Distribution des dividendes prélevés sur les comptes de report à nouveau et de réserves hors AGOA

Série de décisions importantes

Toutes les sociétés commerciales ont la possibilité de distribuer des dividendes aux associés. En principe, cette distribution doit être précédée de l’approbation des comptes par l’assemblée générale qui affecte le bénéfice distribuable et qui va ensuite approuver également la distribution. Mais qu’en est-il des distributions de réserves en dehors de l’Assemblée Générale Ordinaire d’Approbation des comptes (AGOA) ?

Par deux séries de décisions récentes, la jurisprudence est venue se positionner sur la question.  

La pratique couramment admise en matière de distributions

Pour rappel, le code de commerce prévoit deux dispositions en matière de distribution du bénéfice, applicables à la distribution des « autres réserves », ou « réserves libres ».

L’article L. 232-11 :

Le bénéfice distribuable est constitué par le bénéfice de l’exercice, diminué des pertes antérieures, ainsi que des sommes à porter en réserve en application de la loi ou des statuts, et augmenté du report bénéficiaire.

En outre, l’assemblée générale peut décider la mise en distribution de sommes prélevées sur les réserves dont elle a la disposition. En ce cas, la décision indique expressément les postes de réserve sur lesquels les prélèvements sont effectués. Toutefois, les dividendes sont prélevés par priorité sur le bénéfice distribuable de l’exercice.

Et l’article L. 232-12 :

Après approbation des comptes annuels et constatation de l’existence de sommes distribuables, l’assemblée générale détermine la part attribuée aux associés sous forme de dividendes. Toutefois, lorsqu’un bilan établi au cours ou à la fin de l’exercice et certifié par un commissaire aux comptes fait apparaître que la société, depuis la clôture de l’exercice précédent, […] a réalisé un bénéfice, il peut être distribué des acomptes sur dividendes avant l’approbation des comptes de l’exercice. […] Tout dividende distribué en violation des règles ci-dessus énoncées est un dividende fictif.

Deux positions peuvent être retenues de la combinaison de ces deux articles.

Une position stricte qui vise à retenir que seule l’assemblée générale d’approbation des comptes (AGOA) peut procéder à la distribution de sommes prélevées sur les réserves.
Il est en revanche indiscutable que l’AGOA doit se prononcer sur (i) le constat d’un bénéfice distribuable et (ii) l’affectation des sommes distribuables en dividendes, en report à nouveau ou en réserves libres.

Une position libérale qui vise à retenir que toute assemblée générale peut procéder à la distribution de sommes prélevées sur les réserves.

La CNCC, l’ANSA et la majorité de la doctrine s’étaient prononcées en faveur de l’interprétation libérale, et de nombreuses sociétés pratiquaient les distributions exceptionnelles de réserves en cours d’exercice.

En effet, puisqu’aucune disposition légale ou règlementaire ne l’interdit, il est possible de considérer que n’importe quelle assemblée ordinaire pourrait décider de distribuer les réserves. La même logique pourrait également s’appliquer pour les distributions de report à nouveau et primes.

Une première levée des incertitudes

En 2022, le tribunal de commerce de Paris a toutefois jugé qu’il ne peut « sérieusement être soutenu » que ces dispositions permettraient aux sociétés, en l’absence de dispositions contraires, de procéder librement à des distributions de sommes prélevées sur les réserves ou sur le report à nouveau décidé en dehors de l’AGOA (T. com. Paris, 16e ch., 23 septembre 2022, n°J2021000542). En d’autres termes, la décision de distribuer les réserves ne peut être prise qu’au cours de l’assemblée générale d’approbation des comptes. Le jugement conclut ainsi qu’une distribution de réserves hors AGOA constitue une distribution de « dividendes fictifs », donc d’une distribution interdite.

Cette décision a suscité une certaine inquiétude parmi les professionnels, tant celle-ci était contraire à la pratique de place. Finalement, la Cour d’appel de Paris est venue infirmer ce jugement avec un arrêt très attendu du 30 janvier dernier (CA Paris, pôle 5, ch. 9, 30 janvier 2025, n° 22/17478). Après avoir retenu que le report à nouveau bénéficiaire et les réserves font partie du bénéfice distribuable, elle considère qu’en l’absence de disposition légale ou réglementaire contraire, rien n’interdit de décider une distribution exceptionnelle de dividendes prélevés sur les comptes de report à nouveau et réserves libres en dehors de l’AGOA. Par conséquent, ne peut être qualifiée de « distribution de dividendes fictifs » la distribution hors AGOA.

La délicate question de la distribution du report à nouveau

La distribution, à tout moment, du report à nouveau semble cependant être une question plus délicate, que la Cour de cassation est venue traiter à part le 12 février dernier au cours d’une autre affaire, adoptant une solution qui contredit partiellement la CA de Paris (Cass. com. 12 février 2025, n°23-11410) .

Pour rappel, le report à nouveau représente une partie des bénéfices que les associés ou l’assemblée décide de laisser en instance d’affectation jusqu’à la prochaine décision collective ou assemblée annuelle. L’année suivante, le report à nouveau est rattaché aux bénéfices de l’exercice et contribue à la détermination du bénéfice distribuable. Initialement, la pratique du report à nouveau est née afin de reporter des sommes d’un faible montant, afin qu’elles gonflent le bénéfice de l’année suivante, ce qui facilite alors leur distribution.

L’arrêt de la CA de Paris visait, dans le contexte d’une autre affaire, les sommes distribuées, par une assemblée autre que celle approuvant les comptes, prises sur les « autres réserves » ou « réserves libres » et le report à nouveau. Pour justifier sa position, elle retenait qu’« il est largement admis que le report à nouveau bénéficiaire s’apparente à une réserve et peut, à cet égard, être distribué sur décision collective des associés ».

Sur ce dernier point, la solution de la chambre commerciale du 12 février est en contradiction frontale avec la motivation des juges d’appel. La Cour régulatrice retient en effet qu’il résulte des articles L. 232-11 et L. 232-12, « lesquels sont impératifs » que « le report bénéficiaire d’un exercice est inclus dans le bénéfice distribuable de l’exercice suivant » et que, par voie de conséquence, « seule l’assemblée approuvant les comptes de cet exercice pourra décider son affectation et, le cas échéant, sa distribution ». Encourt donc la nullité la délibération d’une assemblée générale autre que celle approuvant les comptes de l’exercice et décidant la distribution d’un dividende prélevé sur le report à nouveau bénéficiaire d’un exercice précédent.

La lecture de l’arrêt de la Chambre commerciale indique, fondant sa décision sur les seuls premiers alinéa des textes précités, qu’elle ne vise que le seul bénéfice distribuable de l’exercice et le report à nouveau, sans interdire les distributions exceptionnelles de réserves hors AGOA. Une distribution exceptionnelle de réserves demeure donc possible, mais pourra uniquement être prélevée sur un compte de réserves ou de primes (et non sur le report à nouveau bénéficiaire d’un exercice précédent).

In fine, l’arrêt ne remet pas en cause l’analyse du droit positif :

  • Distribution du bénéfice de l’exercice et RAN bénéficiaire : AG approuvant les comptes et cette même AG a seule la compétence pour en décider l’affectation et la distribution (art. L. 232-11, al. 1er + L. 232-12, al. 1er) ;
  • Distribution des réserves libres : possible au moyen d’une décision collective des associés (art. L. 232-11, al. 2).
  • Distribution du RAN bénéficiaire : hors AGOA, le RAN demeure distribuable à certaines conditions prévues par les modalités d’un acompte sur dividendes.

Cet arrêt de la Cour de cassation révèle un possible débat doctrinal, indiquant qu’il est étrange de traiter un RAN bénéficiaire, qui est comptablement une réserve déjà constaté et inscrite au bilan, comme un bénéfice qui n’existe pas encore, avant l’AG approuvant les comptes. Raison pour laquelle, en comptabilité, on assimile réserves libres et RAN bénéficiaire (cf. Mémento comptable 2025).

Cette observation financière fragilise l’interprétation faite par la Chambre commerciale, laquelle se déduit des textes : interprétant l’exigence de l’art. L. 232-12 al 1er comme imposant que la décision d’affectation et de distribution soient exclusivement prises avec l’AG approuvant les comptes : RAN bénéficiaire et réserves libres sont des sommes en réserves, déjà affectées comme telle. En effet, le RAN bénéficiaire est un bénéfice qualifié ainsi lors de l’approbation des comptes, que les associés décident de laisser en instance d’affectation, donc mises « en réserves » en « report à nouveau ».

Photo d'Arnaud Raynouard
Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]

Maéva Koné

Apprenti au Comité Scientifique Juridique de Deloitte depuis septembre 2024.