La Cour de cassation poursuit l’édification de sa jurisprudence relative aux prérogatives de l’usufruitier des titres sociaux. Après s’être vu dénié la qualité d’associé début 2022, il peut désormais contester toute décision collective ayant une incidence directe sur son usufruit alors même que les statuts stipuleraient le contraire.
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 juillet 2024 valide la capacité des usufruitiers des titres sociaux à contester une augmentation de capital en raison de l’impact de l’opération sur leur usufruit.
En l’espèce, les associés d’une SCI avaient décidé lors d’assemblées générales de distribuer des dividendes significatifs et d’augmenter le capital de la société en suivant. Les usufruitiers de parts sociales ont contesté ces décisions collectives arguant qu’elles portaient atteinte à leur droit de jouissance, ce que rejetaient les associés nus-propriétaires dans la mesure où les statuts eux-mêmes excluaient la possibilité pour les usufruitiers de contester toute décision collective.
La notion de démembrement discutée …
Pour rappel, le démembrement de propriété se traduit par le fractionnement du droit de propriété en deux parties distinctes : la nue-propriété et l’usufruit. L’usufruitier bénéficie du droit de jouissance, garanti par l’article 578 du Code civil comme le droit de jouir du bien comme le propriétaire lui-même, à charge d’en préserver sa substance. Cela signifie que l’usufruitier peut utiliser le bien et en percevoir les revenus générés par celui-ci, sans pour autant altérer l’intégrité du bien. Le nu-propriétaire conserve le droit de disposition du bien sans en percevoir les revenus.
Traditionnellement, l’usufruit est décrit comme un segment du droit de propriété englobant l’usus et le fructus, tandis que l’abusus reste réservé au nu-propriétaire. Cependant, une nouvelle approche émerge, à l’instar d’une certaine doctrine, soutenant que l’usufruit ne correspond pas à une division du droit de propriété, mais constitue plutôt un droit réel qui grève la chose d’autrui. Ainsi, le nu-propriétaire ne perd pas une partie de ses droits liés à la propriété, mais demeure le propriétaire exclusif du bien, sur lequel un usufruit est grevé.
Le démembrement des titres sociaux dans le droit positif
Jusqu’à la loi du 19 juillet 2019, la nature des droits démembrés sur les titres sociaux n’était définie qu’au travers d’une jurisprudence de la chambre commerciale issue de l’arrêt « de Gast » du 4 janvier 1994 lequel concluait, nonobstant les clauses statutaires, que le nu-propriétaire était associé et ne pouvait donc pas être privé du droit de vote.
Désormais, la loi a consacré le droit tant de l’usufruitier que du nu-propriétaire à participer aux décisions collectives. À ce titre, ils sont tous deux convoqués aux assemblées et destinataires de la documentation juridique et sociale. Toutefois, les statuts peuvent encadrer librement la répartition de l’exercice du droit de vote à la condition que l’usufruitier conserve le droit de vote sur l’affectation des bénéfices.
En revanche, la loi étant muette sur le titulaire de la qualité d’associé, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, qui reprend l’avis de la chambre commerciale du 1er décembre 2021, a affirmé le 16 février 2022 (Cour de cassation n° 20-15.164, 3e chambre commerciale, 16 février 2022) que seul le nu-propriétaire est titulaire de la qualité d’associé à l’exclusion de l’usufruitier. Toutefois, même en l’absence de qualité d’associé qui revient au nu-propriétaire des titres sociaux, l’usufruitier a encore le droit de jouir des titres « comme le propriétaire lui-même » selon l’article 578 du Code civil. Les prérogatives qui en découlent consistent à avoir, outre le droit de vote sur l’affectation des résultats, la capacité de « provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance ».
Certains auteurs voient dans cette jurisprudence émergente une consécration de la nouvelle approche que nous évoquons ci-dessus consacrant la « fin » du démembrement de propriété puisque seul nu-propriétaire est propriétaire des titres sociaux et donc seul titulaire de la qualité d’associé.
Le droit d’usufruit ne ferait pas partie des droits sociaux. C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu la Cour de cassation (Cour de Cassation n° 20-18.884, chambre commerciale, 30 novembre 2022) en matière de droit d’enregistrement estimant que la cession d’usufruit n’est soumise qu’au droit fixe de 125 € des actes innomés et non aux droits proportionnels qui sanctionnent la cession de droits sociaux.
Aussi, les prérogatives de l’usufruitier doivent se limiter à celles ayant une « incidence directe » sur la jouissance des titres sociaux, notion mise en avant par les juges mais dont le contenu, non défini, soulève déjà de nombreuses interrogations.
Vers un droit d’ordre public de l’usufruitier à sécuriser son droit de jouissance
Dans son arrêt du 11 juillet 2024, la Cour de cassation poursuit l’édification de sa jurisprudence en dessinant le contours pratique des droits de l’usufruitier.
En l’espèce, la cour d’appel avait rejeté la demande d’annulation de la décision d’augmentation de capital aux motifs que les clauses statutaires énonçaient que les usufruitiers étaient irrecevables à contester toute décision collective quelle que soit sa forme. Aussi, la Cour de cassation sanctionne l’analyse des juges du fond qui se sont fondés sur une clause statutaire sans rechercher si les décisions collectives litigieuses « étaient susceptibles d’avoir une incidence sur leur droit de jouissance. »
Ainsi, le droit de provoquer une décision collective consacré en 2022 a été complété par le « droit de contester une décision collective » ouvrant un champ d’action de l’usufruitier bien plus large dans la mesure où même en l’absence du droit de vote celui-ci pourra contester la décision que ne lui serait pas favorable au motif que celle-ci aurait une incidence directe sur son droit de jouissance.
L’usufruitier acquiert ici une indéniable puissance dans la mesure où cet arrêt écarte la clause statutaire qui tente d’encadrer le droit de contestation de l’usufruitier dont le fondement se situe à l’article 578 du Code civil et qui ne semble pas pouvoir être limité par une convention issue du droit des sociétés, ouvrant une interrogation sur son caractère d’ordre public. Sous réserve de la démonstration de l’incidence directe sur la jouissance du bien, le pouvoir de l’usufruitier ne connaitrait donc de limite que dans le devoir de maintenir la substance des biens grevés de son usufruit.
Alors que la privation de la qualité d’associé semblait venir restreindre les droits de l’usufruitier qui se voyait dépourvu de droits sociaux, cette décision vient renforcer l’exercice de son droit de jouissance qui lui permettra d’agir contre toute décision y portant atteinte. Nous relevons ici l’émergence d’un droit d’ordre public de l’usufruitier puisqu’il semble ne pas pouvoir être contraint par convention.
Cette jurisprudence, dont il conviendra d’être attentif aux suites doit être mise en perspective avec la répartition conventionnelle des prérogatives entre usufruitier et nu-propriétaire notamment lorsque celle-ci est contrainte par le dispositif fiscal du « pacte Dutreil ». La limitation des droits de vote de l’usufruitier qui y est imposée pourrait être contredite par le droit de l’usufruitier de contester les décisions adoptées par le nu-propriétaire. Charge aux praticiens d’attirer l’attention des clients sur le sujet et d’apporter un conseil pour une gouvernance adaptée à la situation.