L’industrie 4.0 est passée en quelques années d’une initiative marketing allemande à un enjeu économique mondial tant pour les entreprises que pour les Etats. Au-delà des espoirs de réindustrialisation de l’Occident, elle entraîne un profond changement de paradigme.
La stratégie industrielle passe de la production standardisée recherchant des économies d’échelle à l’anticipation des besoins du client pour produire à la demande. La flexibilité devient plus importante que la taille critique. Les mutations économiques et sociales entraînées par cette rupture font déjà l’objet d’analyses approfondies. En revanche, les mutations fiscales demeurent largement ignorées. Pourtant, les fondements de notre système fiscal actuel ont été conçus au début du siècle dernier pour s’adapter à la seconde révolution industrielle et ont connu une actualisation dans les années 1980 pour répondre à la troisième révolution. Or, la quatrième vague de mutation remet profondément en cause les hypothèses sous-tendant la fiscalité internationale, au moins autant que la seconde et nettement plus que la troisième. Nul ne peut penser qu’un système fiscal dont les fondations ont été bâties au temps du taylorisme puisse rester pertinent à l’ère de la maintenance prédictive.
Les Etats ont pratiquement tous conçu des systèmes fiscaux pour encadrer les stratégies d’optimisations des coûts propres à l’industrie du XXe siècle. Peuvent être cités comme exemple les régimes d’incitations fiscales à l’investissement (amortissements dégressifs, Crédits d’Impôt Recherche…) ou le contrôle des prix de transfert sous-tendant les chaînes logistiques complexes reliant l’origine de production au client final. Or, les stratégies industrielles de demain, qui se font déjà jour, seront fondées sur l’optimisation des revenus dont les sources seront multiples alors que les chaînes logistiques sont appelées à se réduire pour répondre à une économie de la demande. En d’autres termes, comment une fiscalité fondée sur la gestion des coûts de production peut-elle traiter une économie dérivée de l’exploitation de la donnée client ?
Les règles fiscales s’adapteront lentement et de manière désordonnée sur la scène internationale. A ce jour, la priorité est donnée à la lutte contre des optimisations fiscales pratiquées dans le passé et non à la construction d’une fiscalité du futur. Cet écart entre les besoins de l’économie et les priorités politiques entraîne des risques fiscaux majeurs, tous centrés sur le coût de multiples impositions des mêmes flux. L’étude de trois évolutions majeures de l’industrie 4.0 permet d’en éclairer les enjeux.
Du juste à temps à la livraison à la demande : les nouvelles chaînes logistiques à l’épreuve des surcoûts fiscaux
Les stocks ont longtemps été consubstantiels à l’économie industrielle. Traiter rapidement les demandes supposait une gestion efficiente des stocks. Ces derniers sont coûteux et confrontés au risque d’obsolescence. Pour les optimiser, l’industrie japonaise des années 80 inventa la méthode Kanban destinée à structurer la production et la distribution en fonction de la demande. L’objectif était de livrer et produire juste à temps pour limiter le coût des stocks et les risques de rupture d’approvisionnement. La gestion de la chaîne logistique devenait un facteur clé de succès. Elle passait par une centralisation régionale des stocks, de produits intermédiaires et de produits finis, ainsi que des commandes. Celle-ci garantissait une plus grande réactivité et un moindre coût du capital employé. En parallèle, les aspects financiers étaient eux aussi centralisés permettant d’optimiser le retour sur investissement. On aboutissait à une chaine de revente successive des stocks pour produire et transférer les biens du point central jusqu’au client, consubstantielle d’une gestion précise des prix de transfert.
Le passage à l’industrie 4.0 entraîne un changement de modèle. Il ne s’agit plus de partir de l’usine pour livrer efficacement le client, mais de partir de la demande pour produire. Les usines connectées fabriquent à partir des données issues du client et selon ses besoins. L’enjeu n’est ainsi plus logistique mais technologique. Dans l’industrie 3.0, l’imposition suivait les chaines successives de revente depuis l’usine jusqu’au client final en passant par les centrales d’achat et les distributeurs proches du client. Les fournisseurs livraient l’usine selon des flux programmés et anticipés. Cette linéarité a vécu.
En amont, les fournisseurs de l’usine sont désormais multi-sourcés pour répondre à une production flexible, agile, visant l’adaptabilité totale. Avant la réception de la commande, le mix fournisseur n’est pas connu avec exactitude puisqu’il devra s’adapter aux spécificités de la commande. Il sera finalisé au dernier moment à partir d’un pool de fournisseurs référencés. Ces derniers peuvent être localisés dans des pays différents, avec des règles TVA différentes. De la même façon, certains peuvent être assujettis à des droits de douane et pas d’autres, voire aux règles de contrôle à l’export. Le modèle TVA et taxes indirectes doit donc être revu pour qualifier fiscalement chaque fournisseur potentiel et les corréler à des commandes possibles. Les systèmes informatiques doivent être repensés pour gérer une diversité de profils fiscaux bien plus importante que par le passé, profils qui doivent être anticipés et audités régulièrement pour rester pertinents.
Ensuite, la production à la demande réduit le besoin de recourir à des chaînes logistiques complexes. Elle augmente aussi les livraisons directes au client depuis l’usine. Cela signifie qu’il sera plus fréquent de livrer et vendre des biens dans des pays où l’on ne dispose pas d’implantation, ce qui pose de nouveaux enjeux en matière de TVA. La simplification des chaînes logistiques va entraîner la croissance des autoliquidations de TVA et des complexités qui lui sont encore souvent attachées. Les situations de crédit de TVA vont probablement se multiplier avec la question de leur remboursement.
Ce changement de paradigme des taxes indirectes n’est pas neutre que ce soit en matière de processus de gestion ou de trésorerie.
Le modèle de fiscalité directe est lui aussi modifié. L’aspect positif est la simplification des chaînes logistiques qui abaisse le besoin de recourir aux prix de transfert, diminuant ainsi les risques et coûts de conformité qui y sont associés. En revanche, elle met en exergue la question du lieu d’imposition. L’avantage de l’industrie 3.0 était que les lieux d’imposition suivaient les étapes de revente successives et étaient ainsi bien connus. Dans l’industrie 4.0, la question soulevée est la répartition des droits d’imposer entre les usines connectées, véritables centres de propriété intellectuelle, et le pays des clients où les ventes ont lieu. Le droit fiscal actuel traite bien les étapes de productions et de distributions successives et distinctes. En revanche, il ne comprend pas un monde où usines et clients sont connectés par-delà les frontières, où production et distribution se mêlent dans une immédiateté numérique. Quel pays taxera ? Celui de résidence du client, donc de la donnée, ou celui de l’usine donc de la technologie ? Probablement les deux et de façon cumulative faute de corpus international adéquat. Face à de tels surcoûts fiscaux, l’équation économique de la production à la demande sera fragilisée.
De la prospection commerciale à l’aftermarket : le retour sur investissement numérique menacé par les doubles impositions.
Les règles fiscales actuelles ont été bâties pour traiter les cycles de développement commercial du siècle dernier. Une entreprise prospecte un nouveau marché, via des études préliminaires ou des services accessoires à son activité principale, puis teste les débouchés via un agent pour enfin décider de s’implanter via une entité de distribution. La fiscalité suit cette décomposition en passant de la non-imposition pour la prospection, qui par définition ne génère pas de revenus significatifs, à l’imposition partielle se limitant à la marge de l’activité d’agent pour finir par l’imposition totale de la marge de distribution. L’adaptation de ces règles à l’économie numérique a déjà fait l’objet de débats fournis sur la scène publique. Pour autant, son incapacité à traiter les défis de l’industrie 4.0 reste sans réponse.
Dans ce nouveau modèle industriel, les enjeux commerciaux seront davantage orientés vers l’aftermarket, c’est-à-dire l’ensemble des services développés autour du produit. Chaque produit vendu au client est connecté à l’entreprise qui dispose ainsi d’un vaste réservoir de données qu’elle peut analyser via des algorithmes pour dégager des tendances de fonds chez ses clients lui permettant d’anticiper leurs besoins. La maintenance prédictive en constitue un bon exemple. L’analyse des données transmises par les produits exploités par les clients permet de prévoir les pannes et baisses de rendement. L’intervention en amont de l’incident augmente ainsi la productivité du client. Elle peut aussi dégager des opportunités de vente de produits ou services complémentaires. La vente initiale n’est donc plus le simple aboutissement d’un cycle commercial, mais la première étape vers un flux de ventes récurrentes. L’aftermarket représente ainsi un élément clé du succès des modèles industriels de demain. Malheureusement, le risque de surcoûts fiscaux rend ces succès incertains.
La fiscalité actuelle ne sait pas qualifier avec certitude et cohérence internationale les revenus issus de l’aftermarket.
Sont-ils des accessoires de la vente initiale ? Dans ce cas, ils sont taxables au lieu de distribution. Mais quel est-il ? Celui de l’usine qui traite les algorithmes ? Ou celui du client qui génère la donnée et donc la vente ? En cas d’accessoire à la vente initiale, une partie est-elle constitutive d’un complément de vente ? Auquel cas, des droits de douanes et/ou taxes indirectes sont dus. Comment les calculer ?
Sont-ils la rémunération de la propriété intellectuelle de l’usine qui analyse les données via ses propres algorithmes ? Dans ce cas, une retenue à la source est prélevée dans le pays de la donnée. Comment la prélever, chez qui ? Comment la créditer contre l’impôt payé dans le pays de l’usine dans la mesure où la qualification en revenus de la propriété intellectuelle n’est pas clairement établie et donc pas couverte par les traités fiscaux internationaux ?
Sont-ils un service ? Dans ce cas, ils seront le plus souvent taxables au lieu de livraison. Mais où est-il ? Chez le client qui fournit les données ? Chez l’usine qui les traite ?
On le voit, la fiscalité n’a pas prévu ces cas de figure. Or, face à l’inconnu, le droit fiscal international aboutit à de multiples impositions des mêmes flux, détruisant la valeur créée par les innovations. D’espoir de rentabilité additionnelle, l’aftermarket risque de se transformer en cauchemar fiscal. D’autant plus que la fiscalité n’est pas prête à la disparition des frontières entre produits et services.
Du produit au service : l’obstacle fiscal
Un des objectifs de l’industrie 4.0 est d’évoluer de la vente de produits constituant des actifs chez ses clients à des services continus. Cela représente un double avantage. La réalisation de chiffre d’affaires ponctuelle se transforme en flux de revenus récurrents. Les investissements en capital (capex) nécessaires à la production des produits vendus deviennent des dépenses d’exploitation (opex). La transformation de courbes discrètes ou brisées de revenus et de coûts, en courbes continues est un enjeu d’importance pour l’entreprise, et le sera d’autant plus si les taux d’intérêts venaient à augmenter. Cette transformation est associée à de nombreux enjeux opérationnels, culturels et financiers. La gestion de bilan dans un monde de services est une réalité nouvelle pour l’industrie. Et avec elle la question de la gestion fiscale.
Cette mutation soulève cinq points clef : le lieu, la forme, la nature de l’imposition et la gestion du capital humain sans oublier la valeur de la donnée sous-jacente.
Les services seront étroitement liés aux équipements installés chez le client et aux données qu’ils génèrent. D’où la question de savoir si l’origine de la valeur, et donc le lieu d’imposition, est chez le client ou chez le fournisseur qui enrichit les données pour livrer un service pertinent. Ces questions sont proches de celles posées par l’aftermarket. Elles risquent d’aboutir à un partage d’imposition entre les deux localisations. Or aujourd’hui aucun corpus normatif ne fixe les règles du partage. Faute de règles, les doubles impositions seront la norme.
D’autant plus que la question du partage repose in fine sur celle du prix de la donnée. Quelle est la valeur de la donnée brute prélevée chez le client ? Elle est évidemment plus faible que le prix de la donnée enrichie et analysée par les algorithmes de l’entreprise. Cela pose à rebours la question de la valeur du processus d’enrichissement et d’analyse qui varie selon qu’il dépend uniquement d’actifs incorporels détenus par l’entreprise ou que tout ou partie de ces incorporels appartiennent à des tiers. Il est donc nécessaire de procéder à une analyse fonctionnelle du processus d’enrichissement pour déterminer in fine le prix de la donnée brute qui sous-tendra la répartition de l’imposition entre la localisation du client et celle de l’entreprise.
La forme même d’imposition demeure à préciser. Ces flux de services sont dépendants de technologies du traitement de données. Dès lors, tout ou partie de la rémunération peut être qualifiée de redevances, assujetties à des retenues à la source. Encore une fois, faute de cadre normatif international sur ce sujet, la capacité à créditer cette retenue à la source dans le pays d’origine est très incertaine.
Enfin, la nature de ces flux entraîne la nécessité de repenser leur assujettissement aux taxes indirectes, et notamment à la TVA. La quote-part liée à la technologie posera là encore des questions. Surtout, le service pouvant être rendu sans présence physique sur place, les cas d’autoliquidation dans le pays du client qui seront plus nombreux, ce qui complexifie les choses. Dans le monde numérique de l’industrie 4.0, prévoir ce type de procédure ne va pas de soi.
Pour autant, la présence physique ne disparaîtra pas. Au contraire, le développement des services va accroître la mobilité des employés, notamment des experts et des commerciaux. Face à cet essor du salarié nomade, la conformité avec les règles d’imposition sur le revenu mais aussi avec celles de la sécurité sociale, du droit du travail et de l’immigration va devenir un enjeu de premier ordre qui supposera une gestion centralisée de l’entreprise. Une telle gestion est nécessaire non seulement pour des raisons de conformité mais également pour éviter des risques induits d’imposition de l’entreprise dans les différents lieux de présence du nomade, entraînant alors une cascade de doubles impositions. Enfin, elle est indispensable pour garantir la sérénité nécessaire des salariés à l’accomplissement de leurs missions. Rien ne serait pire que des experts ou commerciaux qui se préoccupent de leurs situations fiscales personnelles lors de leurs déplacements constants.
Intégrer l’incertitude fiscale dans les plans de transformation numérique
L’industrie 4.0 est porteuse d’importants espoirs économiques. Elle est aussi porteuse de risques fiscaux majeurs. Les régulateurs finiront par s’adapter, mais sur un temps long, d’autant que toute adaptation utile devra être harmonisée au niveau international. Or, à l’heure actuelle, les tentatives d’harmonisation internationale se concentrent sur la lutte contre l’optimisation fiscale et les paradis fiscaux. Comme trop souvent, la politique fiscale de demain se construit sur la base de l’étude du passé au lieu d’être prospective. Les Etats qui sauront apporter une sécurité aux opérateurs économiques sur ces sujets, par le biais de législation ou d’accords préalables, seront probablement les gagnants de cette nouvelle vague d’industrialisation.
Mais l’entreprise ne peut pas attendre, car ces décisions d’investissement se prennent maintenant. Les marges industrielles ne résisteront pas à de multiples impositions fréquentes. L’industrie 4.0 doit donc intégrer l’incertitude fiscale dans son modèle de gestion. Comme pour la maintenance prédictive, les directions financières vont devoir anticiper les risques de doubles impositions et distinguer ceux qui peuvent être maîtrisés via une structuration adaptée des risques résiduels qui devront être intégrés au business plan. A la différence de la maintenance prédictive, les algorithmes ne peuvent pas encore apporter de solutions… Les fiscalistes sont donc toujours promis à un bel avenir.