Abus de droit : Recours au principe général en dehors du cadre de la procédure de l’article L. 64 du LPF

Dans le cadre d’un contentieux relatif à une demande de restitution de CIR, le Conseil d’État juge que l’Administration peut, dès lors que le litige n’entre pas dans le champ de l’article L. 64 du LPF, recourir au principe général de fraude à la loi pour écarter comme ne lui étant pas opposables des actes fictifs ou qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales de l’intéressé.

L’histoire

Au sein d’une intégration fiscale, une société membre, agréée au sens de l’article 244 quater B II d) bis du CGI, avait sous-traité des travaux de R&D à deux autres filiales membres non agréées. La société mère intégrante a ensuite demandé à l’administration fiscale le remboursement des créances de CIR constituées par ses 2 filiales non agréées.

L’Administration a considéré que les sommes perçues par les 2 sociétés non agréées devaient être déduites de l’assiette de leur CIR respectif, estimant que seul le donneur d’ordre (le client tiers) pouvait bénéficier du CIR sur les travaux réalisés, conformément à l’article 244 quater B III du CGI. Elle refuse par conséquent la restitution des créances de CIR.

Si cette analyse est, dans un 1er temps, validée par les juges du fond, elle est censurée par le Conseil d’État, qui rappelle qu’en l’état du droit applicable au litige, aucune disposition de l’article 244 quater B du CGI n’interdit à une entreprise de bénéficier du CIR au titre d’opérations de recherche effectuées pour le compte d’un organisme privé agréé, sauf caractérisation d’un montage constitutif d’une fraude à la loi.

Lors du renvoi de l’affaire devant la CAA de Paris, l’Administration demande par voie de substitution de base légale, que le refus de restitution de la créance soit fondé sur le principe général du droit à la répression des abus de droit (sur la base de la jurisprudence Janfin, CE, 27 septembre 2006, n°260050). Le dispositif de sous-traitance en cascade conduit à ce qu’une même dépense de recherche soit prise en compte 2 fois (i.e. au niveau du donneur d’ordre et au niveau du sous-traitant non agréé de 2e niveau) et augmente d’autant la dépense fiscale de l’État, ce qui est contraire aux objectifs poursuivis par le législateur, surtout qu’au cas présent, les 3 sociétés appartenaient au même groupe d’intégration fiscale.

La CAA ayant suivi ce raisonnement, la société tête de groupe se pourvoit contre cette décision et soulève la question de la conformité de l’article L. 64 du LPF aux droits et libertés garantis par la Constitution.

La décision

Après avoir rappelé que la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du LPF ne s’applique qu’en cas de rectification notifiée par l’Administration (non le cas en l’espèce), le Conseil d’État reprend littéralement le considérant de sa décision Janfin reconnaissant un principe général de répression des abus de droit, auquel l’administration fiscale peut recourir dès lors que le litige n’entre justement pas dans le champ d’application de l’article L. 64 du LPF.

Il juge en outre que la différence de traitement résultant de ces 2 situations :

  1. l’application de la procédure de répression des abus de droit de l’article L. 64 du LPF par laquelle le contribuable bénéficie de l’application de garanties spécifiques telle que la possibilité de saisir le CADF ; et
  2. l’application de la procédure générale de répression des abus de droit par laquelle le contribuable ne bénéficie pas des garanties spécifiques prévues dans le cadre de l’article L. 64 du LPF.

est en rapport direct avec l’objet des normes en cause, puisque celles-ci régissent des situations différentes et sont susceptibles d’emporter des conséquences différentes (cf. notamment pénalités de 80% applicables dans le cadre de l’article L. 64 du LPF).

Le Conseil d’État refuse par conséquent la transmission au Conseil Constitutionnel de la QPC fondée sur la rupture du principe d’égalité devant les charges publiques.

On rappellera que depuis l’époque des faits, le législateur a modifié l’article 244 quater B du CGI (LF 2020), en écartant désormais du bénéfice du CIR chez le donneur d’ordre les travaux de R&D non réalisés directement par l’organisme agréé (hormis si ces travaux sont confiés à des sous-traitants de 2nd rang eux-mêmes agréés).

L’avis du praticien : Christophe Le Bon 

Le Conseil d’État réitère le principe selon lequel l’Administration est tenue d’appliquer la procédure de l’abus de droit pour remettre en cause des actes de droit privé, mais précise que cette obligation ne s’applique pas si le litige n’entre pas dans le champ de l’art. L. 64 du LPF.

Ceci n’est pas nouveau. En revanche, la nouveauté tient à ce que le Conseil d’État considère que :

  1. L’Administration n’a pas à appliquer la procédure de l’abus de droit lorsque la remise en cause de l’acte de droit privé n’est pas proposée dans le cadre d’une rectification initiée par l’Administration (au cas présent, le litige résultait d’une réclamation présentée par la société) ; selon le Conseil d’État, seules les rectifications initiées par l’administration fiscale entrent dans le champ de l’article L. 64 du LPF ;
  2. Le fait qu’il existe une différence de traitement entre les situations dans lesquelles l’Administration est tenue d’appliquer la procédure de l’abus de droit (signature obligatoire du supérieur hiérarchique, recours au comité de l’abus de droit) et les situations dans lesquelles l’administration n’est pas tenue de respecter cette procédure n’est pas constitutif d’une rupture d’égalité au sens constitutionnel.

En pratique, cela semble faire échec à toute possibilité de contester la constitutionnalité de dispositions permettant à l’Administration d’écarter un acte ou une situation juridique sans recours à l’abus de droit, par exemple dans le cas de remise en cause d’entités interposées sur la base des règles MLI.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]