Droits du conjoint survivant : l’imputation en valeur des libéralités reçues est consacrée

Le conjoint survivant bénéficie d’une double vocation successorale : conventionnelle, par ce que le défunt lui a offert ; et légale, par ce que la loi lui réserve. Si l’article 758-6 du code civil prévoit l’imputation des droits conventionnels sur les droits légaux, la méthode de mise en application demeurait débattue ; le 17 janvier dernier, la Cour de cassation est venue clore la controverse doctrinale.

Le conjoint survivant est un héritier légal de l’époux prédécédé disposant ainsi de droits dans la succession de ce dernier, y compris en l’absence de libéralité entre époux.

Lorsque le de cujus laisse des descendants issus de l’union ayant existé avec le conjoint survivant, l’article 757 du code civil ouvre le choix d’opter entre l’usufruit de la totalité des biens de la succession ou le quart de la succession en pleine-propriété. Si, en revanche, les enfants du défunt ne sont pas issus du même lit, alors le conjoint survivant n’aura aucune option : ses droits légaux sont du quart en pleine-propriété.

Outre cette vocation légale qui demeure dépendante de ce qui reste dans le patrimoine du défunt, les conjoints peuvent se consentir des libéralités. Lorsque le conjoint survivant a été gratifié, il bénéficie d’une quotité disponible dite spéciale plus importante que la quotité disponible (légale) dite ordinaire. En présence de descendants, l’article 1094-1 du code civil établit la limite de quotité disponible ordinaire en permettant au conjoint survivant de choisir entre la quotité disponible ordinaire, le quart en pleine-propriété et trois-quarts en usufruit, ou la totalité en usufruit.

Rétrospective : l’émergence des droits légaux du conjoint survivant

Le 3 décembre 2001, le législateur exprimait sa volonté de mieux traiter le conjoint survivant en lui reconnaissant une vocation légale au travers des articles de la loi n° 2001-1135.

Cette volonté, pourtant louable manquait malheureusement de clairvoyance : le texte fit apparaître une nouvelle difficulté consistant à l’articulation de ces droits légaux avec les libéralités consenties par le conjoint prédécédé.

Une première question, vite résolue, concernait le fait de savoir si le conjoint successible pouvait bénéficier du cumul des vocations, libéralités et droits légaux. La doctrine soutenait la théorie du cumul ; la Cour de cassation validait cette position dans un avis de 2006 (Cour de cassation, pourvoi n° 06-00.00925, septembre 2006).

Mais l’admission du cumul des vocations soulevait alors une seconde interrogation concernant le montant maximum de droits auquel le conjoint pouvait prétendre par cumul dans la succession.

En théorie, la question du montant maximum des droits successoraux devait trouver une solution simple grâce à loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 qui réintroduisait à cet effet l’ancien article 767, al. 6 du code civil dans le nouvel article 758-6. Ainsi, cette loi introduisait une règle d’imputation des libéralités en prévoyant que « les libéralités reçues du défunt par le conjoint survivant s’imputent sur les droits de celui-ci dans la succession ».

L’article précise également que lorsque le conjoint a reçu par libéralités moins que ce que la loi lui permet de recevoir, il peut réclamer le complément de droit légal à hauteur de la différence entre la valeur donnée volontairement et la valeur transmise par l’effet de la loi.

Inversement, s’il a reçu par libéralité plus que sa vocation légale, alors il ne peut conserver cette libéralité que dans la limite de la quotité disponible entre époux. En d’autres termes, le code civil pose la règle du non-cumul des droits légaux avec les libéralités reçues du de cujus.

Imputation en valeur vs. imputation en assiette

Le « problème de l’imputation » est née de la maladresse, selon la doctrine, de la nouvelle disposition dont l’application littérale peut aboutir à priver le conjoint successible de tout droit. Jusqu’à la décision ici commentée, la doctrine considérait que la question demeurait entière en ce qui concerne l’imputation.

En effet, dès lors que le conjoint est héritier légal pour le quart en pleine-propriété, l’imputation de ces libéralités se fait aisément si les libéralités dont il a été gratifié sont aussi en pleine propriété.

En revanche, des difficultés surgissent lors des opérations de liquidation successorale lorsque la libéralité qu’il a reçue est en usufruit et que les droits légaux sont en pleine propriété. Dans ce cas de figure, une difficulté émerge de par la nature différente de ces droits.

Jusqu’au 17 janvier dernier, des controverses doctrinales persistaient à ce sujet. À l’imputation en valeur s’opposait l’imputation en assiette. Or, les deux manières de raisonner n’aboutissent pas à la même solution liquidative. De nombreux auteurs revendiquent l’application d’une méthode dite de conversion de l’usufruit. Cette méthode implique, pour l’imputation des libéralités, de convertir en valeur l’usufruit donné, ou légué, puis d’imputer cette valeur sur les droits légaux.

Cependant la même méthode d’imputation n’était pas revendiquée par toute la doctrine. Pour d’autres auteurs, l’imputation de l’ensemble des libéralités doit se faire en assiette, et non en valeur. La méthode d’imputation en assiette conduit à imputer la valeur du bien objet de la libéralité en fonction de sa nature soit, selon les cas, pleine propriété, usufruit ou nue-propriété existant dans l’actif successoral et disponible pour les ayants-droits.

Une clarification bienvenue… au détriment du conjoint survivant

L’arrêt rendu par la première chambre civile le 17 janvier 2024 met un terme à cette controverse.

En l’espèce, un époux prédécédé a consenti à son conjoint, par testament, un legs en pleine propriété de ses liquidités et valeurs, ainsi qu’un legs en usufruit sur ses biens meubles et immeubles qui composeraient sa succession. La Cour d’appel avait approuvé le raisonnement du notaire selon lequel les droits légaux du conjoint survivant se cumulaient avec les libéralités qui lui ont été consenties selon les dispositions de l’article 758-6 du code civil. Au visa d’une application combinée des articles 757 et 1094-1 les juges du fond estiment que le conjoint survivant bénéficie, outre le quart en pleine propriété de la succession, de l’usufruit des trois-quarts qui s’impute sur la quotité disponible spéciale entre époux.

La Cour de cassation censure cette analyse.

Elle juge que les legs consentis au conjoint survivant devaient s’imputer en intégralité sur ses droits légaux et non se cumuler. Pour la Cour régulatrice, cette imputation doit se faire en valeur car il y a lieu d’abord de calculer la valeur totale de ces legs, en ajoutant aux droits légués en propriété la valeur des droits légués en usufruit convertis en capital. Ensuite, il faut comparer le montant obtenu à la valeur des droits légaux, donc de la propriété du quart calculés selon les modalités prévus par l’article 758-5 du code civil.

Cet arrêt consacre ainsi la méthode d’imputation qui doit se faire en valeur par conversion de l’usufruit et non en assiette. Celle-ci doit désormais être celle des praticiens bien que cette clarification attendue ne soit pas faite à la faveur du conjoint successible… affaiblissant paradoxalement la volonté affichée du législateur de renforcer les droits du conjoint survivant.

Arnault Schmit

Venant du notariat, Arnault a intégré le bureau toulousain de Deloitte Société d’Avocats en qualité de juriste patrimonial. En collaboration avec l’ensemble des équipes du cabinet, il accompagne les dirigeants […]

Photo d'Arnaud Raynouard
Arnaud Raynouard

Professeur des Universités à l’Université Paris-Dauphine, Arnaud Raynouard anime le Comité Scientifique Juridique du cabinet Deloitte Société d’Avocats. Agrégé en droit privé et sciences criminelles, et diplômé en gestion, Arnaud […]