Déduction d’une moins-value sur titres émis à la suite de la recapitalisation d’une filiale en difficulté : le Conseil d’État se livre-t-il à un jeu d’équilibriste ?

L’avis du praticien – François Pierson

Le régime des plus et moins-values à long terme sur titres de participation est l’objet d’une actualité nourrie depuis l’actualisation du BOFiP en avril dernier jusqu’à cet arrêt Agapes du Conseil d’État (Conseil d’État, 11 juin 2024, n° 470721), très attendu mais quelque peu décevant, du moins en apparence.

L’arrêt était très attendu car il devait permettre de trancher l’épineuse question de la déductibilité par une société d’une moins-value en cas de recapitalisation de sa filiale en difficulté préalablement à sa cession. Pour rappel, la loi de finances rectificative pour 2012 a introduit une interdiction de déduire la moins-value de cession de titres de participation à hauteur de la différence entre la valeur d’inscription en comptabilité desdits titres (souvent leur valeur nominale) et leur valeur réelle à la date de leur émission (souvent proche de 0). L’application concrète de cette interdiction a toutefois été ébranlée en 2019 par le Conseil d’Etat qui a considéré que les titres émis par Emporiki au profit de sa mère (le Crédit Agricole) pouvaient échapper à la qualification de titres de participation si bien que la déduction de la moins-value réalisée lors de leur cession n’était pas entravée par la nouvelle interdiction. Pour parvenir à cette solution, le Conseil d’État, prenant appui sur une position émise par l’ANC, a considéré que les titres reçus lors de la recapitalisation d’une filiale peuvent échapper à la qualification de titres de participation soumis à l’interdiction si, à la date de leur souscription, la société qui les souscrit n’a pas l’intention de les conserver, quand bien même les anciens titres seraient, eux, inscrits en titres de participation.

La portée de l’arrêt Crédit Agricole est toutefois incertaine car le Conseil d’État a bien pris soin de limiter son considérant de principe aux « établissements de crédits » soumis « à la réglementation comptable applicable aux entreprises du secteur bancaire » qui prévoit expressément que les titres d’une même société peuvent être inscrits sous des catégories différentes. Que faut-il en déduire ? A la différence d’une doctrine autorisée, on comprendrait mal comment du silence de la réglementation comptable générale devrait naître une solution opposée à celle née d’une disposition expresse de la réglementation comptable bancaire. En d’autres termes, il serait étonnant, voire choquant, qu’une situation identique aboutisse à deux solutions en sens contraires : la déduction par une société du secteur bancaire et la non-déduction par une société soumise au PCG. Une telle solution serait d’autant plus choquante que la réglementation comptable bancaire utilisée par le Conseil d’État dans son arrêt Crédit Agricole ne vise pas en réalité le cas de figure de la recapitalisation d’une filiale en difficulté qui lui était soumis mais simplement la possibilité pour un établissement bancaire de détenir des titres dans une même société avec des stratégies d’investissement différentes.

L’arrêt Agapes ne permet malheureusement pas de trancher la question, du moins fermement. Les faits soumis au Conseil d’État concernaient des moins-values d’annulation de titres constatées lors de dissolutions et non lors de cessions comme dans le cas du Crédit Agricole. C’est dans ce contexte particulier que le Conseil d’État, s’appuyant sur un nouvel avis de l’ANC, considère que les juges du fond ont pu valablement relever que la société entendait conserver le contrôle des sociétés dissoutes en exerçant un contrôle direct sur les actifs et passifs reçus de ces sociétés à la suite de leur dissolution, si bien que les titres émis par ces sociétés avant leur dissolution avaient le caractère de titres de participation soumis à l’interdiction.

Notons d’abord que la position du Conseil d’État, qui suit semble-t-il la position exprimée par l’ANC, nous interpelle tant elle semble tordre la réalité juridique en faisant abstraction de la disparition des titres et même, en faisant abstraction de la disparition de l’activité des sociétés dissoutes : en quoi la société Agapes a-t-elle entendu poursuivre l’activité de ses filiales polonaises dissoutes ? Notons ensuite et toutefois que, si la position du Conseil d’État ne permet pas de trancher notre question, elle ne nous semble pas contredire la position que nous défendons ici d’extension à toutes les sociétés de la solution issue de l’arrêt Crédit Agricole. L’arrêt Agapes irait même dans notre sens puisque le Conseil d’État admet qu’une analyse de qualification des titres puisse être faite après chaque recapitalisation alors même que les titres initiaux seraient des titres de participation. Dit autrement, la qualification initiale de titres de participation ne contraindrait pas l’actionnaire à qualifier de titres de participation les titres qui seraient émis par la suite si bien qu’une moins-value qui serait subie sur ces derniers ne serait pas soumise à l’interdiction de déduction.

Pour tempérer nos espoirs, notons les réserves émises par la Rapporteure publique Céline Guibé qui, profitant du litige qui lui était soumis, considère dans ses conclusions que les titres émis lors de la recapitalisation d’une filiale préalablement à sa cession devraient recevoir la qualification de titres de participation en l’absence de perspective de gain. Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque la recapitalisation aurait pour objectif d’obtenir un meilleur prix lors de la cession de la filiale, la Rapporteure publique ne ferme pas la porte à une qualification en titres de placement qui sortiraient alors du champ de l’interdiction. Cette grille d’analyse, fondée a priori sur l’avis de l’ANC (non publié), nous interroge encore car, pour qualifier les titres nouveaux en titres de participation, il nous semble difficile d’utiliser un critère d’espérance de gain par les sociétés soumises au PCG alors que serait utilisé le critère d’intention de détention durable pour les sociétés soumises au plan comptable des entreprises du secteur bancaire.

On suivra donc avec une grande attention les décisions à venir.

Analyse de la décision

Rappel

Constituent des titres de participation certains titres expressément visés par la loi fiscale, ainsi que les parts ou actions de sociétés revêtant ce caractère sur le plan comptable, c’est-à-dire ceux dont la possession durable est estimée utile à l’activité de l’entreprise notamment parce qu’elle permet d’exercer une influence sur la société émettrice des titres ou d’en assurer le contrôle.

Cette définition, initialement retenue par le PCG de 1982, a été reprise et précisée par le juge de l’impôt (notamment Conseil d’État, 20 octobre 2010, n° 314247, S Alphaprim et n° 314248, S Hyper Primeurs, Conseil d’État, 20 mai 2016, n° 392527, Selarl L ou, plus récemment, Conseil d’État, 22 juillet 2022, n° 449444, Areva).

Dans ses commentaires au BOFiP, l’Administration indique, de longue date, que les critères caractérisant les titres de participation, qui reposent, pour une large part sur les objectifs poursuivis par l’actionnaire lors de son investissement, s’apprécient donc à la date d’acquisition initiale des titres.

Elle précise, à cet égard, que tout actif ayant vocation à être cédé à terme, un projet de cession d’une participation ne constitue pas, en soi, un événement susceptible de remettre en cause l’intention ayant présidé à l’acquisition initiale. Ainsi, l’Administration considère qu’en cas de recapitalisation d’une filiale avant sa cession à plus ou moins brève échéance, les titres nouvellement émis et acquis reçoivent la même nature de titres de participation que l’ensemble des titres déjà détenus au sein de la filiale (BOI-BIC-PVMV-30-10, 3 avril 2024, § 98).

Le Conseil d’État a toutefois retenu une approche différente, dans une décision SA Crédit Agricole très remarquée (Conseil d’État, 8 novembre 2019, n° 422377). Il y a ainsi jugé que la qualification comptable de titres de participation donnée aux titres d’une société détenus par un établissement de crédit ne faisait pas obstacle, par elle-même, à ce que les titres acquis postérieurement au sein de cette même société puissent recevoir une qualification comptable différente, en fonction de l’intention de l’acquéreur à la date de leur achat ou de leur souscription.

Pour autant, cette décision a été rendue dans un contexte d’application de la règlementation comptable propre aux établissements bancaires et dérogatoire au PCG, et après consultation de l’ANC.

La question de sa transposition aux entreprises industrielles et commerciales qui relèvent du PCG divise, à ce jour encore, auteurs et praticiens.

L’Administration a tardivement tiré les conséquences de cette décision, en amendant, à la marge, ses commentaires au BOFiP, lors d’une mise à jour datée du 3 avril 2024.

Elle a complété ses commentaires en indiquant que « la qualification comptable donnée aux titres nouvellement acquis n’est pas nécessairement conditionnée à celle attribuée lors d’une acquisition antérieure » (BOI-BIC-PVMV-30-10, 3 avril 2024, § 98), mais sans trancher de manière claire la question de l’extension du champ de la jurisprudence SA Crédit Agricole aux sociétés soumises au PCG.

Elle s’est ainsi bornée à reprendre in extenso le considérant de principe dégagé par le Conseil d’État dans sa décision SA Crédit Agricole, lequel avait expressément indiqué se prononcer « dans les limites autorisées par la réglementation comptable applicable aux entreprises du secteur bancaire ».

C’est dans ce contexte que s’inscrit la décision rendue par le Conseil d’État le 11 juin dernier.

L’histoire

À l’automne 2013, une société recapitalise deux de ses filiales, avant de liquider l’une et d’absorber l’autre, moins de 2 ans après les opérations de recapitalisation. Elle déduit les moins-values à court terme subies à cette occasion de son résultat imposable 2015.

L’Administration a toutefois remis en cause cette déduction sur le terrain des dispositions de l’article 39 quaterdecies, 2 bis du CGI. Pour mémoire, ce dispositif limite la déduction des moins-values résultant de la cession, moins de 2 ans après leur émission, de titres de participation reçus en contrepartie d’un apport, lorsqu’à la date de leur émission, les titres reçus avaient une valeur réelle inférieure à la valeur d’inscription en comptabilité.

La société a contesté le redressement sur deux fondements différents.

Premièrement, elle arguait que les dispositions de l’article 39 quaterdecies, 2 bis s’appliquaient uniquement aux moins-values subies à l’occasion d’une « cession » stricto sensu, et non en cas de fusion ou de liquidation.

Deuxièmement, la société contestait l’application du dispositif – lequel vise, on le rappelle les seuls titres de participation – au motif que les titres émis en contrepartie de l’augmentation de capital de ses deux filiales correspondaient, non pas à des titres de participation, mais à des titres de placement (alors même que les titres émis préalablement à ces augmentations de capital avaient été comptabilisés en tant que titres de participation). Autrement dit, elle demandait, implicitement, la transposition de la décision SA Crédit Agricole à son cas.

La CAA de Paris, devant laquelle le litige avait été porté, a accueilli défavorablement ces deux arguments, mais sans écarter de manière nette, au plan des principes, l’extension de la jurisprudence SA Crédit Agricole aux sociétés ne relevant pas du secteur bancaire (CAA Paris, 23 novembre 2022, n° 21PA05210, S Agapes).

La décision du Conseil d’État

Sur la notion de cession pour l’application du dispositif de l’article 39 quaterdecies, 2 bis du CGI

Les juges d’appel avaient retenu une appréhension large de la notion de « cession », en jugeant que pour l’application du dispositif de l’article 39 quaterdecies, 2 bis du CGI, « les opérations de fusion ou de liquidation de sociétés sont assimilables à une cession, dès lors qu’elles se traduisent par un transfert de l’actif social de la société absorbée ou liquidée » (en ligne avec les commentaires administratifs, voir BOI-BIC-PVMV-30-30-120, 3 mai 2017, § 60).

La rédaction retenue par le Conseil d’État est plus nuancée puisqu’il ne vise que « l’annulation de titres détenus par une société à la suite d’une opération de restructuration entraînant la transmission universelle à son profit du patrimoine de la société dont les titres sont annulés ».

Dans ses conclusions très éclairantes, la rapporteure publique, Céline Guibé, l’invitait à retenir une appréhension large de la notion de « cession », au regard de la finalité des dispositions de l’article 39 quaterdecies, 2 bis du CGI, tout en réservant l’hypothèse « sans doute peu fréquente » de « la liquidation d’une filiale dont le contribuable ne serait pas l’actionnaire unique ».

Sur la qualification des titres litigieux

Le Conseil d’État rappelle qu’au plan comptable, les titres de participation sont ceux dont la possession durable est estimée utile à l’activité de l’entreprise, notamment parce qu’elle permet d’exercer une influence sur la société émettrice des titres ou d’en assurer le contrôle.

Il juge ensuite que revêtent ce caractère les titres qu’une société mère souscrit dans le cadre de la recapitalisation de sa filiale, suivie, à court terme, de la dissolution de celle-ci avec transmission universelle de son patrimoine à sa mère, dès lors que cette opération conduit la société détentrice des titres à exercer un contrôle direct des actifs et des passifs de la société dont les titres ont été annulés.

Aussi confirme-t-il la solution retenue par les juges d’appel, qui avaient considéré qu’à la date d’émission des nouveaux titres, la société mère entendait conserver le contrôle de ses deux filiales, « fût-ce au travers de leur dissolution avec transmission de leur patrimoine à son profit ».

Précision d’importance, le Conseil d’État, pour se prononcer, a sollicité l’ANC.

Là encore, les conclusions de la rapporteure publique apportent des informations extrêmement précieuses.

L’on y apprend que l’ANC a rendu un avis « ajusté à la configuration du litige, qui est celle de la recapitalisation d’une filiale, non pas en vue de la céder à un tiers » (contrairement à l’affaire ayant donné lieu à la décision SA Crédit Agricole), mais « en vue de la transmission de son patrimoine à sa société mère et actionnaire unique, par voie de fusion ou de dissolution ».

La rapporteure publique invitait, à cet égard, le Conseil d’État à ne pas étendre la portée de cet avis à « l’ensemble des cas de recapitalisation d’une filiale en difficulté en vue de sa cession à un tiers », avant de préciser que l’ANC avait inscrit le sujet à son programme de travail, de sorte qu’il devrait être amené à prendre position sur le point de savoir si un traitement comptable différent, pour des titres d’une même société, acquis à des dates différentes, pourrait être permis.

Les débats ne sont donc pas (encore) clos.

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Alice de Massiac

Alice a développé depuis plus de 20 ans une large expertise en accompagnant de grands groupes en France et à l’international, tant en conseil qu’en contentieux, anticipant les impacts dans […]

François Pierson

François est avocat associé depuis 2016 et possède une expérience de près de 20 ans en fiscalité des entreprises. Il conseille les entreprises (ETI et grands groupes) dans la gestion […]

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Clara Maignan

Clara Maignan, avocat, a rejoint les équipes de Deloitte Société d’Avocats en 2011. Elle exerce au sein du Comité Scientifique Fiscal.