L’euro-compatibilité des régimes de groupes européens examinés à la loupe par la CJUE

Dans une décision Stéria très attendue, rendue le 2 septembre dernier, la CJUE vient, pour la première fois, de clarifier les limites dont elle entend assortir sa jurisprudence X Holding BV de février 2010 relative au régime de groupe néerlandais, qui avait rendu autonome la raison impérieuse d’intérêt général tenant à la préservation du pouvoir d’imposer des Etats membres.

Depuis lors, cette justification avait rencontré un certain succès auprès des gouvernements des Etats membres lorsqu’ils avaient à défendre la territorialité de leur régime de groupe. Outre le cantonnement de la décision X Holding BV, la Cour apporte également des précisions fort utiles relatives à la justification tenant à la cohérence du régime fiscal ainsi qu’à la définition des sociétés non résidentes discriminées. Enfin, en France, cette décision aura une résonnance particulière, puisque l’avantage fiscal jugé incompatible avec la liberté d’établissement est le mécanisme de neutralisation de la quote-part de frais et charges sur dividendes dans l’intégration fiscale.

Quelques éléments sur le dispositif censuré et la procédure en cause

Le traitement des dividendes intra-groupe dans l’intégration fiscale aboutit à une exonération totale des dividendes distribués entre sociétés intégrées : soit le régime mère-fille est applicable, et l’exonération est obtenue par voie de correctif au niveau du résultat d’ensemble par la neutralisation de la quote-part de frais et charges, soit le régime mère-filles n’est pas d’application et les règles propres de l’intégration fiscale prévoient cette élimination totale. Le groupe français Stéria ne demandait pas à ce que ses filiales européennes soient intégrées dans son groupe français mais posait la question inédite de savoir si était compatible avec la liberté d’établissement la différence de traitement entre les distributions reçues de ses filiales non résidentes détenues à 95% (exonérées d’IS à 95 % en vertu du régime mère-filles) et les distributions intervenues entre sociétés membres du groupe fiscal (exonérées totalement).

En première instance, le Tribunal administratif de Montreuil ne l’avait pas suivi (TA Montreuil, 1re ch., 4 octobre 2012, n° 1103063, Sté Groupe Stéria).

La Cour administrative d’appel de Versailles a, quant à elle, considéré qu’il y avait une difficulté sérieuse d’interprétation. Elle a par conséquent décidé de surseoir à statuer et, suivant le sens des conclusions de son rapporteur public, transmis une question préjudicielle à la CJUE, sans attendre la cassation (CAA Versailles, arrêt du 29 juillet 2014, n° 12VE03691).

C’est ici l’occasion de noter que l’Administration s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat, contre la demande de saisine introduite par la Cour administrative d’appel. Nous n’aurons pas à spéculer sur les suites de cette procédure puisque, plus rapide, la CJUE a statué la première.

En substance, la CJUE a déclaré incompatible le dispositif qui lui était soumis, qu’elle analyse comme un avantage réservé aux dividendes nationaux contraire à la liberté d’établissement et que ne justifie ni la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposer entre les Etats, ni la cohérence du régime fiscal.

Les enseignements de l’arrêt Stéria sur la répartition du pouvoir d’imposer

Dans la construction de la jurisprudence de la Cour sur les régimes de groupe, la décision donne à la fois une clé de lecture des raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent « sauver » un dispositif ainsi qu’une méthodologie sur le fil du raisonnement à suivre.

Tout d’abord, la décision Stéria met fin aux espoirs des gouvernements européens de voir légitimer tous les effets de leur régime de groupe, du seul fait qu’exclure les non-résidents de la qualité de membres du groupe est conforme au droit communautaire.

C’était, en effet, l’une des interprétations possibles de la décision X Holding BV. Dans cette affaire de 2010, la CJUE avait jugé que « la liberté d’établissement ne fait pas obstacle aux dispositions d’un Etat membre qui donne à une société nationale et une ou plusieurs de ses filiales établies sur le territoire national la possibilité de former une entité fiscale permettant que l’impôt soit prélevé à leur égard dans la société mère comme s’il s’agissait d’un seul assujetti mais qui n’autorisent pas l’intégration dans une entité fiscale des filiales ayant leur siège dans un autre Etat membre».

Le fondement de la décision se trouve dans la justification admise par la Cour, pour la première fois de façon autonome, de la préservation d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les Etats membres.

Ainsi, pour le juge communautaire, le périmètre de l’entité fiscale pouvant être librement modifié par la société tête de groupe, admettre la possibilité d’y inclure une filiale non-résidente équivaudrait à permettre à la société mère de choisir librement l’Etat membre où elle fait valoir les pertes de cette filiale. Son raisonnement est centré sur la consolidation des bénéfices et des pertes des sociétés intégrées et pouvait porter à croire que l’exclusion des sociétés non-résidentes du régime de l’entité fiscale unique était validée dans sa globalité. Si on ne peut pas faire partie du périmètre du groupe, alors on serait définitivement exclu de tous les avantages que le régime procure à ses membres résidents.

Pourtant, la Cour avait pris soin de préciser au point 18 qu’une telle consolidation fiscale n’est que l’un des avantages du régime.

Dans ses conclusions sous l’affaire Stéria, l’Avocat général Juliane Kokott relève que « la Cour n’a en aucun cas donné carte blanche pour exclure les sociétés filiales non résidentes de l’imposition des groupes au regard de toutes les conséquences qui s’y rattachent ».

La CJUE confirme l’analyse et précise que, dans l’affaire X Holding BV, seul l’examen de la condition de résidence en tant que condition d’accès à un régime d’intégration fiscale était en cause. L’interdiction d’accéder au statut de membre se justifiait par le transfert des pertes à l’intérieur du groupe. Autrement dit, si l’on peut exclure les sociétés non-résidentes du périmètre de l’intégration, on ne peut, pour autant, leur refuser par principe tous les avantages prévus par ce régime (point 27 de la décision Stéria).

En conséquence, la Cour invite à examiner isolément chaque avantage fiscal résultant d’un régime de groupe et vérifier, selon le raisonnement classique en matière de discrimination fiscale, s’il est conforme au droit communautaire de le refuser dans un contexte transfrontalier.

Pour ce faire, elle nous semble distinguer entre deux types d’avantages (point 28 de l’arrêt) :

  • Les avantages permettant le transfert des pertes à l’intérieur du groupe fiscal intégré : à notre avis, un tel avantage est expressément exclu de l’analyse casuistique. L’explication se trouve sans doute dans X Holding BV qui a donné un blanc-seing à la territorialité restreinte d’un tel avantage fiscal,
  • Les avantages autres que le transfert des pertes à l’intérieur d’un groupe fiscal intégré : ils devront désormais être passés par la grille d’analyse de l’euro-compatibilité afin de justifier de leur maintien entre les seules sociétés membres du régime de groupe (par définition exclusivement résidentes). Il nous semble que la Cour renvoie ici à sa jurisprudence classique en matière de restriction ou discrimination classique.

Ces précisions nouvelles constituent un apport majeur dans la construction de la jurisprudence de la Cour en matière de régime de groupe. Tous les régimes de groupes européens vont alors devoir subir cette dissection de leurs règles de fonctionnement. La tâche n’est pas aisée. Le gouvernement français, bien sûr va mener cette investigation mais le gouvernement néerlandais aurait également commencé à y réfléchir. Cette analyse de « détachabilité » fait écho, en jurisprudence interne, à une décision récente permettant l’extension des avantages d’une convention fiscale bilatérale conclue avec un Etat membre au résident d’un autre Etat membre n’étant pas partie à cette convention, à la condition toutefois que l’avantage considéré soit détachable de ladite convention, et ce, sur le fondement du principe communautaire de non-discrimination (Conseil d’Etat, arrêts du 12 mai 2015, n° 366398, 366420, 366421, 366423, 366425, 366422).

Passant à l’application au cas d’espèce, la Cour ne va pas avoir à faire usage en pratique de ses prescriptions nouvelles, dès lors que la neutralisation de la quote-part de fais et charges ne concerne que des dividendes entrants et donc seulement la souveraineté fiscale de la France. En l’absence d’un autre Etat membre lui disputant la compétence fiscale sur ces dividendes, le combat n’a pas eu lieu et la justification est écartée.

Les autres enseignements de la Cour

Sur la cohérence du régime fiscal

Une telle justification, pour être admise, implique l’existence d’un lien direct entre l’avantage fiscal concerné et la compensation de cet avantage par un prélèvement fiscal déterminé, le caractère direct de ce lien devant être apprécié au regard de l’objectif de la réglementation en cause.

Dans l’affaire Stéria, il était permis de s’interroger sur l’objectif de la réglementation en cause à retenir.

Dans ses conclusions très détaillées, l’Avocat général Kokott avait considéré que l’avantage était constitué par la déduction de charges se rattachant à une participation au sein du groupe fiscal. Elle était allée rechercher la qualification fiscale de la somme déduite en droit commun, sans s’en tenir à l’effet du dispositif qui conduit à ignorer totalement l’imposition des dividendes intra-groupe, en d’autres termes à les « neutraliser ». Aussi, elle écarte, sans même l’examiner, le fait que l’avantage puisse être tiré de la consolidation des résultats. Au point 43 de ses conclusions, elle s’interroge pourtant sur le point de savoir si l’avantage ne constitue pas en définitive une transaction interne au groupe qui devrait être neutralisée. Elle conclut par la négative en excipant du même argument tiré de la nature en droit interne de la quote-part. En plaçant le débat sur la nature fiscale intrinsèque de la somme, ne risque-t-on pas de donner trop d’importance aux modalités techniques d’imposition au sein du groupe fiscal (détermination des résultats propres puis consolidation par neutralisation de certaines opérations intra-groupe) par rapport à l’objectif du régime de réaliser une consolidation fiscale comme si les sociétés membres constituaient une entité unique pour apprécier la cohérence du régime? L’absence de prise en compte des distributions intra-groupe méritait peut-être un examen particulier, dès lors que les bénéfices dont elles sont issues sont consolidés dans l’entité fiscale unique ? Même lorsque les produits de participation reçus d’une société membre du groupe n’ouvrent pas droit au régime mère-filles, ils sont retranchés du résultat d’ensemble.

La Cour ne nous semble pas avoir suivi son Avocat général sur l’objectif de la neutralisation de la quote-part qu’elle lui proposait mais plutôt le gouvernement français qui invoquait l’assimilation du groupe fiscal à une seule entreprise ayant plusieurs établissements. Pour autant, elle n’a identifié aucun lien direct entre l’avantage que constitue la neutralisation de la quote-part de frais et charges et un désavantage fiscal résultant de la neutralisation des opérations internes au groupe. Un tel lien direct avait été établi dans la décision Papillon, s’agissant de la disposition excluant du régime de groupe les sous-filiales françaises détenues par l’intermédiaire de filiales non résidentes, entre l’avantage tiré de la consolidation des résultats de toutes les sociétés du groupe et le prélèvement fiscal lié à une neutralisation de certaines opérations internes au groupe permettant d’éviter le double emploi des pertes (CJCE, 27 novembre 2008, Papillon, aff. C-418/07).

On relèvera qu’en se référant à sa jurisprudence Papillon pour identifier un désavantage fiscal résultant de la neutralisation des opérations internes au groupe (point 34), la Cour glisse une clé de lecture pour l’appréciation dans les régimes de groupe des critères à satisfaire pour invoquer avec succès la cohérence du système fiscal national. En l’espèce, aucun désavantage fiscal n’est mis en lumière, elle conclut donc à un pur avantage fiscal (on pourrait ajouter de surcroit définitif).

Sur l’identification des sociétés non résidentes dont les distributions subissent une discrimination fiscale injustifiée

Dans le dispositif de la décision, la Cour apporte une précision qui mérite d’être soulignée. La neutralisation dont bénéficie la société intégrante sur les dividendes perçus des sociétés membres de l’intégration n’est pas euro-compatible, dans la mesure où « une telle neutralisation lui est refusée (…) pour les dividendes qui lui sont distribués par ses filiales situées dans un autre Etat membre qui, si elles avaient été résidentes, y auraient été objectivement éligibles, sur option ».

C’est le terme « objectivement éligibles » qui retient ici toute l’attention. Cette notion intervient pour la première fois dans le dispositif de l’arrêt. Elle figurait dans le texte de la saisine par la CAA de Versailles. L’appréciation de l’éligibilité « notionnelle » (c’est-à-dire comme si la société non résidente avaient été résidente) doit se faire objectivement, nous dit la Cour. La formule devra être explicitée par la jurisprudence ultérieure. Les conditions telles que la détention à 95 % ou l’assujettissement à un impôt équivalent à l’impôt sur les sociétés seront, très probablement, impérativement à satisfaire. On attendra (avec impatience) l’interprétation que ne manquera pas de donner le juge national des modalités requises par ailleurs (on pense notamment à la concordance des exercices et aux conditions de détention).

Au final, la décision Stéria a donné à la Cour l’occasion d’infléchir le dispositif de sa décision X Holding BV d’ailleurs parfois vivement critiquée, notamment par certains auteurs étrangers qui y avaient vu une volonté de la Cour de sauvegarder les recettes fiscales des Etats membres. Elle lui permet également de poursuivre la construction de sa jurisprudence en matière de régime de groupes.

En France, elle comble les espoirs qu’elle avait fait naître chez les sociétés intégrées détenant des participations européennes à plus de 95 %, mais aussi chez les sociétés mères de filiales européennes à au moins 95 %. Elle en fait naitre de nouveaux s’agissant de contentieux en cours tel celui relatif à la contribution de 3 % sur les dividendes distribués, ou à venir.

En Europe, les régimes de groupes vont devoir également être revus pour s’assurer qu’ils sont bien euro-compatibles. En tout état de cause, ils risquent d’être défiés par les contribuables nationaux. En réaction, les Etats membres pourraient être encouragés à s’impliquer davantage dans les travaux récemment relancés par la Commission européenne relatifs au projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (ACCIS). Une consultation publique ouverte jusqu’au 8 janvier 2016 vient d’être lancée afin d’aider la Commission à présenter en 2016 une proposition révisée équilibrée.

Ainsi, la jurisprudence Stéria, si elle est riche de d’enseignements, l’est aussi de perspectives.