Action ut singuli : la désignation d’un mandataire ad hoc en cas de conflit d’intérêt entre la société et son dirigeant est désormais nécessaire

La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 novembre 2022, apporte une précision utile quant aux conditions d’exercice de l’action sociale nommée action « ut singuli ». Désormais, en cas de conflit d’intérêts entre la société et son dirigeant, la désignation d’un mandataire ad hoc sera obligatoire pour que la société soit valablement représentée. Dans le cas où sa désignation n’aurait pas été requise par l’une des parties à l’instance, le tribunal devra le désigner d’office. 

Les procédures permettant d’intenter une action sociale

Pour intenter une action sociale permettant d’obtenir une réparation du préjudice subi par une société, il est nécessaire de bien distinguer l’action dite « ut singuli » de l’action dite « ut universi ».

  • L’action dite « ut singuli » permet à un associé de poursuivre les dirigeants de la société pour le compte de la société qu’ils dirigent, dès lors que cette dernière a subi un préjudice. L’action « ut singuli» a donc pour objet d’obtenir la réparation du préjudice que les dirigeants ont causé à la société elle-même, à laquelle, le cas échéant, des dommages-intérêts peuvent être alloués.
  • L’action dite « ut universi », quant à elle, consiste à ce que les dirigeants poursuivent une action en réparation du préjudice subi par la société. Ce qui n’est pas réaliste si ce sont ces mêmes dirigeants qui sont à l’origine du préjudice. Sans doute, la société agit d’elle-même en droit, mais la mise en œuvre de l’action en responsabilité suppose que le représentant (dirigeant) de la société agisse. Ce n’est donc qu’à l’encontre d’anciens dirigeants (par les nouveaux dirigeants) ou par les dirigeants majoritaires contre les minoritaires, que cette action est engagée.

Les conditions d’indemnisation d’une société dans le cadre d’une action « ut singuli »

L’objet de l’une et l’autre de ces actions est l’indemnisation de la société, personne morale, mais en aucun cas la remise en cause (par exemple  l’annulation) d’un acte passé par un dirigeant.

Pour que l’action « ut singuli » soit valablement exercée, trois conditions doivent être respectées :

 

  1. Elle peut être exercée par un associé agissant individuellement, quelle que soit la fraction du capital qu’il représente ou par un groupe d’associé, sous réserve de détenir un pourcentage de capital, fixé par les textes selon chaque forme sociale (par exemple, 5 % du capital social dans les SA, avec un barème dégressif au-delà de 750 000 € de capital social ; R225-169 du Code de commerce).
  2. Elle doit présenter un caractère subsidiaire : un associé ne peut l’exercer qu’en cas de carence des organes sociaux, cela peut être le cas lors d’un conflit d’intérêt, de situation de blocage résultant du conflit existant entre deux représentants légaux de la société ou lorsque le représentant légal a agi, mais de manière manifestement insuffisante pour obtenir réparation de la totalité du préjudice subi par la société.
  3. Le tribunal ne peut statuer sur l’action « ut singuli » que si la société a été mise en cause par l’intermédiaire de ses représentants légaux.

 

Dans l’affaire en cause, c’est cette dernière condition qui a été précisée par la Cour de cassation. Le droit des sociétés prévoit que le tribunal saisi peut désigner un mandataire ad hoc pour représenter la société à l’instance lorsqu’il existe un conflit d’intérêts entre celle-ci et ses représentants légaux mais il s’agissait, selon les textes règlementaires, uniquement d’une faculté offerte aux tribunaux (Articles R. 225-170 et R 223-32 du Code de commerce.)

La question de la désignation du mandataire

Jusqu’alors, les juridictions saisies dans les circonstances d’un conflit d’intérêt entre le représentant, le dirigeant qui agit au nom de la société et la société, jugeaient ne pas être valablement saisies si la société ne procédait pas à la désignation d’un mandataire ad hoc.

C’est cette solution, classiquement suivie par les premiers juges en l’espèce, que la Cour de cassation a décidé d’abandonner. Elle casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel de Douai (11 juin 2020) (chambre 2, section 1), qui avait rejeté la fin de non-recevoir opposée par la défenderesse au motif que :

« L’action sociale exercée par un associé n’est recevable que si la société est régulièrement représentée dans l’instance et, lorsqu’il existe un conflit d’intérêts entre la société et son représentant légal, la société ne peut être régulièrement représentée que par un mandataire ad hoc, qu’il appartient au juge de désigner à la demande de l’associé ou du représentant légal ou, le cas échéant, d’office. »

Pratiquement, dans le cas où la désignation du mandataire ad hoc n’a pas été demandée par une partie à l’instance, tout tribunal devra nommer un mandataire ad hoc, à la condition toutefois qu’il relève et caractérise l’existence d’un conflit d’intérêt entre la société et son dirigeant.

Administrateur provisoire et mandataire ad hoc : des régimes juridiques distincts 

A la différence de l’administrateur provisoire, la désignation d’un mandataire ad hoc n’aura pas d’effet de substitution sur les dirigeants en place, qui conservent l’ensemble de leurs prérogatives et pouvoirs. Le mandataire ad hoc est désigné pour une mission ponctuelle et exceptionnelle, tandis que l’administrateur provisoire a pour mission d’administrer la société en lieu et place du dirigeant.

La distinction est importante, car le régime juridique de désignation n’est pas le même.

Au cas d’espèce, il ne s’agissait que d’une seule mission de représentation de la société en justice, ce qui constitue bien une mission ponctuelle et exceptionnelle.

Dans les faits, la situation de conflit d’intérêt était ici fondée sur le fait que la gérante avait dissimulé l’information selon laquelle l’immeuble exploité par sa société était à vendre. Cette gérante s’étant également portée elle-même acquéreur de l’immeuble par le biais d’une SCI, cela constituait une réticence dolosive et un manquement au devoir de loyauté à l’égard de la société engageant sa responsabilité. La gérante était alors assignée, à titre personnel et en tant que représentant légal de la société.

La validité de la représentation de la société supposait donc un mandataire ad hoc afin de purger la situation de conflit d’intérêt, mandataire que le juge doit désigner au besoin d’office, si les parties ne l’ont pas fait ni ne l’ont demandé. C’est là une nouvelle solution, pragmatique, qui favorisera la défense de l’intérêt des sociétés.

Photo d'Arnaud Raynouard
Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]

Maëva Tardivel

Maëva a rejoint Deloitte Legal en 2021 et travaille en tant qu’avocat dans le département Corporate M&A. Elle conseille principalement en droit des sociétés et réorganisations juridiques en France et […]