Apport-cession et abus de droit : Rejet du critère tenant au réinvestissement économique (deux affaires liées)

Ces deux décisions liées, rendues sous l’empire de la législation ancienne (avant 2012), rejettent, sous couvert de l’abus de droit, le bénéfice du sursis d’imposition au profit d’un frère et d’une sœur ayant réalisé simultanément des opérations d’apport-cession : pour lui, en l’absence de preuve d’un réinvestissement du produit de la cession dans une activité économique et, pour elle, en cas de réinvestissement dans une activité considérée comme patrimoniale par nature – i.e. l’acquisition de chambres destinées à la location meublée.

Pour mémoire, si le législateur a entendu expressément encadrer les opérations d’apport-cession de titres réalisées à compter du 14 novembre 2012 (CGI, 150 0 B ter), la jurisprudence relative à l’abus de droit reste applicable s’agissant des apports antérieurs à cette date.

À cet égard, on sait que le Conseil d’État considère une opération comme constitutive d’un abus de droit lorsque l’apporteur contrôlait la société bénéficiaire de l’apport et que cette dernière n’avait pas réinvesti dans un délai raisonnable une part substantielle du produit de la cession dans une activité économique (voir notamment CE 3 février 2011, n°329839,  24 août 2011, n°314579 et 27 juillet 2012, n°327295, Berjot).

La CAA de Marseille a eu l’occasion d’analyser le même jour deux affaires proches, qui concernent un frère et une sœur actionnaires d’une même société, ayant pour activité l’exploitation d’une maison de retraite (pour le frère CAA, Marseille, 19 déc. 2019, n°18MA00235 ; pour la sœur, CAA Marseille, 19 déc. 2019, n°18MA00373).

L’histoire

Un frère et une sœur avaient signé en avril 2008 un protocole de cession des titres qu’ils détenaient dans une société exploitant une maison de retraite, sous conditions suspensives.

En décembre 2008, soit quelques jours avant la réalisation définitive de la vente, chacun de ces deux actionnaires a apporté les actions qu’il détenait à une société holding nouvellement créée dont il/elle était l’unique associé(e). Ces apports ont été réalisés sur la base du prix de vente prévu au protocole de 2008.

En janvier 2009, les deux sociétés holding nouvellement créées, s’étant substituées aux deux apporteurs dans le cadre du protocole de vente, ont réalisé la vente des titres et encaissé le prix de vente correspondant.

La plus-value réalisée par chacun des intéressés à l’occasion de cette double opération d’apport de titres suivie de leur cession a bénéficié du régime du sursis d’imposition prévu par les dispositions de l’article 150-0 B du CGI, dans sa version applicable à l’époque des faits. Un sursis d’imposition que l’administration fiscale a ensuite remis en cause en suivant la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du LPF.

Les décisions

Devant la Cour, le principal argument en défense, du frère comme de la sœur, était de soutenir que les apports litigieux étaient motivés par leur intention respective de réinvestissement d’une fraction significative du prix de vente des titres dans une activité économique.

Dans la 1re affaire (avis défavorable du comité de l’abus de droit fiscal) : Le frère avançait un projet de création d’une maison de retraite en Espagne. La Cour retient néanmoins qu’il ressort des éléments de faits – détaillés dans la décision – que ce projet était toujours resté très hypothétique et qu’en dépit des risques importants de non-réalisation dont elle a rapidement été informée, la société holding n’a entamé aucune démarche active de prospection en vue d’investir dans un autre projet alors même que le frère est un professionnel du secteur des EHPAD.

Dans ces conditions, la Cour relève en outre :

  • qu’il n’est pas démontré que l’absence de réinvestissement de tout ou partie du produit de la cession dans une activité économique, tant à la date du contrôle qu’au cours des années qui ont suivi, résulterait de circonstances indépendantes de la volonté de ce dernier
  • que le produit de cette cession ait finalement été utilisé par la société holding pour acquérir des valeurs mobilières, ce qui constitue un investissement de nature patrimoniale et a été également, en partie, utilisé pour verser à l’intéressé (le frère) des rémunérations et prendre en charge des frais de voyages et de déplacements.

Par suite, elle conclut que c’est à bon droit que l’administration fiscale a remis en cause le régime du sursis d’imposition dont ils ont bénéficié au titre de la plus-value réalisée à l’occasion de cette opération.

Dans la 2e affaire (avis défavorable du comité de l’abus de droit fiscal) : la sœur mettait en avant, quant à elle, l’idée que les investissements immobiliers réalisés par sa société holding étaient professionnels.

Au regard des éléments de faits, la condition de réinvestissement n’était donc pas remise en cause. En revanche, ici c’est la nature de l’activité qui est discutée : l’Administration l’estimait patrimoniale, quand l’intéressée la considérait comme commerciale – notamment par référence aux commentaires administratifs relatifs à l’impôt sur les revenu et l’impôt sur la fortune.

De son côté, la Cour constate tout d’abord que l’activité de location meublée consistait en une simple mise à disposition de locaux au profit de la société d’exploitation qui les donnait en sous-location aux résidents et effectuait tous les actes de gestion nécessaires. Elle considère dès lors, tout comme l’administration fiscale, que la société holding ne pouvait être regardée comme ayant procédé à un investissement dans une activité économique.

Notons à cet égard, que la Cour ne retient pas la référence aux positions prises par l’Administration pour les locations consenties en meublé (i) en matière d’ISF (BOI-PAT-ISF-30-30-10-10) et (ii) de droits de mutation (BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10) – qui ne concerneraient pas les dispositions de l’article 150-0 B du CGI.

Enfin relevons que la Cour retient, aux fins d’imposition, l’année au titre de laquelle les titres sont sortis du patrimoine des contribuables, c’est-à-dire celle de l’apport et non celle de la cession.

  • CAA Marseille, 19 déc. 2019, n°18MA00235
  • CAA Marseille, 19 déc. 2019, n°18MA00373
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Alice de Massiac

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Myriam Mouloudj

Myriam, Avocate, possède une expérience de près de 15 ans en fiscalité. Arrivée chez Deloitte Société d’Avocats en 2006, elle réintègre le cabinet en 2019 pour rejoindre le Comité Scientifique […]