Cumul des sanctions pénales et fiscales : Renvoi préjudiciel à la CJUE

La chambre criminelle de la Cour de cassation renvoie deux questions préjudicielles à la CJUE portant sur le régime du cumul des sanctions pénales et fiscales.

La transmission automatique des dossiers « les plus graves » au Parquet, validée par le Conseil constitutionnel, conduit le juge pénal à se prononcer davantage sur la matière fiscale (décision n°2019-804 QPC du 27 septembre 2019). Or, l’articulation entre les deux procédures indépendantes, fiscales et pénales, pose encore certaines questions.

Tout d’abord, rappelons que, saisi de plusieurs questions prioritaires remettant en cause la constitutionnalité du système français de cumul pénal et fiscal, le Conseil constitutionnel a jugé conformes aux principes constitutionnels de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines, des dispositions pénales sanctionnant les dissimulations et omissions déclaratives volontaires de sommes sujettes à l’impôt, sous les trois réserves d’interprétation suivantes :

  1. prohibition de condamnation pénale en cas de décharge définitive de l’impôt par le juge fiscal pour un motif de fond
  2. limitation de l’application de la loi pénale aux cas les plus graves ; et
  3. proportionnalité du cumul des sanctions, i.e. l’obligation de plafonner le montant global des sanctions pénales et fiscales au montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (voir Cons. const. 24 juin 2016 n°2016-545 QPC et n°2016-546 QPC ; Cons. const. 22 juillet 2016 n°2016-556 QPC ; Cons. const. 23 novembre 2018 n°2018-745 QPC).

Cinq arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 11 septembre 2019, éclairés par une note explicative, ont apporté des précisions majeures sur ces réserves d’interprétation (Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1174, 18-81.980, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1175, 18-81.067, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1176, 18-82.430, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1177, 18-81.040, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1178, 18 83.484, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1179, 18-84.144). Il n’en demeure pas moins que de nombreuses interrogations demeurent.

Dans ce contexte, la chambre criminelle est venue, elle-même, poser deux nouvelles questions préjudicielles à la CJUE.

L’histoire

Le requérant, expert-comptable et entrepreneur individuel, était assujetti à :

  • la TVA, de plein droit, au titre du régime normal d’imposition (avec dépôt de déclaration mensuelle) et
  • l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des BNC (dépôt annuel d’une déclaration de BNC et d’une déclaration d’ensemble de ses revenus personnels).

Il fait l’objet d’une vérification de comptabilité au titre des années 2009, 2010 et 2011.

En mars 2014, l’administration fiscale a déposé plainte, après avoir recueilli l’avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF), auprès du procureur de la République (selon le dispositif applicable avant l’entrée en vigueur de la loi dite « fraude », laquelle a instauré des hypothèses dans lesquelles l’administration fiscale a l’obligation d’informer le procureur de la République de faits de fraude fiscale), lui reprochant :

  • d’avoir présenté une comptabilité jugée irrégulière
  • d’avoir souscrit des déclarations de TVA minorées, en dissimulant la majeure partie des recettes encaissées (pour un montant de TVA éludée de 83k euros)
  • d’avoir souscrit des déclarations de BNC minorées
  • d’avoir souscrit des déclarations d’ensemble des revenus minorées faisant état d’un BNC inférieur à celui effectivement réalisé (pour un montant d’impôt sur le revenu éludé de 109k euros).

Convoqué devant le tribunal correctionnel pour y être jugé des chefs de deux délits, fraude fiscale par dissimulation de sommes sujettes à l’impôt (1) et omission d’écritures dans un document comptable (2), le prévenu reconnaît l’ensemble des faits reprochés.

Par la suite, il est déclaré coupable et condamné à 12 mois d’emprisonnement ainsi qu’à la publication de la décision à ses frais. Dès lors, le prévenu, le procureur de la République et l’administration fiscale ont relevé appel de cette décision.

Devant la Cour d’appel, le prévenu soutient avoir déjà fait l’objet, à titre personnel, pour les mêmes faits, d’une procédure de rectification ayant donné lieu à l’application de pénalités fiscales définitives de 40 % des droits éludés (le tribunal administratif de Grenoble a rejeté la requête dirigée contre ces impositions, et l’intéressé n’a pas interjeté appel). Il sollicite alors sa relaxe, au motif que sa condamnation se heurte au principe ne bis in idem garanti par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, selon lequel un seul et même contribuable ne peut être sanctionné deux fois pour le même manquement.

La Cour d’appel de Chambéry écarte néanmoins l’application de la règle ne bis in idem et confirme le dispositif du jugement relatif à la culpabilité. Le requérant forme alors un pourvoi contre cette décision.

L’arrêt

Dans un premier temps, la chambre criminelle procède à un véritable tour d’horizon de sa jurisprudence en la matière, et notamment de ses décisions relatives :

(i) aux modalités d’application de la deuxième réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel relative à la gravité des faits (Cass. Crim., 11 septembre 2019, pourvois n°18-81.067, n°18-81.040 et n°18-84.144)

(ii) aux modalités d’application de la troisième réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel relative à la proportionnalité du cumul des sanctions pénales (article 1741 du CGI) et fiscales (articles 1728, 1-a et 1-b ou 1729 du CGI) (Cass. Crim., 11 septembre 2019, pourvois n°18-81.067 et n°18-82.430) ; et

(iii) à la non-application du principe de proportionnalité à l’amende pénale infligée au dirigeant en raison des pénalités fiscales appliquées à la société (Cass. Crim., 23 octobre 2019, pourvoi n°18-85.088).

Puis, après avoir passé en revue les règles du droit de l’UE applicables, la Cour de cassation relève qu’en l’espèce, le demandeur, qui a fait l’objet de pénalités fiscales définitives de nature pénale, a été poursuivi et condamné pénalement pour une fraude aux impôts directs mais qu’il l’a également été pour une fraude à la TVA.

Or, comme elle le souligne dans sa décision, selon la jurisprudence de la CJUE, les droits fondamentaux UE ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union (voir notamment CJUE 26 février 2013, aff. C-617/10, Åkerberg Fransson).

Elle en déduit qu’il convient de confronter la réglementation nationale, telle qu’interprétée par sa jurisprudence précitée, aux exigences du droit de l’Union européenne.

Et notamment, au regard des principes suivants :

  • une limitation ne peut être apportée au principe ne bis in idem que si elle est nécessaire et doit, à cette fin, prévoir des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul de poursuites et de sanctions (CJUE 20 mars 2018, aff. C-524/15, Menci, point 49).
  • une limitation ne peut être apportée au principe ne bis in idem que si, en outre, des règles permettent d’assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées soit limitée à ce qui est strictement nécessaire par rapport à la gravité de l’infraction concernée (même arrêt, point 55).

Dans ce contexte, la chambre criminelle sursoit à statuer et saisit la CJUE de deux questions préjudicielles relatives au dispositif français de répression de la fraude fiscale, permettant le cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale par l’application combinée des articles 1729 et 1741 du CGI.

Plus précisément, elle interroge la CJUE afin de savoir si la réglementation française telle qu’interprétée par la Cour de cassation :

  1. remplit l’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA due peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale
  2.  remplit l’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions.

Nous attendrons la réponse qu’apportera la CJUE à cette question avec le plus grand intérêt…

Avis du praticien : Sandrine Rudeaux

L’arrêt de la Cour de cassation, publié, est remarquable à bien des égards.

En premier lieu, il est particulièrement pédagogique, et opère une synthèse très complète de l’état du droit relatif à la question ne bis idem en droit pénal fiscal, au plan national et européen.

En second lieu, il contribue à renforcer le dialogue des juges et consacre s’il en était besoin le caractère très délicat de cette problématique.

La chambre criminelle a rappelé, outre la jurisprudence nationale, que conformément à la clause d’homogénéité figurant à l’article 52, § 3, de la Charte, le sens et la portée des droits consacrés par celle-ci correspondant aux droits garantis par la CEDH doivent être « les mêmes que ceux que leur confère » l’article corrélatif de la CEDH.

L’article 4 du Protocole n°7 additionnel à la CEDH interdit les doubles condamnations à raison des mêmes faits. Toutefois, la France a émis une réserve selon laquelle il ne trouve à s’appliquer que pour les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux français statuant en matière pénale et n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales, parallèlement aux peines infligées par le juge répressif (Cass. crim., 22 févr. 2017, n°14-82.526 ; Cons. const., 23 nov. 2018, n°2018-745 QPC, Thomas T). Si la décision du Conseil constitutionnel était assortie de trois réserves d’interprétation, la Cour de cassation a estimé dans son arrêt opérant un renvoi à titre préjudiciel à la CJUE qu’au moins deux d’entre elles laissaient persister des doutes, à la fois sur le terrain de la clarté et de la prévisibilité, mais aussi de la proportionnalité.

On rappellera par ailleurs que, dans les arrêts du 11 septembre 2019 (Cass. Crim., 11 septembre 2019, n°1174, 18-81.980, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1175, 18-81.067, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1176, 18-82.430, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1177, 18-81.040, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1178, 18-83.484, Cass. Crim. 11 septembre 2019, n°1179, 18 84.144), la chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé d’imposer au juge pénal de surseoir à statuer dans l’attente d’une décision du juge fiscal devenue définitive. Si un tel sursis nous paraît plus que souhaitable, il n’est pas exclu que le juge de l’impôt (juge judiciaire ou administratif selon l’impôt contesté) se trouve dans une situation où il devra trancher un litige alors que le contribuable aura déjà été condamné à acquitter une sanction à caractère pécuniaire en matière pénale.

En pareil cas, il serait alors contraint de n’appliquer une sanction fiscale que si le cumul de ces sanctions (fiscales + pénales) ne dépasse pas le maximum encouru par la plus élevée d’entre elles. Ainsi, le quantum d’une pénalité pour manœuvres frauduleuses égale à 80 % des droits éludés pourrait se trouver limité à 20 % ou 30 % de ce montant. Une telle hypothèse ne poserait sans doute aucune difficulté au juge judicaire, qui accepte de longue date de moduler le taux de pénalités. En revanche, le juge administratif s’y est toujours refusé, estimant que le législateur a déjà prévu une gradation des sanctions fiscales. Le juge administratif accepterait-il, dans un tel contexte, de moduler les pénalités ?

Selon la réponse apportée par la CJUE, ces questions pourraient se présenter selon des modalités totalement renouvelées.

A cet égard, si la CJUE est interrogée pour un litige relatif aux années 2009, 2010 et 2011, la portée de son arrêt concernera également les dispositions actuellement applicables. En effet, si les modalités de transmission des dossiers ont évolué (passage d’une procédure obligatoire d’avis conforme de la commission des infractions fiscales à une transmission automatique pour les infractions les plus importantes ), et les sanctions fiscales pénales ont été durcies, la définition du délit de fraude fiscale, prévue à l’article 1741 du CGI, est toutefois demeurée inchangée.

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Sandrine Rudeaux

Sandrine offre à ses clients une expertise incontournable en matière de contentieux fiscal dans un environnement fiscal national et international en profonde mutation. Ancienne magistrate à la Cour administrative d’appel […]

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]