Principe de pleine concurrence -Appréciation dans le temps – Centrale de trésorerie – Rémunération d’un excédent de trésorerie à taux nul

Cet article a été publié dans les Éditions JFA Juristes & Fiscalistes Associés et est reproduit sur ce blog avec l’accord de l’éditeur.

Le Conseil d’État retient que le caractère de pleine concurrence des taux appliqués dans le cadre d’une centrale de trésorerie doit être apprécié, lors de la mise en oeuvre de l’article 57 du CGI, au regard de la réalité du marché et des contreparties que les membres de cette centrale sont susceptibles d’en tirer. Le rapporteur public a développé les éléments d’analyse portant sur la date d’appréciation de l’intérêt des parties au contrat de centralisation de trésorerie, dont le Conseil d’État a effectivement retenu le principe.

Le groupe SAP, un groupe international aux filiales établies partout dans le monde, a mis en place une convention de trésorerie dont le taux était basé sur l’indice EONIA1. À la suite d’une chute de cet indice qui aurait conduit à rémunérer les dépôts par un taux d’intérêt négatif, les parties ont convenu de fixer un seuil à 0 %, favorable à la société française.

À l’issue d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos en 2012 et 2013, la société SAP France partie à la convention de trésorerie a fait l’objet d’un redressement sur le fondement de l’article 57 du CGI. L’administration a caractérisé une renonciation à intérêts de la société française et a procédé à la réintégration des bénéfices considérés indirectement transférés à la société allemande SAP AG, centrale de trésorerie du groupe SAP. La société a saisi le juge en réclamant la décharge des cotisations supplémentaires d’impôts sur les sociétés.

Le Tribunal administratif de Montreuil puis la Cour administrative d’appel de Versailles ont rejeté les conclusions de la société, estimant que celle-ci aurait pu prétendre à une rémunération plus élevée auprès d’un établissement financier. Le Conseil d’État, dans sa décision du 20 septembre 2022, annule l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Versailles, considérant que les juges du fond n’ont pas pris en considération la réalité du marché et les éventuelles contreparties dont la société aurait pu bénéficier, et qu’ils n’ont pas davantage cherché la date à laquelle ils se plaçaient pour apprécier si la société avait agi conformément à son intérêt : à la date de conclusion de la convention de trésorerie ou plus tard lors de la mise en oeuvre de cette convention.

L’implicite caractérisation d’un avantage par nature retenue par les juges du fond

Une centrale de trésorerie est une structure chargée de la centralisation des flux de trésorerie d’un groupe de sociétés. Les administrations fiscales sont particulièrement sensibles à ce type de contrats intragroupe. La mise en commun des soldes de trésorerie est autorisée entre sociétés d’un même groupe uniquement, et non entre sociétés indépendantes. Les entreprises multinationales peuvent ainsi éprouver quelques difficultés à justifier les rémunérations retenues pour ces flux intra-groupe par comparaison avec ce que des entreprises indépendantes auraient conclu entre elles (CE, 7 nov. 2005, n° 266436 et 266438, Min. c/ Sté Cap Gemini : RJF 1/06).

À défaut pour l’administration fiscale de relever l’existence d’un avantage par comparaison, celle-ci peut également relever l’existence d’un avantage par nature (CE, 19 sept. 2018, n° 405779, Min. c/ Sté Philips France, concl. R. Victor : FI 1-2019, n° 4, § 17, comm. C. Silberztein ; RJF 12/18 n° 1216.). Le rapporteur public rappelle que constitue notamment un avantage par nature la renonciation à percevoir des intérêts sur des avances ou des prêts consentis à une société étrangère liée (CE, 9 nov. 2015, n° 370974, Sodirep Textiles SA NV : RJF 2016 n° 121, concl.M.-A Nicolazo de Barmon, C121.). Au demeurant, les vérificateurs prêtent effectivement une attention toute particulière aux conventions de trésorerie conclues à taux nul car elles ne résultent pas, selon eux, d’une rémunération normale acceptée entre indépendants.

Or, en l’espèce, le service de vérification a précisément considéré que la société française, en acceptant la mise en place d’une rémunération de ses dépôts à taux nul, a renoncé à recevoir les intérêts qu’elle aurait pu percevoir auprès d’établissements financiers. La lecture attentive des positions des juges du fond, ainsi que des conclusions de l’administration à laquelle le rapporteur public s’est livré, montre que l’avantage par nature semble en effet avoir été retenu même si cette analyse n’a été explicitement mentionnée à aucun moment des procédures : l’administration comme les juges du fond ont entendu considérer qu’une avance de fonds ne donnant lieu à aucune contrepartie financière est présumée constituer un acte anormal de gestion.

Comme rappelé par le rapporteur public, cette arme à la disposition de l’administration est puissante puisque la démonstration d’un avantage par nature permet à cette dernière d’éviter de procéder à une comparaison avec la situation d’entreprises indépendantes. Le recours à cette analyse dans les conditions de l’espèce conduit à s’interroger sur l’évolution de la position des juges du fond quant à la qualification d’un tel avantage : alors que la mention explicite d’un avantage par nature était auparavant une condition stricte d’appréciation des tribunaux, une nouvelle tendance semble en effet se dessiner quant à la motivation retenue dans les décisions2.

D’aucuns pourraient en effet s’inquiéter d’un recul des droits du contribuable au profit d’un allégement de la charge de la preuve de l’administration fiscale. Le Conseil d’État rejette cependant l’approche de l’administration et rappelle que la situation de la société française doit être appréciée à la lumière du contexte économique et bancaire de l’époque.

La nécessaire prise en compte du marché bancaire

l’administration fiscale constate l’existence d’un avantage accordé par la société française au profit d’une société étrangère, celui-ci constitue une présomption de transfert indirect de bénéfices sur le fondement de l’article 57 du CGI. Cette présomption peut utilement être combattue par l’entreprise imposable en France en apportant la preuve que les avantages consentis ont été justifiés par l’obtention de contreparties favorables à sa propre exploitation.

Au demeurant, la société faisait valoir que des tiers auraient accepté des conditions similaires, dès lors que le marché interbancaire à l’époque de la réalisation de ces opérations, faisait apparaître des taux négatifs, qui auraient conduit la société, si elle s’était tournée vers le marché, à payer en contrepartie du placement de ses liquidités. Le marché interbancaire, expression d’échange entre parties indépendantes, est en effet un marché de référence naturel et fiable pour des taux d’intérêts intragroupe dans le cadre d’une convention de trésorerie. Composante du marché monétaire, le marché interbancaire correspond à un marché de gré à gré sur lequel les banques indépendantes s’échangent entre elles des actifs financiers, prêts ou emprunts, à court terme.

En l’espèce, le Conseil d’État estime que les juges du fond n’ont pas fait une juste appréciation de la contrepartie dont a bénéficié la société. Ces derniers ont simplement rejeté les arguments de la société française en dépit de la prise en compte d’un taux de marché indépendant de la volonté des parties, puisque d’application automatique, ainsi que du remplacement de ce taux devenu négatif par un taux à 0 % a priori favorable à la société. Ils se sont également contentés de comparer cette rémunération avec celle que la société aurait pu obtenir auprès d’établissements financiers.

Or, il est important de garder à l’esprit le contexte économique de l’époque, caractérisé par une forte chute des taux de référence, conséquences des politiques menées par les banques centrales dans le cadre de leur gestion de la crise financière de 2008/2009 comme de la crise des dettes souveraines à partir de 2012, et la volonté des banques centrales de mener de fortes politiques de relance. Comme rappelé par la société, de nombreux agents économiques indépendants pouvaient en effet accepter de prêter à des taux nuls ou négatifs afin de sécuriser leur position sur le marché plutôt que d’affronter la tourmente que subissait à l’époque le marché interbancaire.

Il est ainsi rappelé à juste titre que, à la différence des précédentes jurisprudences condamnant la renonciation à intérêt (CE, 9 nov. 2015, n° 370974, Sodirep Textiles SA NV, préc. – CE, 2 juin 1982,
n° 23342, Compagnie générale de radiologie : RJF 1982 n° 637.), la convention de trésorerie prévoit en l’espèce la composition d’un taux de rémunération basé sur un taux de référence sur lequel les parties n’ont aucune prise et dont l’ajustement est automatique, selon l’évolution du marché. Cette formule de taux contractuellement fixée et reposant sur le taux de référence EONIA n’est d’ailleurs pas remise en cause par l’administration fiscale. Selon le rapporteur public, la cour ne devrait donc pas s’interroger sur le taux lui-même mais sur le principe de sa constitution. En suivant les conclusions du rapporteur public, le Conseil d’État rappelle que l’intérêt de la société doit être analysé par le juge en examinant le contrat qui liait les parties, tant lors de sa conclusion qu’au fil de son exécution. Le rapporteur public apporte à ce titre des précisions sur la mise en oeuvre de l’article 57 du CGI.

Recherche dans le temps de l’acte anormal de gestion

Selon le Conseil d’État, les juges du fond ont commis une erreur de droit en ne recherchant pas l’intérêt de la société au moment de la conclusion du contrat comme en cours de vie de ce dernier, suivant ainsi les conclusions du rapporteur public quant à l’analyse à mener sur ce point.

L’intérêt de la société doit d’abord être déterminé lors de la conclusion du contrat. Le juge peut ainsi déterminer l’éventuelle existence d’un acte anormal de gestion à la date de la rencontre des volontés des parties. Tel n’a pas été le cas en l’espèce : le rapporteur public observe que l’administration n’a, à aucun moment des procédures de contrôle et contentieuse, prétendu que la formule de taux contractuellement fixée était critiquable en elle-même. La référence à un taux de marché comme l’EONIA relève en effet d’une pratique courante au sein d’une convention de trésorerie.

Lorsque la conclusion du contrat ne constitue pas elle-même un acte anormal de gestion, le rapporteur public précise que l’administration doit ensuite examiner la vie de ce contrat et apporter la preuve d’un élément postérieur si elle entend contester la normalité du maintien de l’acte, à la lumière des clauses du contrat. La substitution d’un taux différent de celui prévu par application stricte du contrat était-elle de pleine concurrence ? Si le taux de 0 % retenu par les parties présente un avantage indéniable pour la société au regard de l’évolution des taux de référence à l’époque des faits, cet avantage ne garantit cependant pas du caractère de pleine concurrence de cette décision : si les clauses du contrat le permettaient (ce que le rapporteur public recommande d’examiner attentivement), la société française aurait pu gagner à mettre fin à la convention de trésorerie ou tenter d’obtenir des termes plus avantageux pour elle.

 

L’oeil de la pratique

Le Conseil d’État montre clairement qu’il n’entend pas examiner la question de l’acte anormal de gestion à un instant seulement, celui de la conclusion du contrat, mais qu’il convient de rechercher l’intérêt de la société tout au long de la vie de ce dernier.

Cette interrogation permanente de l’intérêt d’une société au contrat qu’elle a signé vaut naturellement pour les contrats de trésorerie et les transactions financières. Les groupes doivent ainsi être attentifs aujourd’hui à l’évolution du marché et aux différents indicateurs financiers. En période d’évolution à la hausse des taux, comme nous le vivons aujourd’hui, le raisonnement trouve désormais à s’appliquer à la société prêteuse. Mais au-delà de ce contexte financier, ce raisonnement vaut naturellement pour tout contrat d’autre nature : les groupes veilleront alors à surveiller régulièrement leurs contrats intra-groupe, comme ils le feraient pour des contrats en place avec des tiers, afin de s’assurer que leurs effets restent compatibles avec les intérêts des signataires au cours de la période durant laquelle le contrat restera en vigueur.

Par ailleurs, les conclusions du rapporteur public rappellent que les sociétés doivent rester particulièrement vigilantes sur les périodes continues de position structurellement créditrices : car au-delà de l’examen du taux, les administrations sont particulièrement attentives à cette situation qui peuvent les conduire à requalifier la nature de la convention de trésorerie pour lui reconnaître celle de prêt de long terme, justifiant de retenir des taux d’intérêt plus importants, en conformité avec les principes OCDE de 20227.


1  Euro OverNight Index Average, remplacé en 2022 par l’€STR (Euro Short- Term Rate) n° 17, concl. E. Glaser p. 5.

2   V. égal. en ce sens CAA Marseille, 30 déc. 2021, n° 19MA04336, Min. c/SAS Microchip Technology Rousset, concl. A. Courbon : FI 2-2022, n° 4, § 8,comm. E. Lesprit et M. Petit.

Photo de Eric Lesprit
Eric Lesprit

Eric a plus de 25 ans d’expérience en matière de fiscalité internationale, notamment en matière de prix de transfert. Il a exercé différentes responsabilités au sein de la Direction Générale […]

Nadir Ait-hamadouche

Junior in Tax and Legal | Transfer Pricing