lorsque des immobilisations sont vendues à une entité extérieure au groupe ACCIS dans les cinq années qui suivent leur entrée, ne soient pas intégrées à l’assiette fiscale consolidée ne fait pas l’unanimité : trop long pour les actifs à court terme, trop court pour les actifs immobiliers !
Les actifs incorporels générés en interne sont très difficiles à identifier et à évaluer, à moins qu’ils n’aient été enregistrés. Il est apparu raisonnable d’attribuer une part équitable des profits au membre du groupe qui a investi pour la création de ces valeurs incorporelles productives de revenus et qui détenait la propriété économique de ces actifs au moment où il a rejoint le groupe. Il est suggéré d’utiliser une variable de substitution pour estimer le profit attendu: les dépenses qu’un contribuable a supportées pour la recherche, le développement, la commercialisation et la publicité pendant les cinq ans qui précèdent son entrée dans le groupe seront ajoutées au facteur « immobilisations » du membre concerné pendant une période de cinq ans. Nombre d’intervenants ont souligné le risque que ces actifs ne soient pas complètement valorisés et qu’il soit difficile d’évaluer ces dépenses en l’absence de mécanisme de prix de transfert ! Concernant les réorganisations entre groupes ACCIS, la question de la répartition des pertes lorsque aucune présence ne subsiste dans le pays devra encore être clarifiée.
Les transactions et opérations entre le groupe ACCIS et les entités extérieures au groupe
Une partie substantielle des dispositions de l’ACCIS traite des relations/transactions entre le groupe et les entités extérieures, à travers la question de l’interaction entre les accords internationaux conclus par les États membres et les règles communes, les méthodes utilisées pour éviter la double imposition, le traitement des retenues effectuées sur les dividendes, les intérêts et les redevances dans l’État membre de la source, etc.
Du fait du principe de primauté du droit de l’UE, les règles communes primeront d’une façon générale les droits et obligations découlant des accords (bilatéraux ou multilatéraux) conclus entre les États membres. Un traitement différent est envisagé pour les accords conclus entre les États membres et des pays tiers avant l’entrée en vigueur de la directive : dans la mesure où ils contiennent des droits et des obligations différents de ceux prévus dans la directive, ces accords ne seront pas affectés, ce qui pourrait conduire à renégocier bon nombre d’accords. La discussion a conduit à la suggestion que lorsque le montant à imposer en vertu des règles OCDE diffère de celui résultant de l’ACCIS, cette dernière s’applique même s’il en résulte un montant d’impôt supérieur. Lorsque le montant imposable est moindre que celui résultant des règles OCDE le contribuable obtiendrait un crédit limité à la taxe qui a été effectivement payée.
Les règles anti-abus
Dans ses travaux la Commission a envisagé à la fois le besoin d’une règle anti-abus générale (RAAG) qui serait d’application dès lors qu’une transaction est effectuée dans le seul but d’éluder l’impôt et celui de règles particulières visant à empêcher l’érosion de l’assiette fiscale consolidée dans les relations du groupe avec le monde extérieur (par exemple la législation relative aux sociétés étrangères contrôlées (SEC), la non-déductibilité des revenus d’intérêts de source étrangère et la clause de « switch-over »).
La discussion a fait apparaître des positions assez opposées entre la plupart des représentants des entreprises qui ne voient pas l’utilité d’une RAAG tandis que les administrations souhaitent que cette disposition vise également les situations où les transactions sont effectuées « principalement » dans le but d’éluder l’impôt !
S’agissant des règles particulières, les services de la Commission envisagent des dispositifs dans les domaines suivants :
- Non-déductibilité des intérêts versés en direction d’un pays tiers à fiscalité privilégiée;
- Passage de l’exonération au crédit d’impôt (« switch-over ») pour les revenus de source étrangère ;
- Législation relative aux sociétés étrangères contrôlées (SEC) ;
- Suppression de l’exonération fiscale des participations en cas de cession d’actions ;
- Règles visant à éviter les doubles déductions dans les situations dites du «sandwich» ;
- Règles visant à éviter un pilotage du facteur « immobilisations ».
Quelles perspectives ?
Sur l’ensemble de ces sujets les services de la Commission en charge de la fiscalité ont maintenant terminé leur évaluation et un projet de proposition est soumis à la consultation des autres services avant de pouvoir prochainement adopté par le Collège des Commissaires. Ensuite, il appartiendra au Conseil des ministres de prendre position (à l’unanimité pour approuver cette proposition) en ayant recueilli notamment l’avis du Parlement européen, lequel s’est déjà ouvertement exprimé en faveur d’une telle initiative à plusieurs reprises.
C’est seulement si la proposition ne recueille pas l’unanimité que, à la demande d’au moins 9 Etats membres, la Commission peut proposer au Conseil de prendre une décision autorisant le recours à une coopération renforcée, après approbation du Parlement européen (voir article 20 du Traité sur l’Union européenne et articles 326 à 334 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Tous les membres du Conseil peuvent participer à ses délibérations, mais seuls les membres du Conseil représentant les États membres participant à une coopération renforcée prennent part au vote et dans ce cas, l’unanimité est constituée par les voix des seuls représentants des États membres participants.
A ce stade nul ne peut dire quels seront les Etats membres qui souhaiteront s’engager dans la voie d’une assiette commune consolidée d’imposition des sociétés. Toutefois, le sujet vient de trouver des échos nouveaux tant dans la discussion d’un éventuel « Pacte de compétitivité » suggéré par la France et l’Allemagne et dans lequel la question de la fiscalité commence à susciter des débats, que dans le rapport que la Cour des Comptes vient de présenter en réponse à la demande du Président de la République de dresser un état des lieux comparé des systèmes fiscaux français et allemand. En effet, l’une des orientations retenues par la Cour pour la suite des travaux entre la France et l’Allemagne est justement : « d’achever entre les administrations, l’approfondissement technique en matière d’assiette de l’impôt sur les sociétés, dans la perspective d’une harmonisation progressive ». Nul doute qu’une coopération étroite entre nos deux pays apporterait un soutien considérable à l’idée d’assiette commune et pourrait exercer de puissants effets d’entrainement sur bon nombre des Etats membres qui ont participé activement aux travaux communautaires. Espérons que les perspectives ainsi ouvertes conduiront à une solution qui tout en renforçant l’intégration dans une économie sociale de marché assurera également le regain de la compétitivité internationale des entreprises.