Taxation des géants du numérique dans l’UE – Publication des propositions de directives de la Commission européenne

Alors que l’OCDE n’est pas parvenue à un consensus et annonce des mesures ciblées seulement à l’horizon 2020, la Commission européenne vient de proposer la mise en œuvre de règles nouvelles permettant l’imposition dans l’UE des activités des entreprises numériques, selon une approche coordonnée des Etats membres.
Ces règles ont vocation à créer un système favorable au marché unique numérique qui alimentera également les discussions au niveau mondial.
La Commission européenne privilégie une approche en deux temps (« Avis du Parlement sur le projet d’ACCIS (procédure de consultation) ») avec un paquet composé de deux propositions de directives. L’une vise à l’introduction de règles d’imposition des sociétés du numérique qui soient pérennes (option à long terme) alors que l’autre (option à court terme) est destinée à prendre des mesures immédiates au moyen d’une taxe ciblant certains services numériques et temporaire.

L’option à court terme : la Directive relative à un système commun de taxation de certaines activités numériques

Les caractéristiques de la taxe proposée sont dans une large mesure conformes aux informations relayées par la presse. Son taux unique est fixé à 3 %.

Ainsi, à court terme, la Commission souhaite l’adoption d’une proposition de directive sur un système commun de taxe sur les services numériques (dite « TSN ») applicable aux produits tirés de la fourniture de certains services numériques.

Cette taxe provisoire sur les services numériques (TSN) permettrait une imposition immédiate des activités qui, à l’heure actuelle, ne sont pas effectivement taxées, et ainsi éviter que des mesures unilatérales ne soient prises dans certains Etats membres pour taxer les activités numériques. Elle aurait vocation à s’appliquer jusqu’à ce que la réforme globale ait été mise en œuvre.

La TSN est une taxe dotée d’un champ d’application ciblé, qui serait prélevée sur les produits tirés de la fourniture de certains services numériques caractérisés par la création de valeur par les utilisateurs. Les services relevant du champ d’application de la TSN seraient ceux pour lesquels la participation d’un utilisateur à une activité numérique apporte une contribution essentielle pour l’entreprise exerçant cette activité et qui permettent à celle-ci d’en tirer des produits.

Produits imposables

Comme attendu, cette taxe viserait le chiffre d’affaires provenant de l’exploitation d’activités numériques caractérisées par l’exploitation des données des utilisateurs. Il s’agit de services pour lesquels la participation de l’utilisateur est essentielle à l’activité de l’entreprise et lui permet d’en tirer des produits. Ce sont les produits tirés de la conversion en valeur monétaire de cette participation des utilisateurs qui sont – seuls – imposables.

Seraient ainsi concernés les services consistant à placer sur une interface numérique une publicité ciblant les utilisateurs de cette interface (publicité ciblée) ou la vente de données recueillies au sujet des utilisateurs et générées à partir de leurs activités sur des interfaces numériques. En outre, serait pris en compte le chiffre d’affaires résultant de la mise à disposition de plateformes qui peuvent être qualifiées de « services d’intermédiation » en ce qu’elles permettent aux utilisateurs de trouver d’autres utilisateurs et de créer une interaction entre eux (tels que Airbnb ou Uber).

A l’inverse, la fourniture de contenu numérique (vidéo, audio, etc.) à des utilisateurs par l’intermédiaire d’une interface numérique serait exclue du champ d’application de la taxe. Selon la Commission, ces interfaces ne permettent pas aux utilisateurs d’interagir, leur participation ne joue donc pas un rôle central dans la création de valeur. Ainsi, des plateformes telles que Netflix ou Spotify échapperaient à la TSN. Néanmoins, la Commission précise qu’il est « nécessaire d’éclaircir ce point car certains fournisseurs de contenu numérique (…) peuvent permettre une quelconque interaction entre les destinataires de ce contenu ». Dans cette dernière hypothèse, ces plateformes pourraient être qualifiées de services d’intermédiation.

Sont également exclues les activités de vente en ligne de biens ou de services. Dans ce cas, la création de valeur pour le détaillant réside dans les biens ou services fournis, l’interface numérique ne servant que de simple moyen de communication.

Des exclusions spéciales sont prévues, telle celle applicable aux services fournis par des prestataires de services de financement participatif réglementés.

La TSN serait prélevée sur les produits bruts hors TVA et impôts similaires.

Entreprises assujetties

Seraient visées les entreprises (établies dans un Etat membre ou dans un Etat tiers) réalisant un chiffre d’affaires mondial annuel de plus de 750 M€ (en cohérence avec la proposition de directive ACCIS) et dont les produits imposables afférents aux activités numériques au sein de l’UE sont supérieurs à 50 M€ au cours du même exercice (ne seraient donc pas prises en compte les recettes afférentes aux services numériques comprises entre 10 et 20 M€, contrairement aux informations qui avaient pu circuler initialement).

Ainsi, seules seraient concernées les entreprises ayant une « empreinte numérique » considérable au sein de l’UE.

L’Etat membre d’imposition des produits entrant dans le champ d’application de la TSN, serait celui dans lequel se trouve l’utilisateur du service imposable (lieu de création de valeur des utilisateurs). Plus précisément, concernant les produits afférents à des services d’intermédiation, la Commission distingue deux hypothèses :

  • dans le cas où l’interface permet la fourniture de biens ou services directement entre les utilisateurs, ceux-ci seraient réputés se trouver dans l’Etat membre depuis lequel ils concluent une opération via cette interface ;
  • si l’interface utilisée ne permet pas de faciliter la fourniture de tels services entre les utilisateurs, les utilisateurs seraient réputés se trouver dans l’Etat membre dans lequel ils ont ouvert un compte sur l’interface en utilisant un appareil depuis cet Etat membre (sans considération pour la date d’ouverture du compte).

Pour mémoire, les produits afférents à la vente de données liées à l’utilisateur seraient quant à eux imposés dans l’Etat de situation des utilisateurs ayant fourni les données vendues, tandis que ceux liés à l’utilisation de ces données pour la vente d’espaces publicitaires spécifiques seraient imposables dans l’Etat dans lequel la publicité est affichée.

Exigibilité, calcul de la taxe et taux

Le taux de la taxe, unique pour l’ensemble de l’UE, qui devait être compris entre 1 et 5 %, serait finalement fixé à 3 %.

La proposition prévoit les règles d’exigibilité et la méthode de calcul de la taxe, peu détaillées à ce stade.

Enfin, est prévue la création d’un guichet unique pour accomplir toutes les obligations liées à la TSN.

A ce stade, aucune date de transposition n’est encore prévue.

Cette proposition devra néanmoins être adoptée à l’unanimité des membres du Conseil de l’UE.

 

L’option à long terme : la Directive sur la présence numérique significative

La Commission européenne a par ailleurs simultanément présenté une proposition de directive visant à l’introduction d’un concept de taxation dans l’UE en présence d’une « empreinte digitale » significative.

Lorsque cette directive autonome aura fait l’objet d’un accord au sein du Conseil de l’UE, les mêmes règles devraient être adoptées dans le cadre de l’ACCIS afin de tenir compte de façon cohérente des activités numériques.

Seront concernées les entreprises établies dans l’UE ainsi que celles établies dans un Etat tiers n’ayant pas conclu de convention fiscale avec l’Etat membre dans lequel elles ont une présence numérique.

Il serait recommandé aux Etats membres de modifier les conventions fiscales bilatérales conclues avec des pays tiers afin d’assurer l’application de ces nouvelles règles, y compris dans le cas où une entreprise établie dans un tel Etat aurait des utilisateurs au sein de l’UE.

Définition de « services numériques »

Cette notion vise, de façon particulièrement large, « les services fournis sur l’internet ou sur un réseau électronique et dont la nature rend la prestation largement automatisée, accompagnée d’une intervention humaine minimale, et impossible à assurer en l’absence de technologie de l’information » (art. 3, § 5). Cette formule reprend la définition retenue par le règlement d’exécution 282/2011 relatif à la TVA. En outre, certains services sont visés de façon plus spécifique (art. 3, § 5, a) à f), ce dernier renvoyant à l’annexe I qui établit une liste de services).

Il est précisé que la simple vente de services ou de biens facilitée par internet ou un réseau électronique n’est pas considérée comme un service numérique.

Notion de « présence numérique significative »

La notion de présence numérique significative (significant digital presence) permet d’établir un lien imposable dans un Etat membre via l’extension de la notion d’ES, complétant la notion existante. Elle serait caractérisée si l’un des trois critères suivants est satisfait :

  • le montant des revenus afférents à la fourniture de services numériques à des utilisateurs localisés dans un Etat membre est supérieur à 7 M € par exercice fiscal ;
  • et/ou on peut dénommer, dans un Etat membre, sur un exercice fiscal, plus de 100 000 utilisateurs de ces services numériques ;
  • et/ou si plus de 3000 contrats commerciaux (d’entreprise à entreprise) pour des services numériques ont été conclus dans un Etat membre, sur un exercice fiscal, pour la fourniture de tels services numériques.

Chacun des seuils est relativement élevé, la Commission souhaitant exclure de façon certaine les cas négligeables où les bénéfices attribuables à une telle présence numérique ne couvriraient même pas les coûts de conformité fiscale d’un ES, « même à de faibles taux ».

Bénéfices attribuables à une « présence numérique significative »

S’agissant de la répartition du pouvoir d’imposer, les bénéfices attribuables à une présence numérique dans un Etat membre devraient être imposables uniquement dans ce dernier. Il s’agit des bénéfices que cette présence aurait tiré de certaines activités économiques substantielles effectuées par l’intermédiaire d’une interface numérique s’il s’était agi d’une entreprise distincte et indépendante exerçant des activités identiques ou analogues dans des conditions identiques ou analogues, en particulier les opérations internes à la société, en prenant en compte les fonctions exercées, les actifs utilisés et les risques assumés par cet ES.

Pour réaliser cette analyse fonctionnelle, l’approche autorisée de l’OCDE reste le principe mais les activités réalisées via une interface numérique en relation avec des données et des utilisateurs devraient être considérées comme des fonctions importantes particulièrement pertinentes pour l’attribution à l’ES numérique de la propriété économique des actifs et des risques.

Doivent être prises en compte les « activités économiquement significatives » réalisées par l’intermédiaire d’une interface numérique en relation avec des données ou des utilisateurs qui sont pertinentes pour le développement, l’amélioration, la maintenance, la protection, et l’exploitation des actifs incorporels. Cette notion comprendrait notamment :

  • la collecte, le stockage, le traitement, l’analyse, le déploiement et la vente de données au niveau de l’utilisateur
  • la collecte, le stockage, le traitement et l’affichage du contenu généré par l’utilisateur
  • la vente d’espaces publicitaires en ligne
  • la mise à disposition de contenu créé par des tiers sur un marché numérique

Ces bénéfices seraient répartis au moyen de la méthode déjà établie en matière de prix de transfert du profit split (à l’exception des hypothèses dans lesquelles le contribuable serait en mesure de prouver qu’une autre méthode d’attribution des profits est plus pertinente).

La Commission précise néanmoins qu’il ne s’agit là que de principes généraux d’affectation des bénéfices, puisque des orientations plus spécifiques pourraient être élaborées au niveau de l’OCDE ou de l’UE.

Pour l’heure, la Commission annonce une transposition au plus tard le 31 décembre 2019, pour une application au 1er janvier 2020.

Caractérisation d’un ES numérique dans le cadre de l’ACCIS (procédure de consultation du Parlement européen)

Parallèlement, le Parlement européen vient quant à lui d’arrêter sa position dans un avis, juridiquement non contraignant, sur le projet d’assiette commune consolidée pour l’IS (ACCIS) (option à long terme).

Dans le cadre de la proposition sur l’ACIS (la directive ACCIS ayant été dédoublée), il propose d’inclure des règles permettant la caractérisation d’un établissement numérique taxable dans le cas où un contribuable résidant dans un Etat membre fournirait dans un autre Etat membre l’accès à une plateforme numérique (application, base de données, site de marché en ligne ou espace de stockage électronique), ou proposerait une telle plateforme, ou encore un moteur de recherche ou des services de publicité sur un site internet ou via une application électronique.

Une entreprise serait ainsi réputée disposer d’un ES numérique taxable dans un Etat membre autre que celui de sa résidence fiscale :

  • lorsque le total de ses revenus tirés d’opérations à distance effectuées dans le cadre de cette plateforme numérique serait supérieur, dans cet autre Etat membre, à 5 M€ par an
  • et si l’une des conditions suivantes était également remplie :
  1. le nombre mensuel d’utilisateurs individuels enregistrés qui sont domiciliés dans un autre Etat membre que la juridiction dont il est résident fiscal et qui se sont connectés à la plateforme numérique du contribuable ou l’ont consultée est supérieur ou égal à 1000 (contre 100 000 utilisateurs par an pour la proposition de directive sur la présence numérique taxable)
  2. le nombre, par exercice fiscal, de contrats numériques conclus avec des clients ou des utilisateurs dont le lieu de résidence diffère de sa résidence fiscale est supérieur ou égal à 1000 (contre 3000 contrats par an dans la proposition de directive sur la présence numérique taxable)
  3. le volume, par exercice fiscal, de contenu numérique collecté par le contribuable, dépasse 10 % du contenu numérique total stocké par le groupe

Les critères retenus pour la caractérisation d’un ES numérique par le Parlement et par la Commission présentent ainsi des différences notables. Néanmoins, la Commission européenne serait prête à travailler avec le Parlement afin de trouver un terrain d’entente s’agissant des critères permettant l’identification d’un ES numérique.